Marek Halter

Marek Halter : manuel de survie à l’usage des sages d’aujourd’hui

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Partagez l'article !INTERVIEW MAREK HALTER- Photo JM Perier/ Propos recueillis par Julie Cadilhac– PUTSCH.MEDIA/ 1983: Marek Halter publie aux éditions Robert Laffont La mémoire d’Abraham qui devient un best-seller vendu à plus de 25 millions d’exemplaires dans le monde entier. 2011: Parution des deux premiers tomes de l’adaptation en bande dessinée du roman. De la […]

propos recueillis par

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INTERVIEW MAREK HALTER- Photo JM Perier/ Propos recueillis par Julie CadilhacPUTSCH.MEDIA/ 1983: Marek Halter publie aux éditions Robert Laffont La mémoire d’Abraham qui devient un best-seller vendu à plus de 25 millions d’exemplaires dans le monde entier. 2011: Parution des deux premiers tomes de l’adaptation en bande dessinée du roman.
De la genèse du roman à la publication de la bd, l’auteur revient sur cette formidable aventure littéraire, historique et personnelle et nous explique les enjeux de son ambitieux projet: brosser la vie d’une famille juive sur deux millénaires, raconter l’enquête d’un homme d’aujourd’hui qui souhaite remonter l’Histoire en suivant la trace de ses ancêtres depuis l’an 70 après J.C. Une rencontre pleine de sagesse au coeur de l’Histoire et de la Littérature qui ne manque ni d’humour et ni de modestie.
Plus que jamais dans une société pressée et empêtrée dans une technologie aux progrès galopants, l’être humain a besoin de se rattacher à son passé, garde-fou des comportements égoïstes qui génèrent les mouvements nationalistes. Connaître son histoire, c’est renouer avec l’Histoire universelle des peuples qui ont dû apprendre à vivre ensemble depuis toujours. Transmettre cette vérité, partager sa culture, découvrir l’Autre et l’accepter avec ses différences, c’est le credo de Marek Halter, non seulement écrivain mais aussi président d’universités françaises et d’associations humanitaires, médiateur pour la paix au Proche-Orient, philosophe. Sa participation enthousiaste et passionnée à un projet de bande dessinée illustre une nouvelle fois sa volonté de lier le passé et l’avenir et prouve toute la modernité de ce conteur d’exception dont les récits sont parfumés d’horizons lointains, les personnages pétris d’humanité et le message empli de tolérance qui résonne tant dans nos âmes contemporaines que nous sommes extrêmement honorés de le recevoir dans La Grande Interview. Invitation à déchiffrer le passé pour rendre intelligible l’avenir, manuel de survie à l’usage des sages d’aujourd’hui.

Au départ, La mémoire d’Abraham est née de l’envie de retracer les origines de votre nom de famille? l’envie de La mémoire d'Abrahamperpétuer une mémoire, la mémoire du peuple juif?
Les deux. Vous avez presque répondu à votre question. Circulait toujours dans ma famille une légende qui disait que nous appartenions à l’une des plus anciennes familles juives. Dans la famille, existait un manuscrit qui retraçait notre histoire – manuscrit que je n’ai jamais vu bien entendu – et je trouvais cette légende extrêmement attrayante sur le plan littéraire et je me suis dit qu’au fond, n’ayant pas d’enfant – en général les parents racontent l’histoire familiale aux enfants, Grand-Papa, Grand-Maman etc…- oui, je me suis dit que si je pouvais retrouver les traces de cette famille à travers l’Histoire, je pourrais déjà partager avec les autres, juifs ou pas, le sens de l’histoire juive et la faire comprendre. En poursuivant la même interrogation que Chateaubriand dans un petit texte écrit en 1810, il y a deux siècles, qui se demandait, après avoir visité Jérusalem, pourquoi ce petit peuple, le plus petit peuple de l’antiquité, seul, a survécu à travers des millénaires.. en gardant ses traditions, sa langue, son alphabet etc…
Un jour, Max Gallo est venu nous rendre visite alors que nous étions, avec Bernard-Henry Lévy avec qui j’étais alors très proche, à la campagne; il travaillait à l’époque pour les éditions Robert Laffont et m’a demandé si j’avais un projet. Je lui ai dit : « Oui, j’ai un projet peut-être irréalisable: c’est raconter l’histoire d’une seule famille à travers deux mille ans. » Il m’a dit que l’idée était formidable et m’a demandé si j’accepterais de venir avec lui voir Robert Laffont. Deux jours plus tard, il est revenu avec deux billets d’avion et on est allé voir Robert Laffont qui était un peu surpris de mon idée parce que je n’avais encore rien écrit à l’époque. J’avais en effet deux livres derrière moi mais pas extrêmement connus. Robert Laffont trouvait l’idée géniale et m’a demandé: « Pourquoi pensez-vous être plus à même de faire ce livre que d’autres écrivains d’origine juive qui ont plus d’expérience que vous? » Alors je l’ai regardé et lui ai répondu: « A cause de mon accent. »…ça l’a fait rire et il m’a demandé de revenir le lendemain pour faire un contrat. C’était un contrat assez courageux puisqu’il savait que j’allais prendre plusieurs années pour écrire ce livre et il fallait me payer en plus. Et en effet, six ans après des recherches – des recherches policières d’une certaine manière – j’ai pondu ce livre de presque huit cents pages qui est devenu un énorme best-seller ( plus de cinq millions vendus à travers le monde sans parler des adaptations, des livres de poche etc…).
Vous avez donc fait à la fois un travail d’historien et de biographe…

