Laurent Seksik : un écrivain peut en cacher un autre
Votre rencontre avec Zweig…
Un vrai choc ! Je devais avoir vingt ans et une jeune femme prénommée Vegh m’a offert Le monde d’hier. Je me souviens de ce moment : le livre était emballé, j’ai déchiré le papier et vu le nom de Zweig sur la couverture, que je ne connaissais pas ! J’ai mis du temps à le lire, mais une fois ouvert, il s’est passé quelque chose. Ensuite, je ne saurais m’expliquer pourquoi, je suis allée chiner chez les bouquinistes tout Zweig en vieilles éditions d’avant 1933. Pourtant je ne suis pas collectionneur. Quelques années plus tard, je lui ai même dédié ma thèse de médecin sur les cancers bronchiques. Vous me direz, ça n’a rien à voir avec Zweig…
Lotte, sa deuxième femme était asthmatique…
C’est vrai, vous êtes la première personne à remarquer ça ! De toute façon, j’écrivais déjà à l’époque où j’ai rendu ma thèse. D’ailleurs, quand mon premier roman est sorti, avec l’avaloir, j’ai acheté un livre de Zweig dédicacé de sa main en français, à l’encre violette, au patron d’alors du Mercure de France. C’était un livre en allemand, une pièce de théâtre d’Émile Verhaeren, qu’il avait traduite. La dédicace date d’août 1909 et j’ai fini mon roman en août 2009. Pile un siècle plus tard. C’est quand même incroyable, non ? ! Vous savez, après avoir terminé d’écrire sa mort, je n’ai pas dormi pendant un mois. Je me réveillais à 3 heures du matin toutes les nuits ! Ça a été pareil durant l’écriture, il y avait tellement d’émotion et, par moments, j’avais l’impression de commettre un sacrilège — décrire quelqu’un qui se suicide avec sa femme. Et puis, je ne pensais pas être capable de le voir s’abandonner dans la mort, minute par minute.
On sent le médecin derrière l’écrivain quand vous décrivez les crises d’étouffement de Lotte, la façon dont la vie revient par la pulpe de ses doigts, ou quand on lit les effets de la lente progression du poison dans leurs corps à la fin…
C’est vrai que j’ai vu des gens mourir dans ma vie.
Qu’est-ce qui vous a attiré vers la Mittel Europa ?
J’imagine, mes origines juives et puis Le monde d’hier, un monde fantasmé, idéal, vu à travers le prisme de poètes — Zweig, Rilke… —, un monde anéanti, qui du coup exerce une sorte de fascination, de nostalgie, parce qu’il est perdu, comme la Préhistoire exerce une fascination sur les enfants. On a besoin de grands mythes pour écrire. Après ce carnage de l’autofiction, la jeune génération revient aux grands mythes historiques. C’est tout de même plus intéressant de traverser le monde, que de traverser le boulevard St Germain !
J’ai remarqué que dans vos autres romans — La folle Histoire (JC Lattès), Les mauvaises pensées (JC Lattès), La consultation (JC Lattès) — on trouve déjà les thèmes des Derniers jours de Zweig (Flammarion) : la Mittel Europa, une grande histoire d’amour, la maladie… Est-ce votre biographie d’Albert Einstein (Gallimard) qui vous a ramené à Zweig ?
Absolument ! Ils partagent la même époque, à deux ans d’intervalle, le même univers, à peine 50 km les séparent. Et puis déjà ma biographie s’apparentait plus au roman d’une vie, c’est ce mode de biographie qui m’a mené à l’écriture du Zweig. En fait, une fois la biographie d’Einstein terminée, je me suis demandé s’il avait rencontré Zweig. Je n’avais rien trouvé dans les courriers d’Einstein. Par curiosité, je me suis alors mis à relire les correspondances de Zweig. Et là, je suis tombé sur une lettre où il dit à sa femme : « j’ai croisé Einstein à Berlin, on a dîné ensemble et il a lu tous mes livres ». Qui d’autre qu’un écrivain aurait pu écrire une chose pareille ? ! Mais n’y voyez pas que de l’ego, en fait il était surtout surpris d’être reconnu et apprécié.
