Tout d’abord, pourquoi avoir décidé de réaliser un documentaire focalisé sur les femmes noires ?
C’est un film sur l’expérience minoritaire des femmes noires en Europe francophone, en particulier en France et en Belgique. Il pose la question suivante : qu’est-ce que c’est d’être aux intersections de genre, de race, dans des pays anciennement esclavagistes ou coloniaux ? Ca a été une longue mise en place puisqu’il s’est écoulé quatre ans entre l’écriture et la sortie du film ! C’est aussi une autoproduction, financée en partie à l’aide d’un crownfunding participatif.
Comment avez-vous trouvé ces femmes et pourquoi ont-elles accepté de faire partie du documentaire ?
J’ai d’abord écrit un questionnaire basé sur ma vie, du jour où on découvre qu’on est noire jusqu’aux premières anecdotes autour du fait de cette découverte. J’ai réalisé de vrais entretiens dans lesquels j’expliquais chacune des thématiques que je voulais aborder (fétichisation sexuelle, dépression, éducation, communautarisme, etc.). De mon côté, j’ai découvert que j’étais noire le jour où j’ai changé d’école et qu’on m’a dit : « Je te donne pas la main parce que t’es noire. » J’ai donc cherché chez ces femmes des similarités, ce qui engageait la discussion.
Ces questions sur ma vie, je les ai au préalable posées à des amis noirs qui ont grandi dans des communautés noires car de mon côté, je suis adoptée et donc, il y a pas mal d’expériences que je n’ai pas vécues. Par exemple, dans le film, il y a toute une partie de discours que je n’avais personnellement jamais entendu : « Tu dois en faire deux fois plus », « Tu dois faire attention à bien te tenir »… Moi, mes parents sont blancs, donc ils ne m’ont jamais dit ça ! Du coup, ce questionnaire s’est enrichit après l’avoir présenté à des proches. Mais je l’ai aussi confronté à des universitaires, à des femmes plus âgées, par exemple Gerty Dambury qui est aujourd’hui une auteure de théâtre et l’une des membres fondatrices de la Coordination des femmes noires, une association afroféministe des années 70… J’avais aussi envie d’avoir un recul intergénérationnel, voir ce que toutes ces personnes avaient à dire sur mes questions. Puis j’ai lancé un appel sur les réseaux sociaux et dans des communautés. Par exemple, il y avait un groupe qui s’appelait « Musulmans progressistes de France » ou encore un média afro-caribéen lesbien du nom de « Dolly Stud »… Dans tous ces groupes, je recherchais des personnes qu’on ne voyait pas forcément dans la société française mais qui existaient dans l’espace public (du moins sur Internet).
Et ces personnes ont répondu facilement ?
Je tablais sur une dizaine personnes qui voulaient participer et j’avais prévu à peu près six mois pour recruter les gens. Mais à partir du moment où j’ai posté sur Twitter, ça a été un raz-de-marée de messages qui m’arrivaient de partout… Etant en autoproduction et en région parisienne, j’ai été obligé de sélectionner les filles qui pouvaient se déplacer et me rencontrer sur Paris. C’est cela qui a déterminé le choix. C’est aussi un film de contrainte : si j’avais eu de l’argent, j’aurais adoré aller tourner en Guadeloupe ou en Guyane, ça aurait été super intéressant !
Sur une sélection d’environ 60 mails, j’ai rencontré 45 femmes en pré-entretien à qui j’ai présenté les thématiques. J’avais cette idée de départ d’une grande conversation entre femmes noires. Mais je savais que toutes ne seraient pas à l’aise pour parler de religion, d’orientation sexuelle, de pression, etc. Du coup j’ai laissé un temps de réflexion, et 24 d’entre elles ont décidé de participer.
« Dans le féminisme on va avoir tendance à lutter pour le droit des femmes en excluant certaines catégories de femmes. »
Vous qualifiez le documentaire et vous-même d’afroféministes. C’est quoi, au juste, l’afroféminisme ?
