Guillaume Fischer ( PressNews) et Raphaël Turcat ( PlayBoy) ont imaginé une série d’entretiens imaginaires avec plusieurs personnalités qui avaient un rapport plus ou moins viscéral à l’alcool*. On y retrouve pêle-mêle Edgar Allan Poe, Alfred de Musset, Charles Baudelaire, Emile Zola, Fernando Pessoa, ou encore Ernest Hemingway. KolonelChabert a réalisé, quant à lui, l’ensemble des illustration de Tchin. Nous avons souhaité vous donner un aperçu de ce projet étonnant en publiant en intégralité l’entretien imaginaire de Jack Kerouac.
Décembre 1958, New York. Direction l’East Village où m’attend un trentenaire que toute l’Amérique éclairée de l’après-guerre s’arrache. Jack Kerouac – un patronyme qui claque comme un slogan publicitaire à l’exotisme glamour – a redistribué il y a un an les cartes de la littérature américaine avec Sur la route, récit des errances stupéfiantes de Sal Paradise et Dean Moriarty sur les voies qui mènent de l’est des États-Unis à la Californie ou au Mexique. Intrigué par ce succès d’édition, le rédacteur en chef du quotidien de Toronto The Globe and Mail m’a lancé une semaine plus tôt : « Va interviewer cet ersatz de Canadien dont tout le monde parle. » En plus d’être un récit de voyage hors pair, mélange de « prose spontanée » et de poésie, Sur la route pose les fondations de la beat generation, un mouvement littéraire qui bouscule les certitudes des États-Unis maccarthystes : Jack Kerouac y parle drogue, homosexualité, liberté, quête spirituelle et révélation de soi tout en magnifiant l’Amérique des grands espaces. Celui que Salvador Dalí trouve « plus beau que Marlon Brando » mais qui est passé à côté d’une grande carrière sportive à force de défonce en tous genres m’attend dans l’atmosphère enfumée du Harmony Bar & Restaurant. Si ses acolytes Allen Ginsberg et William Burroughs (Carlo Marx et Old Bull Lee dans le livre) sont absents, Jack a trouvé un compagnon de substitution : une bouteille de whisky déjà sérieusement entamée.
Bonjour Ti-Jean. (Il lève avec difficulté une paupière.) Ti-Jean ?
Personne ne m’a appelé comme ça depuis la mort de mon père. Il m’appelait ainsi en raison de nos origines bretonnes. C’est grâce à lui que j’ai appris à taper à la machine, dans son imprimerie. Et je vais vous faire une révélation : c’est pour cela que j’écris vite et ne me corrige pas.
D’où avez-vous inventé le terme « beat » ?
J’ai entendu des vieux nègres l’utiliser dans le Sud pour dire « écrasé », « vaincu », « pauvre »… Un peu plus tard, je me suis rendu dans une petite église, Sainte-Jeanne-d’Arc, et là… j’ai eu une révélation ! « Beat », « béate », « béatitude ». (En français mâtiné d’un fort accent canadien.) Et puis il y a le beat du jazz, bien sûr.
Et beatnik, aussi ?
Les beatniks ? AH AH AH ! (Il arrose le bar de ses postillons.) Les beatniks sont des bohémiens avec des barbes et des sandales juste capables de s’asseoir et de ne rien faire. Comment peut-on se reconnaître dans ces gens-là ? Moi, je travaille beaucoup : j’ai été marin, j’ai trimé à l’usine, j’ai été journaliste. Eux, non… Non, ils n’ont rien à voir avec la beat generation, appelons-les plutôt la LSD generation. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de cette drogue mais c’est une substance promise à un grand avenir !
Vous en consommez ?
Comme tout le monde mais je lui préfère de loin le whisky et la benzédrine sous forme de petites pilules, les bennies. Ça vous réveille un mort. Parfait pour écrire.
Vous en avez beaucoup pris pour écrire en trois semaines Sur la route ?
Non, uniquement du café, beaucoup de café. Et des nuits de travail. C’est la recette. (Il descend son verre en allumant une cigarette.)
