Comment est né ce grand projet 14/18 ?
Guy Delcourt m’a appelé un jour pour me proposer l’idée. les célébrations du centenaire de la Grande Guerre arrivaient à grands pas et Guy voulait traiter le sujet de belle manière, avec amplitude. au départ, j’étais un peu dubitatif car je n’avais jamais touché à ce sujet pour des raisons personnelles. La guerre, ce n’est pas quelque chose a priori qui me soulevait d’enthousiasme. mais du coup, professionnellement, cela constituait une sorte de challenge et j’ai dit ok. On s’est rencontré et on a évoqué cette bande de camarades traversant ce cauchemar guerrier du début à la fin (enfin pour certains, car d’autres allaient s’arrêter en chemin). L’idée était lancée…
Quel est votre rapport personnel avec cette période ?
J’étais objecteur de conscience. pendant deux ans (de 85 à 87), j’ai effectué mon service national civil dans une association qui s’occupait de colonies de vacances et de formation pour animateurs. à l’époque, j’avais même créé un petit personnage de bande dessinée – “l’objo” – qui solliloquait et philosophait sur des thèmes tels que la violence, l’armement, la guerre, la paix, etc. Ces strips étaient publiés par la Maison pour la Paix de Poitiers. Voilà pour ma perception de la guerre.
Avez-vous réfléchi à plusieurs pistes de narration avant de vous lancer dans les histoires de ces huit jeunes du même village ? C’est en quelque sorte les petites histoires qui s’inscrivent dans la Grande Histoire ?
L’idée de ces huit amis a été mise sur la table dès le départ. Cela offrait la possibilité de leur créer un passé commun et d’installer des relations complexes entre eux dès les premières pages. On apprend à les connaître avant la mobilisation et on peut ainsi apprécier leur trajectoire et l’évolution de leur réflexion au cours du conflit. Cela permettait aussi de les entourer d’autres personnages – pères, mères, frères, enfants, amies, conjointes – qui allaient rester à l’arrière et souffrir de la guerre d’une autre manière.
Le projet est ambitieux avec 10 tomes prévus. Est-ce que cette séquence a été prévue dès le début afin de bâtir l’histoire sur ce long terme ?
L’articulation du projet a été aussi définie dès le départ. Le calcul était simple : deux albums par année de guerre. un tel événement ne peut pas se contenter d’être traité par dessus la jambe. il fallait de l’ampleur. Cet espace et cette liberté ont été déterminants pour mon implication.
Qu’est-ce que cette marge manoeuvre a apporté à la construction du récit ?
Le souffle qu’on ressent à la lecture de la série vient de l’amplitude de la construction. Je sais que les séries longues ne sont pas à la mode, mais certains sujets exigent une certaine longueur. Chaque période importante de la période est traitée comme une petite nouvelle. Le quotidien, le ressenti de chacun, occupe une large place dans le récit. cette succession de nouvelles offre au final une belle fresque moins épique qu’humaine.
A ce sujet, comment avez-vous choisi le thème et la période à développer pour chaque tome ?
J’ai un peu épluché la documentation et j’ai rapidement sélectionné les moments qui me paraissaient importants, ceux que tout le monde connait (la Marne, la Somme, Verdun…). La plupart du temps, j’ai choisi de traiter les décisions invraisemblables de l’état major à travers la correspondance qu’entretiennent momo et nicole. Les conséquences de ces décisions étaient ensuite montrées dans les séquences de la vie quotidienne et les scènes de batailles.
On imagine aisément que vous avez du faire un travail de recherche minutieux. Vous vous êtes rapproché d’histoirens et de spécialistes de la période ?
Non, je ne voulais pas me perdre dans la documentation. Je me suis appuyé sur quelques bouquins mais je voulais surtout que cette histoire prenne le lecteur aux tripes. L’histoire de 14 18 est très balisée : chaque jour et chaque mouvement ont été soigneusement consignés. Ceux qui veulent des infos précises sur les manoeuvres, les chiffres et les dates peuvent se reporter à ces ouvrages qui les traitent avec le plus grand sérieux. il n’y a guère de surprise en la matière. Le seul angle valable à mes yeux était de toucher les lecteurs par la sensibilité des acteurs que j’avais mis en place.
Vous avez opté exclusivement pour l’histoire de ces 8 garçons sans vous appesantir sur des sujets afférents à la guerre. Avez-vous été tenté par moment d’élargir la narration ?
