Tout d’abord, pourriez-vous nous dire d’où la série « Devils » tire-t-elle son inspiration?
« Devils » est inspirée du livre de Guido Maria Brera, intitulé “I diavoli” (Editions Rizzoli, pas traduit en français, ndlr). L’auteur vient du monde de la finance. Dans ce livre, il raconte la crise morale d’un homme qui souhaite quitter ce monde. En partant de ce récit, nous avons essayé de décrire le monde de la finance et – comme le souhaitait aussi Guido Maria Brera – les coulisses de la crise de 2011. Nous avons essayé de proposer un autre regard sur la crise de 2011.
https://youtu.be/Km_3KFKv5dA
La fiction se mêle à la réalité dans l’histoire. Quelle est la part du réel et de la fiction dans Devils ?
Bien évidemment l’histoire de nos personnages – Massimo Ruggero et Dominique Morgan, interprétés par Alessandro Borghi et Patrick Dempsey – est inventée. Mais notre but a toujours été de raconter les faits qui se sont réellement déroulés pendant ces années-là. Nous n’avons pas toujours respecté la suite chronologique des événements tels qu’ils se sont déroulés dans la réalité.
Par exemple, les événements concernant l’Irlande ont eu lieu en 2009-2010 plutôt qu’en 2011, comme c’est le cas dans « Devils ». En revanche, la crise économique en Irlande, l’arrestation de Dominique Strauss Khan, la mort de Khadafi, les PIIGS (**) ou encore la chute du gouvernement de Silvio Berlusconi, en Italie, ont tous eu lieu en 2011.
« Mais notre but a toujours été de raconter les faits qui se sont réellement déroulés pendant ces années-là »
Quels effets provoquent, dans le série, ces événements , du point de vue financier et politique ?
Nous avons choisi ces événements pour faire comprendre au public ce qu’il y a derrière la finance. Souvent on pense à la finance comme s’il s’agissait d’un corps étranger, à quelque chose de neutre…. On parle, par exemple de « libre marché », comme s’il y avait une liberté absolue sur les marchés financiers. L’idée de la série « Devils » est de montrer que derrière la finance, il y a toujours la politique et comment la finance et la politique sont interconnectées.
« L’idée de la série « Devils » est de montrer que derrière la finance, il y a toujours la politique et comment la finance et la politique sont interconnectées »
Prenons par exemple l’histoire des obligations d’Etat irlandaises qui étaient dépourvues de garantie. Le gouvernement irlandais s’est finalement porté garant. Mais, dans un contexte de libre marché, ces titres n’auraient pas trouvé d’acquéreurs.
En ce cas, comme nous avons essayé de le montrer, la politique a fait pression pour que le gouvernement de Dublin émette une garantie. En particulier, ces pressions ont été exercées par la Banque Centrale Européenne qui a, en quelque sorte, obligée à nationaliser la dette.
D’ailleurs, à la fin de l’un des épisodes, on peut voir un extrait d’une conférence de presse, qui a réellement eu lieu, où un journaliste irlandais demande aux représentants du MES, le Mécanisme de Stabilité Economique, pourquoi le peuple irlandais doit garantir des obligations qui sont le fruit d’une spéculation et qui servent à sauver des banques étrangères ? Il est évident que la politique est intervenue pour sauver la finance. C’est un peu ce qu’on a observé avec la Grèce.
« Il est évident que la politique est intervenue pour sauver la finance. C’est un peu ce qu’on a observé avec la Grèce »
Concernant l’arrestation de Dominique Strauss-Khan, malgré ses “péchés” son arrestation n’est pas si claire. Y avait-il d’autres raisons pour l’arrêter ? Était-ce une façon pour l’éliminer à cause de la politique qu’il menait ?
De même pour Khaddafi. Il est vrai que c’était un dictateur sanguinaire qui avait beaucoup de morts sur la conscience. Mais il faut aussi dire que les raisons qui ont mené à son élimination – après avoir laissé durer son régime pendant de très longues années – ne sont peut-être par uniquement pour des raisons éthiques mais aussi à des fins économiques et politiques.
Khaddafi avait eu l’idée de vendre le pétrole en utilisant une nouvelle monnaie, plutôt que le dollar américain…
Lorsque vous avez travaillé sur l’adaptation du livre de Guido Maria Brera, n’avez-vous pas eu peur d’être taxés de complotistes ?
Nous nous sommes maintenus sur une ligne de crête. Notre but était de susciter un esprit critique. Si quelqu’un nous attaque, cela veut dire que nous avons provoqué une réaction. Notre objectif primaire est d’inviter le public à aller revoir les événements de ces années-là pour se faire une idée un peu structurée.