À un moment vous écrivez à propos du travail de biographe: « Seul l’individu l’intéressait, pénétrer sa psychologie, percer son secret et […] plonger dans les tréfonds de son âme, élucider le mystère de l’homme » Avez-vous l’impression d’avoir réussi à percer le « mystère » Zweig, en tout cas celui qui entoure sa mort ?
La réponse revient au lecteur ! C’est sûr que pour moi, écrire une biographie, ce n’est pas faire un procès-verbal. Ce qui m’importe, c’est d’être en empathie, je voulais écrire un roman dont le personnage principal serait Zweig et j’avais l’avantage, contrairement à mes autres romans, de tout connaître sur lui. En fait, les héros étaient Stefan Zweig et Lotte Altmann qui vivaient une histoire d’amour et j’ai raconté leur histoire en veillant à ce que les faits soient avérés.
Est-ce que le mystère ne se situe pas, justement, entre ces faits ? Est-ce que vous ne cherchiez pas à atteindre une certaine vérité en habitant les personnages ?
Je pense que tout se livre inconsciemment. Il y a en effet un peu de mystère qui se lève, mais ce n’est pas moi qui le lève, c’est la construction de l’histoire. À vrai dire, je n’avais pas envie de lever un mystère, simplement raconter cette histoire qui ne l’avait jamais été. Quand on parcourt ses biographies, la fin de sa vie tient très peu de place : une cinquantaine sur 500 pages. Alors que j’y vois une véritable tragédie grecque, avec Pétropolis comme une unité de lieu, une espèce d’enfermement total, une aventure incroyablement romanesque… Ça ne m’aurait pas intéressé de raconter Zweig au seuil de sa gloire.
Ce qui est fascinant quand on vous lit, c’est qu’on en vient à se dire qu’il ne pouvait faire autrement. Sa fin est une clé parmi d’autres pour le comprendre…
Loin de moi l’idée de donner ou de trouver des clefs. Mais il est certain que j’ai essayé d’aller au plus profond de leur psychologie, de m’imprégner de leurs états d’âme et de me laisser entraîner, en tenant compte de la connaissance que j’avais de leurs existences. J’ai eu l’impression de les accompagner jusqu’à leur dernier instant et si on arrive à mieux comprendre leur geste, peut-être est-ce que j’ai réussi à être dans la vérité de ses personnages. Mais c’est au lecteur de le dire. En tout cas, j’ai mieux compris leur geste, après avoir écrit le dernier mot fin.
Dans votre chronique « fuir », publiée dans la Règle du Jeu, vous racontez comment, après avoir terminé votre livre, quoi que vous fassiez, tout vous ramenait à Zweig…
D’ailleurs, ça a été ma dernière chronique pour la RDJ ! J’adorais la faire, mais parfois, il faut couper net : Zweig est un destin tellement prenant, tellement triste en réalité, qu’il m’a fallu rompre avec lui et son époque. Vous savez, après la biographie d’Einstein, je me suis jeté sur mon roman américain, qui sera mon prochain roman. Mais, une fois devant l’ordinateur, au lieu de voir mon héros Scott, j’ai vu Zweig rentrer dans sa maison de Pétropolis ! Ensuite, tout ce qui s’était accumulé depuis 25 ans dans ma tête s’est mis à sortir dans un flot ininterrompu ! Ça a déferlé sur mes pages, l’histoire s’est imposé comme une nécessité, c’était une espèce d’évidence.
Avez-vous abordé le personnage de Lotte comme celui de Zweig ?