Historien, biographe et un travail littéraire! vous savez, même si vous retrouvez les traces d’un des vôtres qui a travaillé avec Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie, en 1435 à Strasbourg, vous n’avez aucune information le concernant, vous avez seulement son nom. C’était un certain Gabriel dit le Halter ( halter c’était un métier: le scribe, le gardien des registres; ça vient d’un mot allemand Halt, en anglais « to hold », qui signifie garder, les gardiens). Il fallait faire donc tout un travail littéraire pour donner à ce nom un visage, un destin. D’une certaine manière, on peut appeler mon roman un docu-fiction et ça a été reçu comme une innovation dans la littérature puisque ce n’était pas tout à fait une histoire et pas tout à fait un roman. C’était un documentaire revu par le conteur que je suis.
Couverture AbrahamPensez-vous qu’avoir vécu au coeur de l’Histoire vous a permis, plus qu’à un autre, de pouvoir écrire l’histoire d’une famille juive sur deux millénaires?
C’est possible. Je n’ai jamais été à l’école par conséquent jamais à l’université – encore que je dirige aujourd’hui des universités françaises ( en Russie). J’ai appris tout sur le tas, dans la rue et d’abord à partir des histoires de l’Histoire juive.

Je pars du principe que quand on connaît l’histoire d’un groupe, on connaît aussi l’histoire universelle.

Nous sommes tous les mêmes et surtout les Juifs, éparpillés dans les nations ,car leurs histoires sont mêlées, liées, collées, entremêlées à l’Histoire des autres. C’est ainsi que François Mitterrand a pu écrire, un jour, qu’il avait découvert la France différemment à travers mon livre: il a découvert les juifs mainiers en France, ceux de Narbonne, les vignerons en Champagne – les gens ne savent pas que la plupart des Champenois qui produisaient le vin au 9ème, 10ème, 11ème siècle étaient juifs – les juifs pendant la révolution française et ainsi de suite…Du coup les gens ont découvert les juifs différemment, ont appris que les juifs étaient comme eux et qu’ils n’étaient pas des gens enfermés dans des synagogues et que la plupart d’entre eux ne sont même pas pratiquants…et pourtant ils sont juifs. Cette recherche-là a joué un rôle important dans ma vie car j’ai appris énormément. Une anecdote extrêmement émouvante? Je voyage beaucoup à travers le monde et j’étais il n’y a pas si longtemps en Californie pour promouvoir mon dernier livre sorti en Amérique « The jews’ Odyssey » et il y avait des gens qui venaient vers moi en me disant  » c’est grâce à vous que nous avons découvert notre propre histoire », comme pour prouver que

c’est à travers la fiction que on découvre peut-être le mieux l’Histoire.

