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Frank Secka et Philippe Huger: Sade version 3D

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Propos recueillis par  Maïa Brami – bscnews.fr/ Quand une éditrice et son auteur se retrouvent au Harry’s bar pour parler boulot, ça donne 3 ans plus tard Sade up (éd. du Rouergue), livre animé érotique, qui invite à pénétrer l’univers du divin marquis.

propos recueillis par

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Lever du rideau avec Frank Secka et Philippe Huger sur les coulisses d’un petit bijou de théâtre en papier à la machinerie bien huilée, qui incite le lecteur à utiliser ses doigts pour tirer lui-même les ficelles du jeu.

 

Frank Secka:

Quand votre éditrice vous a lancé sur une idée de pop up pour adultes, vous avez tout de suite pensé à Sade ?
Frank Secka : Nathalie Démoulin, éditrice au Rouergue, avait pensé au Kama sutra, mais on se serait orienté vers du pop up en volume, dans des positions où il n’y avait pas d’interaction possible. Or, j’avais le souvenir de livres que j’avais enfant, où ce qui me plaisait ce n’était pas tant de voir s’ouvrir des paysages de papier, mais de tirer des languettes, d’interagir avec l’image. J’ai tout de suite pensé à Sade.

Avec ce livre, vous aviez envie d’accès sur l’aspect ludique ou d’en offrir une lecture réflexive par le truchement de l’image ?
Il n’y a aucune volonté illustrative. Le projet s’est fait au débotté, autour d’un verre au Harry’s bar avec mon éditrice, je n’avais pas prévu de faire un pop up sur Sade, mais je connaissais son œuvre et le personnage à travers des biographies que j’avais lues. L’idée de s’attaquer à une icône culturelle française n’était toutefois pas évidente. J’ai eu envie de partir de documents qui restent assez proche de l’esthétique de l’époque. L’entreprise est assez folle : chaque image est un composite d’une centaine d’autres, qu’il a fallu homogénéiser, relier, déformer, recoloriser, ré-ombrer, pour arriver à des collages pensés pour fonctionner avec des mécanismes (tirettes, roues etc.). Le tout correspond à ce côté épique chez Sade, ses machines folles sans réelle dramaturgie, son souci maniaque du détail, de la notation. Sade avait l’art de la mise en scène, c’est le spectateur qui actionne les manettes de ses théâtres de chair, qui organise le tableau vivant.

Vous qui évoluez depuis longtemps dans l’image et qui écrivez aussi, comment expliquez-vous que ce soit votre premier livre d’images ?
J’aime bien que vous me posiez cette question. En fait, j’étais un élève brillant, j’ai eu mon Bac C à 16 ans avec les Félicitations, je suis allé en classes préparatoires à Louis le Grand, j’étais promis aux Grandes Ecoles et puis, je me suis aperçu que je n’étais pas raccord avec les autres élèves. Je suis allé à Penninghen, car depuis tout petit je fabriquais des images. C’est mon 19 en dessin au Bac qui m’a fait le plus plaisir. Je n’avais pas fini mon dessin à temps et les professeurs surveillants m’ont laissé une demi-heure de plus ! Ensuite, je suis entré dans la pub, dans une agence de Com’ et ça s’est soldé par une dépression nerveuse. J’ai aimé travailler pour Paloma Picasso, Thierry Mugler, mais il y avait ce formatage de la communication, déprimant au bout du compte  ! Alors j’ai décidé de me mettre au vert pendant un an et en rentrant à Paris, je me suis mis à écrire. J’ai publié une dizaine de textes, surtout pour la jeunesse. Puis, j’ai recommencé à faire des images par le biais de l’édition, notamment pour la collection « la Brune » au Rouergue. J’ai fait aussi des illustrations de textes jeunesses, mais c’était des commandes. J’ai également un travail plastique que je n’ai jamais montré, je suis en train de le ressortir à l’occasion d’une résidence d’artiste. Avec Sade up, Nathalie Démoulin m’a enfin laissé le champ libre. Au début, je n’avais aucune idée du type d’image que j’allais faire, même si j’avais jeté des jalons. Si je n’ai jamais fait de livre d’images avant, c’est aussi que cela demande du temps et la confiance d’un éditeur. J’ai passé 3 ans sur ce livre et les passer sans contrat, cela aurait été risqué.