Avec un capital de 46 pages par épisode, même si on est tenté de faire des détours, il faut sans cesse se raisonner. une fois passés en revue les thèmes à aborder pour chaque album, les réactions des uns et des autres. Les conflits entre personnages, le coup d’oeil à l’arrière du front… toutes vos pages sont utilisées! 46 pages, c’est un format très rigoureux. mais il permet aussi de ne pas se perdre en dilatant trop un récit qui n’aurait alors plus le même impact.
Comment avez-vous articulé votre travail avec le dessinateur ?
L’équipe a été recrutée pas l’éditeur. Le nom d’Etienne le roux est arrivé très rapidement dans la conversation. J’ai pris, comme à mon habitude, beaucoup d’avance pour ne pas “planter” le projet. Deux albums par an pendant 5 ans, c’est un rythme soutenu. comme je n’aime pas bosser sous pression, je préfère prendre de l’avance. ce que j’ai fait. Jenvoyais les scénarios très à en amont et je n’avais plus qu’à regarder tomber les pages et apprécier le résultat, sans paniquer. Le rythme fait partie intégrante du succès d’une série comme 14-18.
Quelle est la symbolique du choix de ces villageois qui partent à la guerre ? La naïveté, la candeur, l’inconscience de la guerre ou encore l’innocence ?
J’ai choisi un village car à cette époque, la ruralité était plus importante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ces personnages dans leur ensemble (ceux qui vont partir au front et ceux qui vont rester) représentent toute une société. on ne peut pas vraiment dire qu’ils soient innocents ou candides. Dès le départ, ils ont une conscience politique et leurs opinions s’opposent souvent. Mais avoir un avis sur la guerre et en vivre une, ce n’est pas la même chose. La guerre va les changer au plus profond. Leurs croyances et leurs idéaux vont s’en trouver bouleversés. C’est l’un des axes le plus intéressant dans la série.
Dans quelle mesure critiquez-vous l’attitude du chef d’Etat major de l’armée dans les décisions prises ? On pense notamment à Nivelle.
Je n’ai rien inventé à ce niveau-là. C’est très facile de critiquer à cent ans de distance, je n’y étais pas. J’ai repris les courants de pensée de l’époque. Une fois le patriotisme retombé, il reste l’analyse froide des faits et les bilans catastrophiques. C’est la documentation qui m’a apportée ces points de vue que je réutilise dans les dialogues des personnages.
Avez-vous déjà balisé l’ensemble de la trame jusqu’au dernier tome ou ajustez-vous tome après tome ?
Rien n’a été laissé au hasard. Avant d’écrire la moindre ligne de découpage, je m’étais fait un tableau avec en abscisse les dates et les événements tels qu’on les connait et en ordonnée qui mourait, qui était blessé et à quel moment et pour quelle raison. J’ai suivi scrupuleusement ce plan initial pour ne pas me perdre. Même si la série dans sa globalité s’avale en quelques heures de lecture, le travail de l’écrire, lui, se sera étalé sur plusieurs années. ce n’est pas évident de rester concentrer si longtemps. Donc il faut bien bétonner le projet. Bien évidemment, certains détails ont pu être insérés au gré des albums. C’est important de conserver une part de fraîcheur, si minime soit-elle.
D’après vous, en tant que scénariste, quels sont les avantages et les inconvénients de travailler sur un thème immense et sensible qu’est la Grande Guerre et plus largement sur une BD historique ?
Je suis naturellement attiré par le fantastique. Mais, au fil des années, j’ai vu avec tristesse l’intérêt d’un certain public se détourner de ce genre. Cette “désertion” m’invite quotidiennement à me poser des questions, à me remettre en cause. alors quand Guy Delcourt m’invite sur le terrain de la guerre et de l’histoire ou quand Jacques Glénat me sollicite pour explorer le terrain de la vigne et du vin, je suis tenté de relever ces défis et de m’accaparer ces genres qui sont nouveau pour moi : la saga historique, la saga familiale. Je n’y vois qu’une évolution de mon travail. C’est très satisfaisant de se surprendre soi-même et d’arpenter ces nouveaux territoires.
14:18
Série en dix tomes
Editions Delcourt
scénariste : Corbeyran
Illustrateur : Etienne Le Roux
(crédit Photo Olivier Roller)