Paolo Cavallone : « Souvent, la différence ou l’ajout d’un silence en musique peut être le résultat de cent ans d’histoire »

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Paolo Cavallone est un compositeur majeur de la musique d’aujourd’hui. La diversité de son écriture est marquée par une quête de l’ouverture des possibles, définie par les critiques comme ‘’révolutionnaire’’. Le 24 et 25 janvier 2019, l’une de ses compositions, « Metamorfosi d’Amore », sera jouée à Rennes par l’Orchestre Symphonique de Bretagne. Putsch l’a rencontré.

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Quelles sont les principales caractéristiques de votre style de composition ?

Mon approche est poétique. Je pense que tout naît de la nécessité et que, sans celle-ci, entreprendre une activité artistique n’aurait pas de sens. Chaque produit artistique ou musical découle de la confrontation entre l’auteur et la société, tout en tenant compte de la conjoncture historique dans laquelle l’auteur vit.

Dans ma musique, l’utilisation d’archétypes historiques vise à encadrer un geste musical unique à partir de différentes perspectives. Je suis très intéressé par l’existentialisme positif de Nicola Abbagnano (philosophe italien du XX siècle, ndlr) et à la possibilité transcendantale dont il parle (j’aime à penser à une possibilité transcendante). La possibilité d’encadrer la pensée existentialiste, ouvertement négative, dans une autre perspective, et la rendre positive a représenté pour moi un challenge intellectuel important. Du point de vue musical, je pense que les concepts de possibilité et celui de nécessité, aujourd’hui, peuvent coïncider. La société nous demande de nous confronter à sa diversité. Même les résultats du travail des artistes changent de sens en fonction du pays où ils se produisent. Les avant-gardes historiques avaient une connotation éthique et esthétique très précise. Elles représentaient une forme de « résistance » au développement bourgeois. Une continuation de la profondeur du message culturel et, en même temps, une rupture avec la tradition. La nécessité, aujourd’hui, nous dirige vers d’autres directions. Être musicien signifie qu’on est prêt à se confronter à une multitude de mondes sonores à l’intérieur d’une configuration nouvelle  au regard des confins habituels. Cela signifie être ouvert : à l’improvisation et aux différentes façons de faire de la musique. Ouvert à ce qu’on appelle « les genres ». Il nous faut une sonorité capable de représenter en musique toutes ces ouvertures. Naturellement, partir d’une feuille blanche sans tenir compte du passé serait inacceptable car l’avant-garde historique représente une pré-condition essentielle.

« En ce qui concerne le concert, je voulais faire référence à la perception changeante de la distance existante entre nous et l’objet intérieur et musical »

Le titre de votre dernier CD est Hóros. Pourriez-vous nous expliquer ce choix ?

Hòros est le titre du premier morceau du disque. Il s’agit d’un concert pour flûte et ensemble de chambre (huit instruments) composé pour Roberto Fabbriciani (flûtiste, ndlr). Le CD inclut l’enregistrement effectué par Radio New Zealand, à l’occasion de la création mondiale, à Wellington avec l’ensemble Stroma. Pour répondre à votre question, le titre fait référence au mot grec moderne Χῶρος. Sa transcription privilégie l’aspect phonétique. Le sens de ce mot est « espace ». En ce qui concerne le concert, je voulais faire référence à la perception changeante de la distance existante entre nous et l’objet intérieur et musical. La comparaison, la collision et, parfois, le contraste avec la réalité, génèrent une redéfinition permanente des confins et des distances. Cela aussi bien dans la perception métaphasique que dans ses concrétisations matérielles. L’acte de la composition résulte donc d’une sorte de tentative d’organisation intérieure des événements. Ceux-ci, dans leur abstraction, représentent aussi des portes d’accès à plusieurs « domaines » de la composition elle-même. Le prétexte éminent (ou immanent dans ses dynamiques) a été le Prélude numéro 4 en Mi mineur de Chopin : Hòros se présente en effet comme sa variation ; à la fois sous le point de vue traditionnel comme une série de variations et comme une perspective changeante dont on encadre l’objet. Pour vous donner un exemple, un demi-ton peut représenter la dimension minimale du système tempéré, ainsi qu’une dimension étendue, dans un domaine intérieur au son, que Scelsi aurait défini « sphérique ». Cela vaut aussi pour un « souffle ». Il s’agit d’un ‘’effet’’ sonore dans un certain domaine créatif ou d’un élément grammatical bien précis du vocabulaire qu’on peut utiliser. C’est un peu ce qui se passe quand on entend un son qui assume des sens différents dans deux ou plusieurs langues. Je ne peux pas oublier de rappeler que dans ce CD sont présent de nombreux interprètes : Pascal Gallois. Magnus Andersson, Rohan de Saram, le Quartetto Guadagnini, L’Orchestre Symphonique de Bretagne, Gaetano di Bacco et Antonio D’Augello.