Où avez-vous glané vos images pour composer vos collages ?
Beaucoup d’images utilisées sont personnelles — des paysages, des décors, des immeubles. J’ai beaucoup de Beaux Livres sur la Renaissance et l’époque de la Révolution. J’ai notamment acheté des photographies érotiques du 19e. Les pages de Tarot, de sodomies alternatives, ont été difficiles à trouver. Et puis, je suis tombé sur un bouquin formidable, une série de gravures du 18e de costumes pour lesquelles j’ai du beaucoup couper, taillader, re-fabriquer ce qui manquait. Certains jours se passaient uniquement en librairie en quête de la perle rare !

Comment avez-vous travaillé avec Philippe Huger, l’ingénieur papier ?
Cela a été compliqué. Le Rouergue m’avait recommandé une jeune femme très talentueuse, mais avec qui j’ai eu du mal à communiquer. En fait, il y avait un problème dès le départ, car normalement, pour un pop up, l’ingénieur fabrique des formes et on choisit ensuite un illustrateur pour les remplir. Or, j’ai d’abord conçu les images et les mécanismes. Philippe Huger a été le troisième ingénieur sollicité. On ne se connaissait pas, alors qu’il travaille dans la même école que moi. C’est un type adorable, qui a accepté de relever le défi. Il a eu la gentillesse de s’adapter au projet en cours.

Le livre se présente en 10 tableaux. Pourquoi faire intervenir notre monde contemporain dans la dernière planche ?
Il y a des passages obligés chez Sade : l’orgie, les déshabillages — c’était un fanatique des mensurations — le côté scatologique, le côté sale, le côté torture etc. Au départ, la dernière planche était une image où Sade était embastillé et où il y avait des exécutions. Sade était à la Bastille et il a failli être guillotiné. Il y était peu avant le 14 juillet, certains disent d’ailleurs qu’il l’a un peu fomenté en criant de sa cellule. Alors que je travaillais sur cette planche, je suis allé à l’exposition de Badinter à Orsay, et j’ai vu une guillotine. Du coup, je n’ai plus eu envie de faire une reconstitution historique, en montrant Sade de son vivant, j’ai décidé de faire une image plutôt symbolique de ce que représente Sade aujourd’hui. J’ai décidé de recréer l’intérieur d’un musée, inspiré par des photos qu’une amie m’avait envoyé de musées soviétiques à l’abandon, qui ressemblent, faute de moyen, à des hangars abandonnés avec des œuvres sublimes aux murs. À l’intérieur, j’ai fait évoluer des personnages photographiés au cours de mes voyages. Quant à Sade, je l’ai mis derrière des volets, puisqu’il est très présent dans le discours des intellectuels, il est mondialement connu, mais peu de gens le lisent encore. J’ai fabriqué un portrait inédit en couleur, je l’ai fait à partir de la seule gravure qu’on a de lui et d’un profil de la Renaissance, d’une femme qui lui ressemble étrangement. A côté, j’ai mis une guillotine. Sade détestait la peine de mort, c’était quelqu’un de très humain et très aimé de son vivant et pourtant il a écrit les choses les plus abominables jamais écrites. Je voulais mettre en avant ce paradoxe : d’un côté quelqu’un d’extrêmement polissé, responsable, de son image un peu fermée, un peu faussée à côté de la guillotine en action, entouré de cette population qui à son époque — et les siècles suivants aussi — détestait ses écrits mais se pressait pour voir les exécutions ! Sur la même page, en présence, la violence littéraire et la violence publique autorisée. Sans compter que Sade a failli être guillotiné. Il était sur la liste et au dernier moment, on ne l’a pas trouvé car il avait changé de prison et il y a ainsi échappé.

Si je comprends bien, Sade lui-même est un paradoxe en soi, écrivant des textes insoutenables tout en ayant un esprit ouvert, tolérant…
C’est quelqu’un qui a passé 27 ans de sa vie en prison et il a dépeint les tréfonds de la psyché humaine. Tout ce qu’il décrit existe. Quand j’étais enfant, j’avais été terrifié par un épisode de la BD Alix, où les habitants de Cartage assiégée avaient sacrifié leurs enfants en les jetant au feu. Néanmoins, je m’étais mis à sacrifier des soldats en plastique dans la cheminée de mes parents. Souvent quand on dit sadique, on pense pervers, malfaisant. Mais je n’étais pas un enfant sadique, je n’ai jamais torturé une mouche ! Par contre, j’étais peut-être un enfant un peu sadien. Cette violence abstraite, virtuelle, mise en scène est quelque chose à laquelle j’ai pu m’adonner. Pour mieux comprendre Sade, je conseille la lecture de la biographie de Raymond Jean chez Actes Sud, qui parle des femmes qui l’ont aimé, de l’amitié des directeurs de prisons à son égard etc. C’est un curieux destin, un aventurier, il s’est évadé plusieurs fois, des femmes se déguisaient en homme pour venir le visiter. Il a eu une vie passionnante, et apparaît contre toute attente comme un personnage plutôt sympathique. Il ne se faisait aucune illusion sur la nature humaine. Il était en porte-à-faux avec l’idéal de l’homme véhiculé par les Lumières et l’avenir lui a donné raison. D’ailleurs, beaucoup d’intellectuels ont déclaré que la Shoah s’était faite sous l’influence de Sade, parmi lesquels Simone de Beauvoir, Raymond Queneau qui ont étiqueté son œuvre indésirable, ce que montre très bien André Barthes. Dans La Philosophie dans le Boudoir, il y a aussi un côté anti-famille, anticlérical, anti-bons sentiments, finalement anti-politiquement correct. Sade est toujours du côté sombre, mais avec une sorte de morale paradoxale.

