Pierre Schill : « La documentation de Gaston Chérau nous plonge au cœur d’un conflit que l’on peut considérer comme un événement matriciel dans la construction de la Libye moderne »

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Pierre Schill, Professeur d’histoire-géographie et chercheur associé au laboratoire C.R.I.S.E.S de l’Université Paul-Valéry à Montpellier, a découvert par hasard une trentaine de tirages photographiques anciens, apparemment perdus. Le photographe était l’écrivain Gaston Chérau (1872-1937) alors en reportage pour couvrir la guerre opposant l’Italie à l’Empire ottoman pour le contrôle de l’actuelle Libye. Une guerre qui peut donner des clés de lecture de la situation actuelle dans le Pays nord africain.

propos recueillis par

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D’où vient l’idée de réaliser ce livre ?

Ce livre est né de « circonstances particulières » : la découverte fortuite dans les archives personnelles d’un ancien député anticolonialiste de l’Hérault, Paul Vigné d’Octon, d’une trentaine de tirages photographiques anciens qui, sans indication de date, de lieu ou de nom de photographe, semblaient égarées, perdues. A cette énigme, s’ajoutait la puissance du contenu de ces photos. Elles montraient des soldats en manœuvre entre désert et oasis, ce qui leur conférait un certain exotisme. Mais il y avait surtout quelques photos montrant une exécution par pendaison publique de quatorze hommes revêtus de leur burnous. Ces éléments visuels suffisaient à situer les scènes photographiées en Afrique du nord, sans que je sois alors capable de les rattacher à un événement précis. C’est seulement après avoir commencé une investigation historique de cette archive que j’ai pu identifier l’auteur des photographies (l’écrivain Gaston Chérau (1872-1937), romancier en vue de la Belle Epoque) et le conflit colonial (la guerre opposant l’Italie à l’Empire ottoman pour le contrôle de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, l’actuelle Libye) dont elle documentait la violence exercée sur la population civile.

L’ouvrage rassemble et met en perspective l’ensemble de la documentation photographique et écrite produite par le correspondant de guerre missionné à Tripoli par Le Matin, l’un des quotidiens français les plus importants du début du XXème siècle. Il s’agit de plus de deux cents photos, de ses articles et des lettres écrites à son épouse et son jeune fils. A cet ensemble qui rend compte de l’expérience particulièrement forte vécue par un homme découvrant à la fois la guerre et l’Afrique, nous avons ajouté un texte réminiscent écrit en 1926 dans un ouvrage commandité par le syndicat des journalistes et rassemblant les expériences les plus fortes des grandes plumes de la profession comme Albert Londres.
Mais le livre ne se réduit pas à la publication de cette archive rare documentant les débuts du photojournalisme. Une seconde partie revient sur la manière dont des artistes et des écrivains s’en sont emparés pour en proposer une interprétation personnelle : le danseur et chorégraphe Emmanuel Eggermont dans son solo « Strange Fruit », la plasticienne Agnès Geoffray dans deux œuvres, « Les Regardeurs » et « Les Gisants », et les écrivains Jérôme Ferrari (prix Goncourt 2012) et Oliver Rohe dans leur essai « À fendre le cœur le plus dur » (Actes Sud « Babel », 2017). Jérôme Ferrari a prolongé cette première appropriation de l’archive, en faisant de Gaston Chérau un personnage de son roman « À son image » (Actes Sud, 2018).

 

Dans votre ouvrage on perçoit le rôle exercé par la presse de l’époque, dans la circulation des informations depuis la Libye. Pensez-vous que la presse a eu une certaine responsabilité dans le déroulement des faits ?

Outre la publication de l’ensemble du reportage photographique réalisé par Chérau en Tripolitaine et en Tunisie où il photographie les conséquences de la guerre dans le protectorat français, nous avons effectivement voulu montrer comment les photos du reporter de guerre ont été utilisées et publiées par Le Matin, son commanditaire, mais aussi par d’autres journaux qui ont acheté ses clichés, par exemple L’Illustration qui était l’un des hebdomadaires illustrés les plus importants au monde.

Il s’agissait de montrer quels types de ressources ces photos représentaient pour une presse populaire soucieuse de captiver un électorat populaire et comment, pour ce faire, elle privilégiait les photos jugées exotiques et spectaculaires. Mais la narration de la guerre par l’image revêtait également une dimension politique car les reporters évoluaient aux côtés de l’armée italienne, dans ce que l’on nomme aujourd’hui l’embedding, le journalisme embarqué. C’est donc aussi une entreprise de propagande que nous dévoilons en montrant comment les Italiens cherchaient à instrumentaliser les journalistes pour en faire les vecteurs d’un récit de la guerre qui leur soit favorable. Un objectif qui se révèle difficile à atteindre car certains journalistes sont réticents et mettent en place diverses stratégies pour contourner la censure et produire un témoignage « juste » des événements dont ils sont les témoins, notamment de l’intensité de la politique répressive italienne contre la population tripolitaine. La plongée dans la « vie en guerre » de Gaston Chérau est à ce titre très contemporaine car les reporters qui couvrent les conflits actuels affrontent les mêmes questionnements, rendus encore plus vifs par la prolifération universelle et instantanée des informations et des images. En restituant l’archéologie du reportage de Chérau et en montrant les modalités d’édition de certaines de ces photos, c’est-à-dire en présentant l’ensemble de la chaîne de fabrication de l’information visuelle, notre livre est une invitation à réfléchir à la manière dont nous « consommons » aujourd’hui les images d’actualité, sans toujours avoir le souci ou les moyens de les rattacher à une origine et à un contexte, nous exposant ainsi à toute sorte de manipulation.