 

« Souvent, la différence ou l’ajout d’un silence en musique peut être le résultat de cent ans d’histoire »

Vous êtes un compositeur de renommée internationale. Vous avez travaillé dans plusieurs pays. Ces voyages ont-ils laissé des traces dans vos œuvres ?

Le voyage représente pour moi une dimension nécessaire. Il s’agit d’une fenêtre par laquelle on peut observer un objet intérieur – ou musical – qui se charge de significations toujours différentes au niveau « esthésique », dans le processus perceptif. En d’autres termes, le voyage est un chemin qui mène à la racine de ces significations différentes. En effet, la mienne est une musique « de confins ». Ce n’est pas un hasard si dans le morceau Confini (Confins, ndlr) j’avais justement inséré des éléments de Tango en tant que danse archétypale de notre époque. Souhaitant composer une sonate contemporaine, j’ai considéré le Tango, par analogie, comme quelque chose capable de véhiculer le même message que le Scherzo ou le Menuet représentés dans la période classique. De même, la fragmentation que l’on retrouve dans une pièce contemporaine provient de la collision avec le réel. En revanche, la forme sonate représentait l’équilibre du classicisme. Ce n’était pas une forme à priori, mais une organisation nécessaire à la « structuration » rhétorique de son temps. Souvent, la différence ou l’ajout d’un silence en musique peut être le résultat de cent ans d’histoire. Par conséquent, même ce qui semble lointain ou opposé dans la recherche actuelle, devient complémentaire. Sonorités appartenant à des approches historiquement « opposées » sont donc non seulement utilisables mais également nécessaires afin de restituer les nombreuses couleurs proposées par notre société. Naturellement, tout ce kaléidoscope doit être encadré de la perspective d’un musicien classique, comme dans mon cas (bien que j’ai joué du blues pendant plus de dix ans) qui s’ouvre aux sonorités multiples de la société multiethnique. À ce propos, la critique a parlé, concernant mes compositions, d’un « croisement des genres » et d’une « poétique du croisement ». Le musicologue Renzo Cresti (auteur entre autres du livre Ragioni e Sentimenti, ndlr) a relevé ainsi une « dimension verticale » dans le cas de mon approche, tout en remarquant “habiter et approfondir les endroits sonores qu’on touche ».

 

La couverture du CD « Horos » de Paolo Cavallone (© Tactus)

 

Les 24 et 25 janvier, l’une de vos compositions – Metamorfosi d’amore – sera jouée par l’Orchestre Symphonique de Bretagne de Rennes, sous la direction d’Aurélien Azan-Zielinski. Parmi les solistes, on cite le grand flûtiste Roberto Fabbriciani et le virtuose Aurélien Pascal au violoncelle. Qu’est-ce que le public pourra retrouver dans votre œuvre ?