Au fond, dans Guerre et paix, on découvre mieux l’Histoire des guerres napoléoniennes que dans les bouquins d’Histoire car justement Tolstoï a mis en scène aussi bien Napoléon que le Tsar Alexandre ou le général koutouzov et ce sont des personnages qui nous sont devenus tout d’un coup familiers alors que lorsque vous lisez l’Histoire, ce sont des personnages abstraits dont vous parlez à l’école et que vous oubliez aussi sec.
Deux visions s’opposent constamment dans cette fresque familiale: ceux qui souhaitent se battre et offrir leur sang et ceux qui pensent que négocier et rester en vie est l’ultime résistance vis à vis de l’oppresseur. Est-ce deux postures entre lesquelles vous vous êtes toujours senti tiraillé?
Ce sont deux tendances qui ont toujours traversé le peuple juif. Mon grand-père Abraham, quand on l’insultait, il avait plutôt pitié de celui qui l’insultait parce qu’il trouvait minable quelqu’un qui n’avait trouvé pour seul moyen de s’affirmer que d’insulter un vieux juif ; et puis il y a ceux qui ne se laissaient pas insulter, qui disaient  » il n’y a pas de raison » et qui cassaient la gueule à celui qui les insultait. Il y a donc deux cultures qui coexistent et qui ,peut-être , sont une des raisons de cette survie miraculeuse ,comme le disait Chateaubriand, de ce petit peuple à travers l’Histoire. Dans ces deux tendances, l’ une a préservé une lignée universaliste et, contre ces valeurs universelles on ne peut rien :  » tu me tues , d’accord, pourtant mon fils continuera à croire que tous les hommes sont égaux » et une autre ,la lignée plutôt nationaliste, qui affirme:  » moi, j’appartiens à un groupe humain et je ne me laisserai pas faire; tu veux me faire la guerre, je te ferai la guerre », qui représente aujourd’hui Israël et la diaspora. Les gens qui sont en Israël répondent naturellement aux exigences d’un Etat avec des frontières, une armée et ils font la guerre car tu dois gagner les guerres parce que sans la guerre cette nation n’existerait plus… mais, d’une certaine manière, ils développent certaines tendances antinomiques aux valeurs mêmes qui ont préservé et qui entretiennent la diaspora.Abraham
La bd, est-ce un genre qui vous était familier lorsque l’on vous a proposé de scénariser votre roman?
C’est très amusant, moi je ne connaissais pas la bande-dessinée, j’étais toujours très admiratif quand je rentrais dans une librairie de voir les mômes assis par terre et plongés dans leurs bulles; je me disais: «  c’est quand même fabuleux; vous pouvez crier, chanter…rien ne peut les détourner tant ces bulles les absorbent ». Et puis, un jour, j’ai reçu un coup de fil d’Amérique d’un Monsieur qui s’appelait Art Spiegelman et qui m’a dit: « je suis un peu l’enfant de La mémoire d’Abraham, j’ai lu tout jeune votre livre, The Book of Abraham, il a joué un rôle important dans ma vie. Ma bande dessinée, Maus, va sortir en France, est-ce que vous accepteriez d’en écrire la préface? » Du coup, je me suis plongé dans cette bande dessinée. D’abord, j’étais flatté, bien entendu car, comme tout le monde, j’ai mon ego; j’ai parcouru sa bande dessinée et j’étais impressionné parce que j’ai vu qu’à travers une bande dessinée on pouvait raconter quelque chose qui était difficile à raconter avec des mots: la Shoah, le génocide du peuple juif. Voilà ce qui m’a fait découvrir la bande dessinée. Des années plus tard, j’ai reçu un coup de fil d’un Monsieur qui s’appelle Moïse Kissous qui travaille chez Casterman – un nom prédestiné! – et qui voulait me proposer de transposer mon roman La mémoire d’Abraham en bande dessinée. Il a amené toute l’équipe de scénaristes, de dessinateurs et je me suis passionné pour cette entreprise. Les deux premiers volumes sont parus, on en prévoit 14, nous n’en sommes donc qu’au commencement.