 

« C’est donc aussi une entreprise de propagande que nous dévoilons en montrant comment les Italiens cherchaient à instrumentaliser les journalistes pour en faire les vecteurs d’un récit de la guerre qui leur soit favorable »

 

 

Vous avez traité un conflit oublié qui a eu lieu en Afrique du Nord, il y a un siècle. Que nous dit ce conflit de l’actualité en Libye ?

L’archive que nous éditons a effectivement une résonance au présent. En 2011, au moment de l’attaque de la coalition internationale visant à faire tomber le régime du colonel Kadhafi, des images de la guerre italo-turque ont ressurgi sur les réseaux sociaux, particulièrement en Italie dans les milieux de gauche. Il s’agissait principalement de reproductions de photos de la pendaison publique des 14 Tripolitains en décembre 1911 dans le but de dénoncer la dimension impérialiste de l’intervention internationale.
La documentation de Gaston Chérau nous plonge également au cœur d’un conflit que l’on peut considérer comme un événement matriciel dans la construction de la Libye moderne. En tant qu’entité nationale celle-ci peut en effet être considérée comme une « invention » du colonialisme italien qui survivra à sa défaite en 1943. Une fois au pouvoir le colonel Kadhafi dénoncera cette colonisation sans pour autant remettre en cause l’unité qui en est issue. La chute de Kadhafi marque la fin de cette « fiction nationale » en réactivant dans une configuration nouvelle les anciens clivages inter-tribaux et régionaux, notamment autour de l’opposition entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, refermant ainsi la parenthèse séculaire ouverte par le conflit italo-turc.

 

« En Turquie, mais cela est vrai plus généralement, les guerres balkaniques et leurs atrocités (1912-1913) ont masqué la guerre italo-turque »

 

Les faits traités dans votre livre, nous disent quelque chose également sur la Turquie d’aujourd’hui?

Le lien est moins important pour ce qui concerne la Turquie car les enjeux de cette guerre y sont aujourd’hui méconnus. La régence de Tripoli était déjà à l’époque considérée comme une marge par un Empire ottoman affaibli. Et lorsque la « poudrière balkanique » se réveille en octobre 1912, les Turcs s’empressent de mettre un terme à la guerre en Tripolitaine car c’est bien en Europe que l’empire est menacé. On peut donc dire qu’en Turquie, mais cela est vrai plus généralement, les guerres balkaniques et leurs atrocités (1912-1913) ont masqué la guerre italo-turque.

Vous avez « exploité » une archive photo pour écrire ce livre. A votre avis, quel est l’état des archives photos en France?

Comme je l’ai dit, je ne suis pas un spécialiste de l’histoire de la photographie car ce travail découle de ce l’on pourrait appeler un « hasard de recherche ». Je ne suis donc pas en mesure de répondre à cette question.

Sur quels projets futurs êtes-vous en train de travailler ?

Au moment du travail de reconstitution du reportage photographique de Gaston Chérau, je suis entré en contact avec ses descendants qui possèdent encore une part de ses réalisations photographiques. Notamment des photos réalisées durant la Grande Guerre au cours de laquelle Chérau fut successivement correspondant de guerre pour L’Illustration en Belgique et le nord de la France puis opérateur du Service photographique de l’Armée (SPA) sur le front d’Orient à Salonique.
Il s’agit maintenant de mettre en ordre ce fonds en vue de son versement dans les archives publiques et de son éventuelle exploitation. Son existence montre que son expérience en Tripolitaine a eu des lendemains. Nous ne sommes donc qu’au début de la connaissance de Gaston Chérau, photographe de guerre.

 

 


« Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Photographies et écrits de Gaston Chérau, correspondant de guerre lors du conflit italo-turc pour la Libye (1911-1912) »

de Pierre Schill , avec des contributions de Caroline Recher, Smaranda Olcèse, Mathieu Larnaudie et Quentin Deluermoz.
Editions Créaphis, 2018,
480 pages – 35 Euros
ISBN 978–2–35428–141–0

Le livre sera présenté :

*Le 12 octobre, au Salon du livre du Prix Bayeux-Festival international des correspondants de guerre (Bayeux, Calvados)
*Le 15 octobre à La Colonie, 128 rue Lafayette, Paris (Xème)
*Le 9 décembre à la Bibliothèque Nationale de France, dans le cadre des « Lundis de l’Arsenal » (Bibliothèque de l’Arsenal, 1 rue de Sully, Paris (IVème))

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