Metamorfosi d’amore est un double concerto pour flûte, violoncelle et orchestre. La pièce est construite autour d’une réflexion sur le besoin d’amour dans l’équilibre entre les composantes fondatrices de la psyché humaine et plusieurs suggestions et stimuli ont également contribué à sa réalisation. D’une part, le bi-millénaire de la mort du poète latin Ovide et d’autre part, le concept contemporain de mutation comme métamorphose intérieure et corporelle, ainsi que la dimension masculine et féminine de la psyché humaine. En d’autres termes, il s’agit de la métamorphose et de la guérison de Psyché à l’entrée d’Amour, en paraphrasant Apulée ou le Cantique des Cantiques. Le choix des solistes a une signification symbolique : la flûte, anthropologiquement, « homme-dieu », alors que la « femme-violoncelle » représente l’humanité. Metamorfosi d’amore est une commande conjointe de l’Orchestre symphonique de Bretagne (OSB) et du Mitteleuropa Orchestra (MO) de Udine, en Italie. Ce projet a été réalisé grâce, en particulier, à Marc Feldman, directeur artistique de l’OSB. Il s’agit d’une création française. Les autres morceaux au programme seront le Concerto pour piano n°3 de Beethoven, interprété par le pianiste Bernard d’Ascoli, et la Symphonie n°6 de Schubert.

Comment le public reçoit-il la musique de recherche ?

Je trouve que le public manifeste encore un vif intérêt. Particulièrement en France. J’ai souvent trouvé un grand enthousiasme dans les salles de concert. Il y a quelques années j’ai présenté Hóros à Saint-Étienne, interprété par l’Ensemble Orchestral Contemporain, dirigé par Daniel Kawka. Je me souviens de mon étonnement à trouver la salle de concert complète à midi, pour un concert de musique d’avant-garde.

« Dans le domaine musical, on assiste, depuis des années, à un processus de « standardisation » influençant la composition de recherche la plus immédiate des divers genres musicaux »

 

Putsch s’intéresse de près à la diffusion de la culture et à sa transmission entre les générations. Pour cette raison, nous aimerions savoir si vous considérez que l’apprentissage musical est suffisamment pris en considération de nos jours ?

Comme je le disais, je pense que nous sommes en train d’entrer dans une nouvelle époque. Il faut donc considérer plusieurs éléments. Le premier est que le niveau de connaissance des Classiques s’est réduit par rapport au passé. Cela implique, en général, une moindre capacité à comprendre la complexité. De plus, la rapidité d’action de la contemporanéité ne permet pas objectivement de se consacrer en profondeur à la transformation sociale et quotidienne. Aujourd’hui, on cherche des réponses rapides, prêtes à l’emploi. On s’habitue aux recherches sur Internet et on laisse de côté les approfondissements nécessaires. Deuxièmement, la logique du marché modifie trop souvent le contenu des œuvres d’art, les rendant de plus en plus faciles à consommer. D’autre part, dans le domaine musical on assiste, depuis des années, à un processus de « standardisation » influençant la composition de recherche la plus immédiate des divers genres musicaux. Par exemple, de nombreux chanteurs de musique pop proposent des « covers » et, souvent, ils n’ont pas leur propre style, mais ils imitent les chanteurs du passé. A fortiori, cette cristallisation doit nous pousser vers une relecture du modus operandi désormais acquis et donc « académique ».

« La logique du marché modifie trop souvent le contenu des œuvres d’art, les rendant de plus en plus faciles à consommer »

 

Pouvez-vous nous parler  de vos nouveaux projets ?

Le 22 mars 2019, Luca Raffaelli (l’un des experts majeurs de la Bande Dessinée et du cinéma d’animation) présentera mon film d’animation d’art Magasin de métaphores, réalisé en collaboration avec le peintre Cristiano Morandini. J’ai composé la musique et les poèmes, en étant aussi le réalisateur. Il s’agit d’une œuvre multimédia polyvalente. C’est-à-dire qu’il peut être présenté en forme d’installation [artistique] ou de film. Il se compose de six épisodes se succédant comme les actes d’une «pièce de théâtre ». Sa réalisation a nécessité cinq ans de travail et a été une opportunité pour expérimenter des interactions entre le son et l’image. Il s’agit véritablement d’une œuvre sur la multiplicité des perceptions dans le monde contemporain. La présentation aura lieu à l’Institut Italien de Culture de Paris.

 


Pour aller plus loin :

Orchestre Symphonique de Bretagne
http://o-s-b.fr/ 

Mitteleuropa Orchestra
https://www.mitteleuropaorchestra.it/it/

 

(crédit photo à la une : Paolo Cavallone (Luca Del Monaco © 2018)

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