J’ai été contacté par des personnes de gauche qui m’ont dit : “cette série est excellente”. En même temps, d’autres personnes, toujours de gauche, m’ont appelé pour me dire : “Vous êtes des complotistes et des partisans de Silvio Berlusconi” (il rigole);
Finalement, je pense que nous avons laissé tout le monde insatisfait. Et cela signifie qu’on alimente un débat. D’autre part, notre but n’est pas de dire qui a raison et qui a tort. Par exemple dans l’histoire des PIIGS, il est clair que l’Espagne et l’Italie avaient et ont des problèmes de dette publique. Mais il est aussi évident que quelqu’un a profité de cette situation.
« Notre but était de susciter un esprit critique. Si quelqu’un nous attaque, cela veut dire que nous avons provoqué une réaction. Notre objectif primaire est d’inviter le public à aller revoir les événements de ces années-là pour se faire une idée un peu structurée »
Dans le sixième épisode vous avez imaginé la naissance de l’acronyme PIIGS, pouvez-vous nous en dire plus ?
Il est évident que cette scène-là n’a jamais existé, car le mot PIIGS est né plusieurs années auparavant. Mais c’était un mot utilisé dans le monde financier pour décrédibiliser ces pays. Il faut dire que nous avons choisi cette année-là car elle a été très particulière. Elle a commencé avec le printemps arabe qui devait être un grand moment de liberté mais, qui en fin de compte, n’a pas été une libération. J’en veux pour preuve que la Libye a sombré dans le chaos et l’Egypte n’en était pas loin. Il y a eu l’arrestation de Dominique Strauss-Khan, la mort de Kaddafi et, en fin d’année, les démissions du gouvernement de Silvio Berlusconi. C’est très intéressant aussi de noter que, pendant cette été-là, une agence de notation a abaissé la note de la dette américaine. Et son PDG a été remplacé.
« C’est très intéressant aussi de noter que, pendant cette été-là, une agence de notation a abaissé la note de la dette américaine. Et son PDG a été remplacé »
Donc dans la série vous avez gardé des faits qui se sont vraiment passés dans la réalité…
Presque tous les faits contenus dans « Devils » sont réels. Ce que nous avons mis en scène c’est par exemple cette banque imaginaire au centre de la série, qui agit sur les fonds d’évènements réels.
On pourrait dire que la réalité a dépassé la fiction…
La réalité est toujours plus grande de la fiction…. Sinon on n’aurait plus de séries…Qui aurait pu imaginer une pandémie ?
Revenons à l’Europe. En regardant « Devils » on a l’impression que, lors de la crise de 2008-2011, le couple franco-allemand aurait pu saisir une l’occasion pour renforcer l’Europe, mais finalement, ça n’a pas été le cas.
En ce qui concerne l’Europe, le message est celui-ci : dans les moments de crise, l’Europe n’est jamais trop unie.
Par exemple, dans les épisodes 7 et 8 on utilise un extrait d’une conférence de presse de Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. A un moment, alors qu’on parlait de l’Italie, les deux leaders se sont regardés et ont souri. Il est clair qu’on pourrait s’attendre un peu plus de solidarité entre les pays de l’UE. A cette époque-là on parlait déjà de “bonds européens” (* les obligations européennes). C’est le vrai thème de l’Europe.
D’ailleurs, l’épisode où nous abordons la naissance du mot PIIGS, le personnage de Dominique Morgan cite l’exemple de la Californie. Il rappelle que si la Californie faisait faillite, le gouvernement USA viendrait à son secours.
Mais si un petit Etat, ou un pays membre de l’UE, fat faillite que se passera-t-il ? Les autres pays viennent le sauver, étant membres d’une même communauté, ou bien le laisseront-ils couler ? C’est le vrai thème de l’unité politique de l’Europe. En ce sens, on pourrait dire que, pour les europhiles, le Brexit est entre guillemets une défaite. Et le Covid-19 met les mêmes questions sur la table.
« Dans les épisodes 7 et 8 on utilise un extrait d’une conférence de presse de Nicolas Sarkozy et Angela Merkel. A un moment, alors qu’on parlait de l’Italie, les deux leaders se sont regardés et ont souri. Il est clair qu’on pourrait s’attendre un peu plus de solidarité entre les pays de l’UE »
Est-il envisageable pour vous de raconter la gestion sanitaire et économique du Covid-19?
Bien sûr, car on parle de l’Europe et de son unité et le fait qu’elle joue un peu le rôle de l’élément perturbateur entre les deux géants : la Chine et les Etats-Unis.