C’est un peu plus complexe que ça… L’idée, c’est qu’on ne peut pas dissocier les identités noires et femmes. Souvent, ce qui est oublié dans les luttes antiracistes et dans les luttes féministes, c’est le fait que nous, les femmes noires, on ne peut pas choisir. Quand les gens veulent comprendre le terme afroféminisme, j’explique que je ne lutte pas un jour en tant que femme et le lendemain en tant que noire. Moi, tous les jours, je suis une femme et je suis noire. A partir de là, comment est-ce qu’on trouve un système, un mode de pensée, un mode de lutte qui prennent en compte toutes mes identités, qui peuvent être plus complexes ! C’est ça que montre le film : je peux être une femme noire, lesbienne et juive par exemple. Dès lors, qu’est-ce que va être ma vie ? C’était là mon objectif : arriver à montrer cette complexité. Dans l’afroféminisme il y a vraiment la volonté de n’effacer aucune de nos identités et de ne pas faire de hiérarchie. Souvent, dans les milieux antiracistes on va parler des hommes noirs, nous dire qu’il est très important de lutter contre la violence policière, puis nous, on disparaît… Et dans le féminisme on va avoir tendance à lutter pour le droit des femmes en excluant certaines catégories de femmes…
Le féminisme ne prend pas assez en compte les femmes noires selon vous ?
Souvent, je donne l’exemple d’un des premiers slogans de Mwasi qui est un collectif afroféministe. Il disait : « Qui fait le ménage à la fête de l’Huma ? » Et pour moi, c’est une très bonne illustration. Ca signifie que souvent, pour que des femmes blanches puissent faire carrière ou militer pour abolir le plafond de verre, il y a une externalisation de la domination masculine sur des femmes pauvres ou sur des femmes non blanches, ou bien encore sur des femmes pauvres non blanches des pays du sud qui n’ont pas de papiers… Pour moi, il doit y avoir cette volonté de ne pas faire disparaître ces réalités-là. Quand on dit « on est toutes des femmes », finalement celles qu’on oublie, ça va être les femmes noires, les femmes musulmanes… Ca va aussi être les femmes arabes ou les femmes asiatiques et alors pire, les femmes en situation de handicap, auxquelles personne ne pense jamais en France. Du coup, dans l’afroféminisme, il y a l’idée qu’on se rappelle de nous et toute notre identité est bien prise en compte.
« Ce qui pour moi, ne va pas en France, c’est le programme Image de la diversité du CNC. »
Qu’est-ce qui, dans la société actuelle, pourrait faire que les femmes noires soient justement mieux représentées ?
Il manque une volonté institutionnelle de mettre en place des mesures correctrices d’inégalités. Si je prends l’exemple a trait à mon milieu, le monde du cinéma et de la télévision, c’est assez criant. En Angleterre, la BBC, qui est un organe public – et c’est une chose qui est importante pour moi, ça devrait commencer par le service public –, la BBC, donc, a mis en place un système de cibles qui s’appellent « BBC Targets » : ils doivent atteindre des cibles chiffrées sur trois grands critères de discrimination que sont la race, le genre et le handicap. Et ils ne le font pas seulement à l’écran, ils le font dans tous les corps de métiers de la BBC, du comptable au scénariste en passant par les techniciens, les comédiens et les réalisateurs. Ils étudient la façon dont ils avancent sur les questions de représentativité. L’idée, ici, est de voir ça comme un enjeu global : si il y avait plus de tout le monde à tous les postes, la représentation finale qui est la représentation sur les écrans serait moins caricaturale. Car finalement, quand ce sont les mêmes personnes qui racontent les mêmes histoires, qui se fréquentent entre individus du même milieu social, quand il s’agit toujours de personnes blanches, valides, de classe moyenne supérieure, et souvent des hommes, qui se retrouvent à écrire des histoires pour représenter toute la société, il y a des chances pour que l’on soit dans le stéréotype ou la caricature ! Ce que j’aime de mon côté, c’est vraiment une approche pragmatique pour corriger les inégalités. On met des cibles chiffrées très bien, mais on les évalue régulièrement aussi.
On est donc loin d’une telle démarche de représentativité en France ?
Ce que je donne souvent comme exemple de ce qui pour moi, ne va pas en France, c’est le programme « Image de la diversité » du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée). Il est mis en place en 2007. On est en 2017. Ca fait dix ans que le baromètre de ce programme montre qu’il n’y a aucun progrès en terme qualitatif et même quantitatif de représentation des minorités raciales, de genre, etc. En France, on n’en est même pas à inclure le handicap dans les critères ! Pourquoi n’a-t-on pas regardé tous les trois ans s’il y avait des améliorations notables que permettait le fond image de la diversité ? Et si au bout de quelques années on voit qu’il n’y a pas d’amélioration, on se pose des questions : qu’est-ce qu’on fait mal et comment on peut repenser notre système ?
Mais la représentativité doit-elle forcément être l’apanage du seul service public ?