Qui vous a mis Sade pour la première fois entre les mains ?!
J’en avais lu des passages, adolescent. Après ma retraite au vert, j’ai connu une période de chômage, que j’ai consacrée à l’écriture. Ensuite, pendant 6 mois, je me suis enfermé, sans voir personne, je voulais juste lire. Je me suis établi un programme de lecture d’œuvres qui me semblaient indispensables, comme l’Ancien Testament, la Divine Comédie, Don Quichotte. Une plongée en lecture, du plus récent au plus ancien, en terminant par la relecture de L’Iliade et l’odyssée. C’est à cette époque que j’ai lu Les 120 journées de Sodome.

Puisque le numéro est consacré aux femmes, je me demandais si vous aviez eu des réactions de femmes, d’amies à votre livre, si elle diffère de celles des hommes…
Je n’ai pas eu de procès de leur part en tout cas ! Dans Sade, il y a de l’homosexualité, de l’hétérosexualité, de la femme dominatrice, tout ça est très mêlé. Certains ne connaissant pas son oeuvre, ont été choqués par mes images alors qu’en fait, je suis très en de ça de l’œuvre véritable ! Chez Sade, il n’y a pas de misogynie. Il avait aussi des tendances homosexuelles. Par contre, certains m’ont traité de cinglé d’avoir passé autant de temps pour composer mes images. Finalement, le plus sadien dans le livre, c’est peut-être ce que je me suis infligé comme travail !

Parlez-moi de la couverture : un gris pierre, où le nom de Sade découpé laisse apercevoir la page de garde…
C’est un enfermement avec une ouverture, en l’occurrence sur la chapelle Sixtine revue et corrigée version sadienne, peut-être parce que Sade était un anticlérical convaincu, c’est d’ailleurs pour ça qu’il a été enfermé — sodomie et blasphème. Il aimait détourner les objets du culte pour en faire des objets de jouissance. Beaucoup de gens ont pensé que derrière cet anticléricalisme effréné se cachait une certaine relation au sacré. Quand j’avais fait cette plongée en lecture, j’avais retenu dans L’Ancien testament ce moment où les hommes se mettent des cendres sur la tête et hurlent au seigneur, je trouve que ça correspond bien à Sade. C’est sans doute pour cela que j’ai bien aimé qu’il y ait la chapelle Sixtine détournée derrière cette porte de prison. Une transcendance paradoxale.

Philippe Huger:
D’où vient votre vocation ?
Cela fait 15 ans que je fais des livres animés. À l’époque, ça n’intéressait personne. J’ai commencé avec des livres animés pour des galeries, des collectionneurs. Depuis 20 ans, je fais des livres à la main, en sérigraphie et à force de relier, couper, plier des pages, je me suis retrouvé à faire la même chose avec des petits bouts de papier qui deviennent des volets ou des animations. J’ai donc appris tout seul. C’est venu aussi par mon travail d’éditeur, d’imprimeur et d’illustrateur. J’ai fait 200 livres en sérigraphies dans mon atelier. Et je suis notamment l’ingénieur papier des éditions Larousse.

Est-ce le genre de livres que vous aimiez petit ?
Pas du tout ! Par contre, mes enfants en ont eu et je trouvais que c’était de la confiture pour les cochons, complexes, décoratifs et qui finissaient détruits à force d’être manipulés !

Comment s’est déroulée votre collaboration avec Frank Secka ?
Frank et moi travaillons tous les deux à l’école d’art parisienne Maryse Eloy. Quand il m’a parlé de son projet entre deux portes, on ne se connaissait pas vraiment. De mon côté, depuis les années 2000, j’ai fait 3 pop up érotiques — XXX rated 1, 2 et 3 — pour collectionneurs.  La librairie Nicaise à Paris en a même fait une expo. J’ai donc tout de suite été intéressé par un pop up sur Sade. L’année dernière, j’ai aussi travaillé avec Tom de Pékin sur Gorgeous boy, un livre animé pour homosexuels.

