Des mots pour le dire
« DES MOTS POUR LE DIRE » par Sophie Sendra
De nos jours, nous sommes tous abreuvés de mots, de langages divers, de nouvelles langues, pour ne pas parler de nouveaux langages, de néologismes, d’une surabondance d’informations et de nouveaux moyens de..
De nos jours, nous sommes tous abreuvés de mots, de langages divers, de nouvelles langues, pour ne pas parler de nouveaux langages, de néologismes, d’une surabondance d’informations et de nouveaux moyens de communications.
Le fait d’utiliser des mots nous semble banale. On les utilise tous les jours, du matin jusqu’au soir. Nos rêves sont des mots mis en images, des situations qui ne se découvrent pas dans la journée et qui se verbalisent la nuit. Mais qu’en est-il de l’absence de mots ? Cette absence qui se manifeste au détour d’une conversation, lorsqu’on ne trouve pas de mot pour dire ce que l’on ressent.
Il y a l’hyper-communication. Celle qui « fait dire » tout, tout de suite. Être joint, être vu à tous moments. Des mots partout ? C’est vite dit…
Petit florilège.
Le Mot
Le mot ne traduit pas forcément ce que l’on ressent ni même ce que l’on voit. Le langage n’est pas capable, selon Bergson (1), de traduire ce qui se passe (au-dedans ou au-dehors), il ne peut que tenter (vainement) une traduction sans jamais parvenir au mot juste.
Quelle que soit l’étendue de notre vocabulaire, il est parfois difficile de traduire un sentiment, une sensation.
Le but de l’élargissement de cette gamme de mots est de palier à cette absence, même si le langage est imparfait dans cette traduction du monde du dedans et du monde du dehors.
Notre corps, véritable intermédiaire entre notre dedans et ce qui se passe au dehors (2), se trouve entre deux mondes. Il a un rôle, celui de « faire corps » entre le monde des objets et nous, sujets.
Lorsque les mots manquent, le corps somatise bien souvent. Lorsque les mots manquent nous pouvons également réagir. Ce mot de réaction est particulièrement intéressant car il suggère qu’il y ait eu une action première. En effet, pour qu’il y ait ré-action, il faut une action première, puis une seconde. Quelle est donc cette ré-action ?
En l’absence de mot(s), notre première action est celle de ressentir une profonde frustration. Nous ne trouvons pas de mots pour répondre à ce que dit telle ou telle personne. Cette frustration engendre une ré-action. Si le « dedans » ne s’exprime pas, ou ne peut s’exprimer, alors c’est le corps qui le fait. Le besoin d’éliminer cette frustration est plus vivace que la simple raison.
Le corps
Nous avons tous assisté, à un moment donné ou à un autre, à une bagarre. Cela commence invariablement par des mots « doux ». Les protagonistes usent d’imagination pour rivaliser (crescendo) en matière de « vocabulaire » et d’insultes en tous genres. Toute le famille en prend pour son grade…Puis vient le moment ou l’imagination atteint ses limites. Les protagonistes reprennent à leurs comptes le vocabulaire et les insultes qui fusent en tous sens. Chacun reprenant les « mots » de l’autre. Enfin, las de tourner en rond, lorsque cette étape (rapide) cesse et que le vocabulaire est à son degré zéro, les coups pleuvent. La frustration est, par manque de vocabulaire, trop grande.
La violence n’a pas que ce point de départ bien entendu, mais le vocabulaire a son importance dans la mise en place de ces actes. Son absence ou son aspect réduit implique cet élément de frustration qui, elle, est ravageuse.
Lorsque l’enfant ne sait pas exprimer un sentiment parce qu’il est petit ou parce qu’il est en manque de vocabulaire, sa première ré-action est de frapper l’autre ou de lui signifier son mécontentement par un geste de désapprobation. En « traduisant » sa frustration, en lui donnant un nom, l’enfant pourra exprimer son mécontentement et réduira considérablement ces gestes malencontreux.
Penser que les enfants communiquent mieux qu’avant parce qu’ils ont accès à une technologie faites d’images et de claviers, c’est se tromper sur le véritable sens du mot « communiquer ».
En augmentant les outils de « communication » nous leur apprenons l’« immédiateté » du langage c’est-à-dire une réduction du « verbe » à son strict minimum.
L’oeil
Mieux encore. « Communiquer » sans personne pour répondre : c’est possible.
Un reportage diffusé sur France 5 cette semaine (3) nous donnait à voir une crèche pas comme les autres. Équipée de Web cams, cette crèche se veut à la pointe de l’innovation. Les parents peuvent regarder leurs enfants évoluer dans leurs activités. Lorsque la caméra est branchée, l’auxiliaire de puériculture avertie l’enfant concerné que son père, sa mère ou sa grand-mère le regarde. « Dis bonjour à mamie ! » lance l’auxiliaire. L’enfant s’exécute. La grand-mère n’est autre qu’une caméra placée à deux mètres du sol, dans un coin de la pièce : l’oeil.
Le père d’un autre enfant regarde sa progéniture depuis son lieu de travail, tout en discutant avec sa femme au téléphone : « tu la vois, moi je la vois ! ». En rentrant à la maison après une journée de huit heures à la crèche (où l’enfant a dit « coucou » à la caméra), il se retrouve sur les genoux de sa mère qui discute par Web cam avec la grand-mère du fameux « coucou » à la caméra.
L’espionite aiguë version Big Brother s’installe à la crèche.
La violence est partout et ne prend pas forcément la forme qu’on lui connaît habituellement.
Le langage et la communication, le wizz et la Web cam, le vocabulaire et le texto.
Communiquer avec autrui c’est être en inter-action, c’est aussi créer de l’impatience, celle de se voir pour se dire enfin ce que l’autre ne sait pas de nous.
Faire accéder l’enfant à une immédiateté de voir et d’être vu c’est, entre autre, ne pas lui laisser gérer l’attente et la frustration, c’est réduire également son intimité.
Rien n’a besoin d’être raconté puisque c’est vu immédiatement.
La technologie (et l’hyper-communication) réduit, l’air de rien, l’apprentissage du vocabulaire. Ce dernier se construit dans l’échange, la patience et l’explication. C’est conter et se raconter.
S’il fallait conclure…
Cette analyse sur le manque de vocabulaire est partagée par tous les acteurs de la lutte contre la violence. En augmentant le nombre de mots à la disposition de chacun, le nombres d’actes de violence, envers soi ou envers autrui, régresse.
Ces actions sont menées par Alexandre Jardin (4), qui a créé l’ « Opération 1000 mots », mais également par Eric Debarbieux de l’Observatoire International de la Violence à l’Ecole (5).
Avoir des mots dans son répertoire sans en comprendre le sens n’a aucun intérêt. Augmenter le nombres de mots en expliquant leurs significations est un enjeux qu’il faut soutenir. Écrivains, philosophes, enseignants, associatifs sont de ceux-là.
C’est à l’occasion du Colloque International de Lisbonne (6) que ces questions ont été évoquées. En soutenant de telles actions, nous arriverons peut-être, à changer les choses.
Sophie Sendra
3. Les Maternelles, jeudi 26 juin 2008.
4. Chaque femme est un roman, Grasset.
5. International Journal on Violence and Schools, www. ijvs.org.
6. « Violence à l’école et politiques publiques », 23, 24, 25 juin 2008 à Lisbonne.