J’accorde de l’importance à ce côté institutionnel même si, quand on regarde sur le terrain, il y a un foisonnement d’activités. Il n’y a qu’à voir les milieux associatifs et culturels. Mais la question que je me pose aussi, c’est la pérennité de ces activités. Moi, j’ai pu faire un film, mais ça m’a pris quatre ans, je suis très fatiguée, je n’ai plus d’argent. Ce film-là doit fonctionner en salle dans une magnitude qui, en plus, n’est pas attendue en général pour les films indépendants, soit 20 000 entrées… Et c’est beaucoup d’entrées pour un film indépendant ! Ce n’est même pas pour gagner ma vie, mais bien pour simplement me refaire financièrement ou avoir assez d’argent pour financer le prochain projet. Donc si je ne reçois pas de soutien institutionnel, je ne fais peut-être pas de deuxième film ou alors je me retrouve dans la situation de Rachid Djaïdani qui a mis neuf ans à faire Rengaine, un long-métrage de fiction ! Mon film est un documentaire, et j’aimerais bien faire de la fiction à terme. Du coup, je commence par ce que je peux réaliser avec mon propre argent… La question est là : est-ce que tout le monde peut avoir accès au milieu du cinéma ? Je parle de ça car c’est le domaine qui m’intéresse. Mais on peut aussi s’interroger sur les profs, j’ai fait toute une scolarité sans jamais voir un seul prof noir ! Les médecins noirs, où sont-ils en France ? On ne sait pas. Et encore une fois je parle des noirs parce que c’est le sujet qui me touche le plus, mais on peut toujours discuter des autres minorités.
Si il n’y a pas un soutien institutionnel, si il n’y a pas une volonté politique, de l’Etat, de soutenir les initiatives déjà en place ou en projet, ça ne va pas évoluer selon moi. Et c’est d’ailleurs pour ça que ça n’avance pas très bien. Par exemple dans le monde du cinéma, on cale un peu.
« J’ai dirigé un bar à vin, je m’identifie comme pansexuelle. Et je me retrouve dans des réunions dans lesquelles on me disait que je n’existais pas ! »
Vous avez aussi été actrice et vous dites qu’on vous a souvent proposé des rôles stéréotypés…
Oui bien sûr et c’est aussi une des choses qui a motivé le film. J’ai d’abord tenté d’écrire de la fiction avant de passer au documentaire. J’étais notamment sur un projet de fiction qui m’a permis de rencontrer beaucoup de boîtes de production en France, en l’occurrence une satyre de magazines féminins, intitulée « Média tarte ». L’idée était de prendre de vrais titres de magazines féminins et de les comparer à la vie réelle. Dans un groupe de fille, j’avais par exemple glissé une lesbienne noire, sommelière. Je voulais banaliser cette présence-là : sa place dans la série, ce n’était pas qu’elle était noire, mais une fille qui faisait une belle carrière. Et là, systématiquement, dans les réunions avec les producteurs, on vivait des moments qui pour moi, étaient surréalistes ! Ils disaient que tout ça était « trop américain », que ces filles-là n’existaient pas en France, que ça ne passerait jamais… Pourtant, cette fille était un dérivé de moi : j’ai dirigé un bar à vin, je m’identifie comme pansexuelle. Et je me retrouve dans des réunions dans lesquelles on me disait que je n’existais pas ! Pour moi, c’était une forme de pied de nez que d’être là. Ces gens, ils n’étaient même pas malveillants, mais ils étaient convaincus que ces filles n’existaient pas…
N’y-a-t-il pas aussi une forme de conservatisme dans les stéréotypes ?
Oui, peut-être. Mais c’est surtout qu’à partir du moment où c’est quelque chose qu’on ne connait pas, ça n’existe pas. C’est l’ignorance qui devient un fait.
Ce documentaire est également là pour ces filles qui « n’existent pas » : je peux dire aujourd’hui que j’ai fait un film qui s’appelle Ouvrir la Voix, dans lequel il y a 24 femmes noires, et même si ce n’est pas toutes les femmes noires, c’est déjà une pluralité qu’on ne voit jamais, dans toute leur complexité. Même dans le film, j’essaie vraiment d’amener cette idée qu’elles ne sont pas toujours d’accord, qu’il y a de la nuance. Elles se disent « afro-descendantes », « noire », « afro », « afropéenne »… Cette diversité d’identités est ce qu’il manque beaucoup dans la représentation des femmes noires en France, on est toujours montrées de façon homogène et unidimensionnelle. Nous sommes des êtres complexes ! Nous sommes des individus au même titre que les autres dans la société. J’avais envie de retrouver ça, de montrer qu’il y a ce foisonnement de religion, d’orientation sexuelle, de caractères, de professions aussi. En somme, tout ce que je trouve foncièrement absent de la représentation des femmes noires aujourd’hui.