Lorsqu’on vous a proposé cette adaptation en bande dessinée, avez-vous pensé que c’était un projet trop ambitieux?
Ah oui! c’était un projet ambitieux mais il y a deux choses qui sont intervenues. Un jour- comme quoi il y a toujours des hasards- j’étais à la FNAC en train de signer un livre et un de mes voisins de dédicace était un dessinateur bd qui signait ses albums. Il se tourne vers moi et il me dit:  » Marek c’est un prénom polonais » et j’acquiesce et c’était Grzegorz Rosinkski, je ne savais pas mais il paraît que c’est un très grand de la bd .Je lui ai raconté la proposition qui m’avait été faite et il m’a demandé de lui envoyer mon roman mais en polonais.J’ai accepté puisque le roman était publié dans 25 langues. Je lui ai envoyé en polonais et quelques jours plus tard, il m’appelle et me dit qu’il a passé une semaine à lire mon livre et qu’il est prêt à participer en faisant la couverture et , quand on arriverait au passage concernant la Pologne, à dessiner l’album. Et là, j’étais déjà emballé et déjà engagé, je ne pouvais plus reculer, j’avais déjà un premier dessinateur et de surcroît un des plus connus!
Il a fallu , bien sûr, découper le roman, on ne pouvait pas raconter toutes les histoires et évènements qui ont touché 80 générations.. Il a fallu en choisir, disons, une quinzaine de générations, les plus marquantes. On a donc fait le découpage et puis on a eu l’idée de me transformer en un personnage de la bande dessinée.
Vous apparaissez, en effet, dans la bande dessinée en tant que narrateur-auteur qui fait le lien avec le monde contemporain et ce passé lointain. Etait-ce déjà présent dans le roman?
J’étais dans le roman pour que le lecteur ne perde pas l’intérêt, pour le tenir en haleine puisqu’il y a des histoires qui se suivent et qu’entre les histoires dans le roman, j’interviens en italiques et je raconte comme un détective, comme dans les premiers grands romans de détective de Perry Mason en Amérique qui va sur les traces de sa propre histoire. Il y a donc des aventures qui m’arrivent: je trouve des documents, on me les vole, je vais à leur recherche etc…L’idée est donc apparue tout de suite évidente, même s’il fallait prendre un dessinateur spécialement engagé pour me dessiner en tant que personnage…et là je me suis souvenu de ces fameux grands films américains comme Jesse James, le brigand bien-aimé ou Liberty Wallace où il y avait toujours un journaliste qui racontait l’histoire qui se déroulait devant nos yeux. On voyait le journaliste, au moment où Jesse James attaquait une banque avec sa bande, qui, lui, était au milieu en train de prendre des notes. Pendant tout le film on entendait sa voix, un petit peu comme une ballade, comme les chants de Country Music américains et j’ai proposé à la bande de Casterman de faire la même chose..et ils l’ont fait.
marek Halter - ArnooLe dessin a-t-il plus de force, plus d’impact que le texte auprès de la nouvelle génération selon vous?
C’est difficile à dire. Nous vivons avec les images d’abord avec la télévision, internet etc…ce qui modifie le langage. Le langage devient plus rapide puisque vous utilisez votre téléphone portable , iphone ou autre, et que si vous voulez contacter votre copain ou votre copine, vous n’allez pas faire un roman, vous écrivez au plus rapide. Vous écrivez: A et vous rajoutez un +: A+ et vous n’écrivez même pas le mot « plus » parce que ça prendrait une seconde de plus…et ça, bien sûr, ça influence la littérature d’aujourd’hui,