Dans le roman, on glisse facilement de l’un à l’autre…
J’adore les personnages de femmes. J’ai toujours plus de facilité à habiter une femme. Dans la Folle histoire, il y a un personnage qui a d’ailleurs des points communs avec Lotte. Toutes deux fuient leurs démons et la maladie. Quant à passer de Zweig à Lotte, c’était naturel : je finissais avec ce que Zweig avait fait dans la journée et je regardais comment Lotte s’était occupée de son côté.
Dans leurs correspondances ?
Non, dans mes pensées ! (rires) Qu’est ce qu’elle avait pu faire, comment elle occupait son temps… Pour Zweig, tout se trouvait dans les correspondances. Pour Lotte, j’essayais d’imaginer avec quelques points de repaires — des lettres, sa description physique, leur rencontre, leur mariage, ce qu’il pensait d’elle — et le fait de savoir qu’elle s’était suicidée avec lui. Rien qu’à partir de ça, on peut approcher sa psychologie.
Dès leur arrivée au Brésil, Lotte est enthousiaste, mais on sent qu’en Zweig tout est fini…
Je pense qu’il est mort le 10 mai 1933, jour où l’on a brûlé ses livres, jour où on l’a banni de la langue allemande. Un écrivain habite une langue, lui a eu le malheur d’habiter la langue de Goethe à cette époque-là. L’expulser de sa propre langue revenait à l’assassiner. Il est parti en cendres avec ses livres. C’est ce qui l’a mis sur le chemin de l’exil et de la mort ensuite.
Ce qui est intéressant aussi c’est son sentiment de lâcheté par rapport à ceux qui se battent, qui sont restés, qui résistent…
Ce n’était pas un combattant, ça c’est sûr. C’est un anti-héros, il est dans le fatalisme. Un véritable héros de roman, déchiré par la contradiction : en écrivant, il exalte un monde fascinant, lumineux, alors qu’il vit dans le renoncement et la mélancolie.
Dans cette chronique pour la RDJ, vous écrivez aussi : « chaque personnage s’emparera de son destin. Vous serez assujettis à vos personnages. Un monde s’interposera entre la réalité et vous. Vous vous glisserez dans cet interstice. Vous aurez trouvé votre place dans l’univers. » L’écrivain est-il toujours esclave ?
Oui, mais de lui-même ! Il n’a aucune chaîne qui l’entrave, sinon celle qui le lie à l’enfance. Dans la vie, on devrait tout faire sauf écrire : écrire est à l’opposé de la nature humaine, revient à se retirer du monde, c’est une volonté prométhéenne et mégalomane d’inventer un univers…
De laisser une trace ?
Pas pour moi, non, mais curieusement, un écrivain veut marquer son temps — même s’il n’y arrive jamais — et de son temps. L’écrivain existe par son œuvre, ça peut être un livre ou cent, mais il ne se suffit pas pour exister. Il a besoin d’une béquille pour avancer, qu’il construit lui-même. Mais ça ne l’empêche pas de boiter ! Il peut être très heureux par ailleurs, mais il a toujours une sensation d’incomplétude.
À un moment, vous écrivez en parlant de Zweig — biographe comme vous — : « parler d’un autre était une façon de se raconter ». Finalement, Zweig n’est-il pas une sorte de double ?
Une chose est sûre : ce livre existe parce qu’il a résonné avec moi. La façon de penser de Zweig, d’écrire, sa manière d’exister a résonné avec la mienne. Si je n’ai pas parlé de moi dans ce livre, j’ai reconnu quelqu’un dont il semblait que je pouvais saisir les ressorts de la pensée. En même temps, c’est l’exercice de l’écriture qui a permis ça. Quand j’étais dans la biographie d’Einstein, je me sentais très proche de lui. J’ai toujours une profonde empathie et de l’amour pour mes personnages. Peut-être est-ce plus aisé de glisser dans des univers différents, quand la moitié de la semaine, on est médecin : j’ai la même émotion quand j’annonce une maladie grave que quand j’accompagne un de mes héros — d’ailleurs tous atteints de maladies physiques ou psychiques ! (rires)
Dans vos pages, Zweig, vieillissant, a une façon de se décrier, de faire son autocritique, de se traiter d’écrivain mondain, superficiel… Quel est votre rapport au statut d’écrivain, vous qui avez de nombreuses casquettes ?