J’ai l’impression qu’il y a une incompréhension entre ce que vous représentez en tant qu’« incarnation de la beat generation », comme l’écrit le New York Times, et ce que vous êtes réellement…
Vous avez raison : il y a erreur sur la marchandise ! Je n’ai rien à voir avec la politique, particulièrement avec la gauche de la côte Ouest. Je me suis même fait siffler par des communistes merdeux lors d’une conférence au Hunter College le mois dernier. Bon, il faut dire que j’avais sacrément bu. Mais tout le problème de cette plèbe investie d’une parole politique et qui croit voir en moi le prophète que je ne suis pas, c’est qu’elle ne cherche pas à vivre. Ça discutaille en fumant sur le sens de la vie et tout ça tourne en rond. À ces pantins oisifs, je préfère les clochards célestes ! Ce sont les seuls qui ont la démence de vivre, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, les seuls qui ne savent pas bâiller.
Les clochards célestes ?
Oui, les fous, les marginaux, les rebelles, les anticonformistes, les dissidents, tous ceux qui voient les choses différemment, qui ne respec-
tent pas les règles. Ils inventent, ils imaginent, ils explorent. Ils font avancer l’humanité. Là où certains ne voient que folie, je vois du génie ! Car seuls ceux qui sont assez fous pour penser qu’ils peuvent changer le monde y parviennent. Un autre whisky, barman !
Pourquoi buvez-vous autant, Jack ?
Je vais vous répondre indirectement : la seule chose après laquelle nous languissons durant notre existence, qui nous fait soupirer et souffrir toutes sortes de doucereuses nausées, c’est le souvenir d’une félicité perdue que l’on a sans doute éprouvée dans le sein maternel. Et cette félicité ne saurait se reproduire que dans la mort. Moi, j’ai choisi : l’alcool sera l’arme de mon suicide.
Dans Sur la route, vous écrivez : « J’étais à mi-chemin de la traversée de l’Amérique, sur la ligne de partage entre l’Est de ma jeunesse et l’Ouest de mon avenir. » De quoi sera fait le vôtre ?
Je veux une vie de bohème bercée de spiritualité bouddhiste.
Un jour Allen Ginsberg m’a offert un livre : Essais sur le bouddhisme zen. Ça a agi comme une révélation. Je suis d’ailleurs en train de recueillir mes pensées dans un journal spirituel où je fais dialoguer Bouddha avec Lao-tseu, Thomas d’Aquin, Ignace de Loyola, Dostoïevski, Joyce, Balzac, Shakespeare ! Et j’y livre la dimension mystique de la beat generation dans ce haïku : La beat generation / Est un groupe d’enfants / Sur la route / Qui parlent de la fin du monde. Sur la route est un livre qui met en mots pile au bon moment ce que ressent toute une génération, comme un manuel de savoir-vivre du nouveau way of life américain…
Oui, c’est fini, le monde d’avant ! À partir de maintenant, il faut l’imaginer comme le rendez-vous des errants qui s’avancent sac au dos, ceux qui refusent d’admettre qu’il faut consommer toute cette ferraille dont ils n’ont que faire : réfrigérateurs, télévisions, automobiles et autres saletés qui atterriront dans la poubelle huit jours plus tard. Travailler, produire, consommer est un cercle infernal qu’il faut briser !
Que conseilleriez-vous aux jeunes écrivains qui désireraient se lancer sur vos traces ?
Il réfléchit puis égrène sa liste en levant les doigts : Tenez des carnets secrets, couverts de gribouillis et de pages dactylographiées, pour votre propre plaisir ; soyez amoureux de votre vie ; éliminez l’inhibition grammaticale et syntaxique ; écrivez de façon à ce que le monde lise et voie les images exactes que vous avez en tête ; composez de façon indisciplinée, pure. Plus c’est cinglé, déglingué, mieux c’est ! Je vais recommander une bouteille que nous boirons ensemble.
À condition que vous me donniez le mot de la fin…
(Il réfléchit un long moment, le regard dans le vide.) Quand ma garce de vie s’est mise à danser devant mes yeux, j’ai compris que quoi qu’on fasse, au fond, on perd son temps. Alors, autant choisir la folie
.
Jack Kerouac
« L’alcool sera l’arme de mon suicide. »
12 mars 1922 – 21 octobre 1969
Interview imaginaire tirée de l’ouvrage TCHIN écrit par Guillaume Fischer et Raphaël Turcat Dessins de KolonelChabert
Editions Jungle – 15 €
( * à consommer avec modération )