on n’écrit plus comme Flaubert, bien entendu, mais on lit encore Flaubert

. Alors on nous dit que les bibliothèques risquent de disparaître parce qu’on a maintenant sur les tablettes un, dix , vingt livres et que c’est plus facile à transporter dans un train, un avion etc…et alors? l’image est là, les mots sont toujours là! D’ailleurs ces images que l’on voit dans les bandes dessinées ne seront pas compréhensibles ,ou lisibles, sans les bulles, dans lesquelles il y a… des mots! Je sais qu’il y a un débat à savoir si c’est la fin de la littérature et des bibliothèques mais pour ma part je ne le crois pas.
Vous montrez des enfants qui perpétuent la tradition de leurs pères, sont pleins de gratitude vis à vis de leurs parents ( à l’exception d’Arsinoé)…pourtant la jeunesse d’aujourd’hui ( sans trop caricaturer) se démarque souvent de celle de ses parents et dénigrent même la façon dont ils vivent. Pensez-vous que ce soit le sentiment de piété qui rendent vos personnages plus respectueux de leurs ancêtres?
Il y a d’abord la révolte. Freud disait qu’il faut tuer le père, pas avec un revolver bien entendu, mais se détacher pour prendre son destin entre ses mains. Puis il y a toujours, dans la plupart des cas, le retour. D’ailleurs, à la télévision vous avez des reportages , on voit bien que les plus malheureux, les sans abri etc… ce sont souvent ceux qui n’ont pas su revenir à la cellule familiale et n’ont pas su renouer les liens avec la famille. La famille reste quand même. Alors bien sûr la télévision a remplacé les petits vieux qui, le soir, nous racontaient leurs histoires et qui nous donnaient le sentiment que nous n’étions pas nés d’hier, que nous étions là déjà il y a un siècle, deux siècles, que nos ancêtres étaient en Russie avec Napoléon, étaient peut-être à Marignan aux côtés de François 1er etc…A mon avis, dans un monde de plus en plus désordonné, on s’accrochera de plus en plus à notre histoire propre, familiale ou de groupe. D’ailleurs parfois c’est dangereux parce qu’apparaissent les nationalismes. Quand on voit tous les mouvements chauvins qui renaissent dans toute l’Europe: il y a l’extrême-droite qui prend le pouvoir en Hongrie, qui rentre dans le parlement finlandais, qui entre en France et qui est présente en Italie. Sur quoi s’appuient-ils? sur ce sentiment qui est « revenons vers notre propre histoire, apprenons ce que nous sommes » pour ne pas se fondre dans cette mondialisation dont on ne comprend pas très bien où elle nous mène. Sauf que moi j’ai décrit ce respect des ancêtres et de sa communauté de manière positive alors que les autres essaient d’entraîner les français, les italiens, les hongrois, les finlandais sur des sentiers de guerre parce que si vous vous repliez sur vous-même, en même temps vous avez tendance à rejeter les autres qui se replient aussi sur eux-mêmes au lieu de dire:

« j’ai une histoire et nos histoires en commun font les civilisations. »

Un repas entre amis, c’est simplement que chacun amène quelque chose et du coup le repas devient un festin….mais tout ça, c’est un débat trop long…( sourires)
Rester en lien avec notre passé est-il le secret d’un avenir serein ?
Je pars d’un principe simple:

un individu qui ne sait pas d’où il vient, il ne sait pas où il va.

Votre credo, cela pourrait-il être: transmettre c’est ne jamais mourir?
Vous avez très bien résumé. Il y a à ce propos un philosophe chrétien français, Paul Ricoeur, qui m’a appelé, un jour dans Le Monde, « Le passeur » et je trouvais ça magnifique, c’est le meilleur des compliments que l’on m’ait jamais donné.
A l’heure d’un débat médiatique (et politique) obnubilé par les conflits entre les religions et la notion de communautarisme, votre ouvrage doit-il se lire comme un message porteur de fraternité?
C’est possible. Il y a aura un album qui parlera des juifs et des musulmans à l’époque des califats à Cordoue ; c’est eux ensemble qui participent à la création de ces califats parce que les berbères qui viennent du Maroc – des juifs convertis à l’Islam ( le plus drôle!) – arrivent seulement à 12 000 mais réussissent à construire un empire dans la péninsule ibérique parce qu’il y a là les juifs qui les aident à créer ces califats dans lesquels juifs, chrétiens, musulmans vivent ensemble jusqu’au jour où les Almohades, les islamistes de l’époque, arrivent et commencent à brûler les livres y compris les livres d’Averroès, ce grand philosophe arabe qui a traduit Aristote. Donc,dans cet album, chacun apprendra une part de son histoire, bien sûr.
Vous qui avez oeuvré au rapprochement pacifiste du peuple palestinien et du peuple israélien, êtes-vous fataliste vis à vis de cette situation conflictuelle qui s’enlise? Lorsqu’on lit la mémoire d’Abraham, on revit toutes les violences qu’ont provoqué les guerres de religion depuis des siècles et on s’interroge sur le progrès de l’humanité à cet égard….