Je crois que le jour où je dirai que je suis écrivain, je n’aurai plus besoin d’écrire des livres ! Ce qui est important, c’est le livre à venir. Certes, je suis ravi, parce que ce livre connaît un certain succès, qui dépasse ce que j’aurais pu imaginer : il est traduit en allemand, on parle d’un film, d’une pièce de théâtre. Je n’ai jamais réussi à prononcer : « Je suis écrivain ». En général, je dis que j’écris des livres et que j’exerce la médecine. D’ailleurs, je ne me définis pas par rapport à ma fonction. Par contre, si vous me demandez ce que je pense de moi, je vous dirais que je me sens écrivain depuis l’adolescence. Mais aujourd’hui encore, je doute ! En tout cas, il me faudra en être un pour mon prochain roman. Il me tarde d’ailleurs de retourner aux États-Unis…
Vous allez sur place pour l’écrire ?
(Rires) Non, non, dans ma tête, devant l’ordinateur ! L’écriture, pour moi, est avant tout une aventure intérieure. Ce qui est extraordinaire, que l’on connaisse le succès ou pas —, c’est cet étonnement renouvelé à chaque parution. Quel que soit le succès, c’est le même partage, la même aventure. Pendant la période d’écriture du roman, je n’ai besoin de personne, le monde extérieur me gêne. C’est aussi pourquoi je suis très ancré dans la vie sociale : écrire ne remplit pas une vie ni une œuvre — à part pour certains grands comme Modiano ou Le Clézio. En fait, c’est à la fois une lutte contre le monde et il y a nécessité de s’y replonger pour mieux écrire encore. Ça permet de se nourrir d’expériences. La vie ouvre un univers romanesque infini.
Que lisiez-vous petit ?
J’étais passionné d’Histoire — Tiens, c’est amusant, maintenant que j’y pense ! Je lisais des épopées dramatiques sur Vercingétorix, Napoléon. J’ai d’abord découvert l’Histoire et ses héros, ensuite la littérature avec Kafka, Fitzgerald, Gary, Le Clézio,
Avez-vous gardé vos vieux manuscrits ?
J’ai retrouvé des manuscrits de quand j’avais 17, 20 ans. J’écrivais un roman par an et j’ai reçu une bonne vingtaine de refus ! Pour moi, c’était justifié. Je crois qu’est écrivain celui qui admet que l’éditeur a raison de refuser son livre. En général, c’est toujours le lecteur qui a raison. Ce qui a manqué, il faut le mettre dans le livre suivant. Dans la vie d’un écrivain, ce qui est essentiel, c’est sa démarche, sa volonté de continuer à écrire malgré les refus. Il ne faut pas les considérer comme un déni de son droit et de ses capacités à écrire. D’ailleurs, il faut autant de temps pour se remettre d’un succès que d’un échec. Pour le prochain, je n’essaierai pas de faire mieux, mais différent : rebâtir un monde, c’est ça qui est passionnant.
Que lisez-vous en ce moment ?
Le livre de Joe de Jonathan Tropper. Récemment, j’ai lu un livre exceptionnel sur le rapport au père, Patrimoine de Philip Roth, que peu de gens connaissent. Sinon, pour moi, le plus grand livre jamais écrit, c’est Gatzbi le magnifique de Fitzgerald.
Que pensez-vous de cet album pour enfants, Les migrants (Le Sorbier/Amnesty International), qui d’une certaine façon, fait écho avec votre livre ? Il se lit dans les deux sens, ce sont des images sans paroles…
Les images d’un monde inversé… un monde à l’envers. Finalement, je trouve plus intéressant de ne pas le retourner, d’observer ce monde qui marche sur la tête… c’est troublant ! Mais je dois avouer, que depuis toujours, les images me parlent moins que les mots.