Dans le documentaire, certaines pointent les conséquences sur leur vie intime de ce manque de représentativité… Comment expliquez-vous cela ?
Ca mériterait un autre film sur les stratégies de défense ! Mais je pense que même dans la réception, ce film n’a pas du tout le même impact sur les femmes noires, dépendamment de quelles ont été leur stratégie de défense. Je vais donner un exemple. J’ai fait des projections-tests avec des personnes de mon entourage, très mixte et de tout horizon professionnel. Deux femmes noires, des personnes très populaires, m’ont dit, à la fin de la projection, qu’elles ne se retrouvaient pas là-dedans, que ces femmes étaient, pour elles, un peu trop dans la victimisation. En poursuivant la discussion, elles me racontaient des choses (qui pour moi étaient atroces) dont elles se rendaient compte au fur et à mesure qu’elles les avaient minimisées.
La chose qui était la plus dure dans le fait de filmer 24 personnes entre 2h30 et 4h30 pour celles qui parlaient le plus, c’était de voir à quel point il y avait une mise à distance et une rationalisation de choses et d’événements qui étaient vraiment très durs, très traumatiques (et encore on a sélectionné et fait un subtil dosage pour ne pas que les gens soient déprimés en sortant !). Je voulais donc montrer que l’on n’était pas soumise à un déterminisme social total qui fait qu’on ne peut pas s’en sortir. Pour moi, c’était vraiment important de dire cela. Mon audience cible, c’est vraiment les jeunes filles noires, ce sont aussi les choses que moi-même j’aurais aimé entendre quand j’étais jeune. Je voulais qu’une adolescente se dise après avoir vu le film : « Voilà, ce n’est pas facile, mais je peux m’en sortir, je peux accomplir des choses. »
Selon vous, la résignation l’emporte sur le combat ?
A titre personnel, ce que j’ai trouvé très drainant, c’est de voir à quel point il y a une accommodation de la violence raciste, sexiste. Et chez certaines, pas toutes, mais c’est le cas aussi chez moi, il y a le fait d’oublier, immédiatement et de façon très active pour pouvoir passer à autre chose. Du coup, souvent, quand je commençais à poser des questions sur un sujet donné, les filles rebondissaient sur des événements de leur vie qu’elles avaient mis de côté. Au fond, on les sort quand on y est forcé. Alors on s’interroge : est-ce qu’on les extériorise ou pas ? Et c’est ça aussi que j’essaie de retranscrire dans le film, quand on parle de la difficulté de la relation amoureuse ou de l’image de soi, c’est que finalement les traumatismes, même si ils ne nous occupent pas toute la journée, ils peuvent avoir un impact sous-jacent. Un peu comme les gens qui ont des douleurs chroniques. Est-ce qu’on se trouve trop foncée ? Est-ce qu’on n’aime pas ses cheveux ? Est-ce qu’on a du mal à avoir des relations amoureuses avec des gens qui nous ressemble ? Tout ça vient nous questionner sur nous-mêmes aussi. Qu’est-ce que ça veut dire quand on est une personne noire qui ne ressent pas de désir pour les personnes noires ? Cela signifie qu’on ne ressent pas de désir vis-à-vis de soi-même ? Cette idée de douleur chronique c’est aussi propre aux cultures noires. Ce que j’aime dans nos histoires, c’est justement toute cette résilience qui passe par ces interrogations.
On sent qu’au-delà des témoignages et de l’aspect anthropologique du documentaire, vous vous êtes aussi très impliquée émotionnellement…
Oui, ce projet à quelque chose de très personnel dans le sens où c’est aussi une synthèse de mon parcours. J’ai fait mon mémoire de fin d’étude à Science Po sur les enjeux du traitement de la question coloniale, c’était en 2006. Il y a ce film qui sort en 2017, ça fait une dizaine d’année que je travaille sur les questions de genre, de racisme, en France et dans l’histoire coloniale : tout ça aurait pu être juste un trauma ou juste quelque chose de négatif, mais il en sort une aventure, un film, une œuvre qui, je pense, fait du bien à beaucoup de personnes. Et ça, c’est aussi propre aux cultures noires, que ce soit la créolité, la négritude, le negro spiritual, etc. Il y a toujours cette tradition que du drame et de la tragédie émerge quelque chose de créatif. Comment est-ce qu’on peut se recréer des identités et pas juste être déterminés de l’extérieur ? Et d’arriver à en faire quelque chose pour nous permettre d’avancer ?
Ouvrir la voix
Ecrit et réalisée par Amandine Gay
Bras de fer production
( Crédit Photo : Christin Bela – Cflgroup Photography )