Peut-être que ce sera aussi le thème de la deuxième saison de « Devils » . D’un côté, l’Europe voudrait devenir un concurrent des Etats-Unis et de la Chine. D’un autre côté, il y a toujours des mouvements qui poussent à la division empêchant l’Europe de le devenir. Il faut dire que quand il s’agit de prendre des décisions, il y a des divisions sur le fond.
Vous avez fait mention de la deuxième saison de « Devils ». Comme vous le savez, notre média est français et donc nous avons couvert la crise des Gilets Jaunes et les manifestations contre la réformes des retraites engagée par Emmanuel Macron. Ces événements pourraient-ils se retrouver dans la prochaine saison ?
Le scénario sur lequel travaille notre maison de production, Lux Vide (***), est lié à cette grande guerre entre les Etats-Unis et la Chine que nous observons de nos jours. Il est évident qu’après la période de pax sous les mandats de Barrack Obama, et qui a duré pendant les 10-15 premières années de ce siècle, nous assistons à une escalade. Un journaliste italien, Federico Rampini, a défini cela comme “une nouvelle guerre froide”.
L’Europe se trouve peut-être au centre de cette guerre. On le voit aussi en Italie avec la nouvelle route de la soie et les plans de déploiement du réseau 5G… Je pense que la nouvelle saison parlera de tout cela, peut être aussi de Covid, comme l’a déjà dit le directeur de Sky. D’ailleurs le Covid-19 met la France au cœur du sujet car, le laboratoire d’où le virus s’est peut-échappé avait reçu des financements de la France et des Etats-Unis.
« Il est évident qu’après la période de pax sous les mandats de Barrack Obama, et qui a duré pendant les 10-15 premières années de ce siècle, nous assistons à une escalade. Un journaliste italien, Federico Rampini, a défini cela comme “une nouvelle guerre froide” »
Dans certains épisodes de la série on voit des extraits du Journal Télévisé de 2001, dédiés à la crise économique en Argentine et à celles de la Grèce et de l’Italie quelques années plus tard. Finalement, ces images rappellent aussi les contestations populaires de Hong Kong ou celle des Gilets Jaunes en France, vous y avez pensé ?
La finance semble toujours être un monde lointain. Ce que nous avons essayé de faire dans la série Devils est d’alerter le grand public : “Écoute, ce que nous te racontons concerne aussi ta vie. Ça concerne les Gilets Jaunes, l’argent que les petits épargnants déposent à la banque. Ça concerne les électeurs qui vont voter…. »
C’est pour cela que nous n’avons pas souhaité inventer des faits en préférant plutôt rester ancrés à l’histoire. Car le risque était de réaliser une série complétement cornaquée par le fruit de l’imagination. Bien sûr, les personnages sont imaginaire mais les faits sont vrais. Il y a une “pensée latérale” qu’il faut développer. Peut être cette pensée est parfois excessive et partisane. C’est une pensée critique. Quelque chose qui peut pousser à aller au delà des premières pages des journaux.
« La finance semble toujours être un monde lointain. Ce que nous avons essayé de faire dans la série Devils est d’alerter le grand public : “Écoute, ce que nous te racontons concerne aussi ta vie. Ça concerne les Gilets Jaunes, l’argent que les petits épargnants déposent à la banque. Ça concerne les électeurs qui vont voter…. »
La série apporte un regard différent qui n’est pas institutionnel. Après il y a aussi des problèmes pour dire certaines choses. Dans la série nous les faisons dire à Daniel Duval, le fondateur de Subterranea qui est un personnage qui rappelle un peu Julien Assange. C’est Daniel Duval qui parle des théories les plus “complotistes” et qui dérangent. Cela fait partie du jeu.
Mais l’avantage de la démocratie est qu’il y a l’espace pour toutes les voix. Il y a celle officielle et celle officieuse. Cependant les voix moins institutionnelles ne sont nécessairement subversives ou révolutionnaires. Ça signifie seulement qu’elles proposent un point de vue différent. Nous essayons de proposer un point de vue différent qui n’est pas nécessairement politiquement correct. Cela sans donner raison à une partie ou à l’autre. On essaye juste d’inviter le public à porter un autre regard sur la réalité.
Notes :
(*) Information pour les lecteurs. Mario Ruggeri et l’auteur de l’interview, Matteo Ghisalberti, sont ami de longue date.
(**) PIIGS : acronyme formé par les initiales anglaises de : Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne (Spain). Il est utilisé dans la finance pour parler, de façon péjorative, de ces pays. Le mot « pigs » en anglais signifie cochons.
(***) La série « Devils » est née d’une coproduction entre Sky (Royaume-Uni), Lux Vide (Italie), Orange Studios (France).