Etes-vous un lecteur de Sade ?
Pas du tout. Ce qui m’intéressait surtout dans l’aventure Sade up, c’était de relever le défi de travailler à l’envers, à partir des dessins et des systèmes imaginés par Frank. D’autres ingénieurs avaient essayé avant moi. En fait, on a rencontré un double problème : réaliser les systèmes alors que les dessins étaient déjà faits et s’arranger pour que le tout soit peu coûteux, car pour des raisons de censure, la Chine a refusé de fabriquer le livre. Or, réaliser des systèmes peu coûteux, alors que toutes les pièces de papier sont cachées à l’intérieur du livre, c’était compliqué.

Combien de temps la conception du livre vous a-t-elle pris ?
Trois mois pleins, au moins. Frank avait une idée assez précise des systèmes qu’il voulait. Je suis surtout intervenu sur la première planche avec le gros pop up et celle des tortures, où rien n’avait été fait. Pour la dernière planche aussi, j’ai trouvé un système un peu narratif pour la guillotine, en deux temps, d’abord la guillotine coupe la tête, et ensuite, on voit  celle de Sade qui apparaît.

Vous m’avez dit avoir passé 20 ans pour apprendre ce métier…
Quand j’ai commencé, personne n’était intéressé par le livre animé. Les livres de technique n’existaient pas ou je n’y avais pas accès. Et quand j’ai su où m’en procurer, je n’en avais plus besoin. L’avantage quand on apprend seul, c’est qu’on développe une certaine ingéniosité, mais on perd aussi beaucoup de temps. Aucune formation n’existe et j’ai le projet d’en ouvrir une à l’école d’art où j’enseigne. De plus en plus d’auteurs sont intéressés par ce type de livres.
À l’heure où l’on craint que les livres ne soient absorbés par les tablettes graphiques, émerge un nouvel engouement pour le pop up…
La mode du pop up correspond à plusieurs choses. D’une part, l’ouverture de la Chine qui permet de faire des livres exigeants et à bas prix. D’autre part, il y a une mode du papier grandissante chez les graphistes du monde entier, qui est due à la virtualité. Plus l’homme baigne dans la virtualité, plus il s’enracine dans la matérialité. Le pop up est une troisième dimension au papier. Il y a aussi le côté plaisir visuel et tactile, forme de résistance du papier face au virtuel. Mais les deux ne sont pas forcément en porte-à-faux : j’étais invité, il y a peu, à la Gaieté Lyrique, qui est le lieu des révolutions numériques pour y faire une expo… de papier ! En fait, il y a une véritable accointance entre le découpage du papier et la découpe vectorielle. Et s’il y a un renouveau du pop up, c’est qu’il y a un renouveau informatique qui permet de faire des choses plus précises, de rendre le papier encore plus propre dans son utilisation. Je n’aurais jamais réussi à faire Sade up s’il n’y avait pas eu l’ordinateur, car les dessins et tirettes demandaient une extrême précision.

Vous réconciliez le papier et l’ordinateur à vous tout seul, vous donnez de l’espoir quant à la survie du livre papier…
Certes, quand il n’y a que de la typo, on n’aura plus besoin de papier, tout s’apparentera à des courriels. Par contre, l’image, c’est autre chose. Elle reste assez préservée par rapport au cinéma ou à la musique. Sur Internet, les images sont pixellisées, de mauvaises qualités. J’ai beaucoup d’espoir ! D’ailleurs, mon travail d’illustrateur sur Drôle d’oiseau (éd. des Grandes Personnes, 2011), est avant tout numérique. J’aime beaucoup l’ordinateur, je passe ma vie dessus. J’aime autant les livres papier que les tablettes graphiques !

À Paris, il existe un lieu pour les passionnés de livre animé…
Oui, bien sûr, j’ai fait plusieurs expositions là-bas. C’est la Boutique du livre animé de Jacques Desse. Le pop up Gorgeous Boy y a d’ailleurs fait l’objet d’une exposition à sa sortie. Sur place, il y a aussi bien des livres animés que du Curiosa. Jacques Desse fait de l’ancien et du rare, proche de l’esthétique des dessins de Frank. Il nous a d’ailleurs invités pour une signature à la sortie de Sade up.

Vos derniers projets…
Je fais beaucoup de décors de théâtre en papier. Récemment, j’ai réalisé un livre en papier de 3 mètres sur 2 pour la comédienne Belinda Annaloro, qui peut ainsi évoluer dedans pendant son spectacle Pop up.

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