Vous avez raison…ce qui progresse, c’est la connaissance, pas le comportement. Aujourd’hui nous apprenons plus vite qu’avant ce que se passe au bout du monde et nous sommes sommés à réagir. Autrement l’homme ne change pas. l’homme , comme disait Freud , est toujours mu par les mêmes pulsions: pulsions de mort , pulsions de vie..et ce qui change en vérité, c’est la technologie, la communication. Mon arrière grand-père n’a jamais connu ni le téléphone, ni l’avion; Aujourd’hui nous avons des portables, en six heures nous sommes en Amérique et en gagnant six heures nous prenons un second petit déjeuner avec nos copains à New-York. C’est ça qui change.
Est-ce que nous avons tiré quelques éléments d’enseignement grâce à ces changements? Peu.
Pour ce qui est de la guerre Israélo-palestinienne, il faut se rendre compte : nous sommes impatients et nous avons raison. Nous sommes impatients parce que nos vies sont courtes: soixante-dix ans, c’est une vie! Or une guerre de 70 ans sera résumée dans nos manuels scolaires en trois lignes, un petit paragraphe. La guerre de religions par exemple, cent ans, des millions de morts chez nous en Europe, ça ne fait même pas un chapitre donc il faut relativiser les guerres d’indépendance ou qui opposent deux peuples. L’Inde et le Pakistan par exemple. Les pakistanais et les hindous, ce sont les mêmes, vous lisez Kipling, ce sont les mêmes. La seule différence, c’est la religion et cette différence de religion a causé vingt millions de morts, des millions et des millions de déplacés, 9 millions dans un sens, 35 millions dans l’autre et aujourd’hui on est en face de deux états toujours en état de guerre, l’un hindou et l’autre musulman et ça s’est passé en même temps que la naissance de l’état d’Israël en 1948. De toutes façons , les solutions on les trouve. La preuve, toutes les guerres terminent un jour. C’est la règle même si c’est idiot de le dire parce que ça paraît banal. Alors c’est dommage pour les morts, surtout les derniers morts juste avant que le conflit se termine…mais c’est comme ça. J’ai oeuvré pour la paix au Proche-Orient, j’étais un de ceux qui étaient à l’origine des accords d’ Oslo, avant l’assassinat de Yitzhak Rabin. C’est là où l’on peut parler de destin car on ne peut pas contrôler. On ne pouvait pas prévoir qu’un fanatique juif tuerait Rabin comme on ne pouvait pas prévoir qu’un fanatique musulman assassinerait Anouar el-Sadate. Sadate vivant aujourd’hui, l’Egypte aurait été complètement différente. L’Histoire on ne l’écrit pas avec des si mais en la connaissant, ça nous rend un peu plus modeste dans nos prévisions et nos jugements. Mais, pour finir, oui, il y aura la paix entre les israëliens et les palestiniens…
Comment vit un homme, dont l’imaginaire est ancré dans un passé peuplé de caravanes, de temples à protéger et de
Arnaud Taeronmariages pieusement amoureux, au coeur d’un vingt et unième siècle qui oublie le passé, fait la course à la technologie sans cesse ?Comment percevez-vous cette surenchère de la technologie aujourd’hui?
Là aussi, ça va se réguler. On trouvera un équilibre entre cette course à la technologie – d’ailleurs on n’est qu’à mi-chemin puisque bientôt on rentrera dans les siècles de la nonotechnologie qui ouvrira l’ère de la microtechnologie où de petites puces nous permettront de tout faire avec le même petit appareil, la voiture, mettre en route l’électricité, l’ascenseur, la cuisinière…on va donc aller dans le sens de la facilité, de la simplification de notre vie mais ça ne changera pas nos rêves. Moi, à l’époque où je n’avais pas assez d’argent pour m’acheter un appartement, je pensais acheter une oasis, planter une grande tente et voilà..
Nos rêves ne sont-ils pas conditionnés par notre environnement? Un enfant qui naît dans un monde technologique a-t-il les mêmes rêves que les générations précédentes?
Regardez l’écologie. Ces millions de jeunes écolos veulent le retour à la nature. Ils veulent préserver ce qui était important il y a deux siècles mais ils ne veulent tout de même pas abandonner leurs mobiles et ils continuent d’envoyer leurs sms…
Pour conclure: s’il y a une matière à enseigner et à ne pas supprimer aujourd’hui à l’école, c’est bien l’histoire?

oui, l’Histoire et je dirais même qu’il faudrait introduire l’enseignement de l’Histoire des religions parce que, peut-être, cela faciliterait la compréhension de l’Autre.

Crédit- Illustrations:
Dessins Marek Halter et la colombe et Réflexions / Arnaud Taeron
Planches de BD: Steven Dupré – Jean-David Morvan – Ersel – Fédérique Voulyzé

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