Quelle est la genèse du projet We Free, Alexandre Saada ?
Depuis 2010 j’ai enregistré trois albums solo dans lesquels l’improvisation tient une large place. Le troisième album était un recueil de «portraits», des pièces miniatures entièrement improvisées inspirées par des proches. Le portrait improvisé est quelque chose que je pratique très souvent lors de mes concerts solo.
De cette expérience est née une réflexion sur ce qu’est pour moi la «forme» de la musique. Le plus souvent on expose un thème que l’on développe. Plus particulièrement dans le jazz, on se sert de ce thème comme canevas pour improviser. Ce qui m’intéresse c’est d’improviser à partir de rien. Laisser la musique se faire en acceptant tout ce qui arrive et voir la structure naitre d’elle même. J’ai fait cette expérience en trio, nous montions sur scène sans avoir la moindre idée de ce qu’il allait se passer. Bien sûr ce n’est pas une pratique nouvelle mais comme toujours, il faut expérimenter soi même pour avancer. Improviser à trois est grisant, j’ai seulement poussé le plaisir un peu plus loin en imaginant l’expérience à 30.
Cette envie à longtemps fait son chemin dans ma tête et un jour il y a eu l’attentat au Bataclan. Ce soir là, je me suis dit «si tu as envie de réaliser certains projets, c’est maintenant!». C’est con mais ça a vraiment participé à activer les choses.
Le lendemain j’envoyais un email à une trentaine d’amis pour leur parler de cette idée.
29 musiciens conviés en studio sans donner de détails ni sur le projet ni sur les autres participants. Pourquoi cette sollicitation sans indice et sans infos ?
Ce que je trouve passionnant dans l’exercice de l’improvisation, c’est que tout soit un premier jet. L’idée qui vient pour la première fois, la première rencontre, le premier déchiffrage d’une pièce. J’en suis venu à la conclusion qu’il fallait essayer d’enregistrer ce premier jet en étant suffisamment nombreux pour que le discours puisse exister à travers tous ces musiciens pendant plusieurs heures. Ne pas dire à chacun qui allait venir afin que personne ne se mette dans une prédisposition pour jouer avec tel ou tel musicien. Ne donner aucun indice pour que personne ne se prépare à quoi que ce soit. Ce que je voulais, c’est que chacun soit surpris et joue spontanément ce qu’il est, sans rentrer dans un rôle ni se préparer à une quelconque esthétique. Cette fraicheur ne peut exister qu’une seule fois.
« Ce qui m’intéresse c’est d’improviser à partir de rien» – Alexandre Saada.
Comment ont réagi les musiciens conviés à cette invitation ? Et comment les avez-vous sélectionné en amont ?
Tous les musiciens que j’ai contacté ont été tout de suite partants (à deux ou trois exceptions près). Ils étaient intrigués parce que si l’improvisation collective est une pratique connue, d’habitude ça se déroule au sein d’un groupe ou d’un collectif formé, pas complètement à l’aveuglette comme c’était le cas pour We Free. J’ai appelé des musiciens que je connais plus ou moins, des amis, des gens que j’admire pour leur talent, leur générosité et leur absence d’ego. Je ne voulais surtout pas de leader. C’était très important pour moi que chacun vienne participer à une expérience avec joie et humilité et je savais que ce serait le cas avec ces musiciens là.
En tant que leader du projet, Alexandre Saada, comment aviez-vous appréhendé le moment où tout les musiciens seraient réunis et quels ont été les consignes pour lancer l’enregistrement ?
Je ne savais pas et ne voulais pas vraiment savoir comment ça allait se passer. J’avais un peu peur moi aussi. Je ne me sentais pas leader mais plutôt initiateur du projet. Si je n’ai pas souvenir d’avoir appréhendé le moment de la rencontre, en revanche j’en ai un très clair souvenir. Nous sommes arrivés petit à petit dans le studio, en fin d’après midi, chacun découvrant les autres participants ((beaucoup se connaissaient). Il régnait un sentiment très fort de bienveillance, d’amitié voir de fraternité, c’était un beau moment. Après l’installation (trouver une place pour chacun) et une brève balance, nous avons fait une photo de groupe. Et puis c’était parti, je me suis mis au piano avec Macha Gharibian et nous avons commencé à jouer.
Pourquoi avoir choisi le studio Ferber pour cette expérience ?
Ferber est un magnifique studio, assez grand pour nous accueillir tous (deux batteries, piano à queue, Fender Rhodes, deux contrebasses, trois guitares, les amplis, un vibraphone, accordéon, soufflants, percussions… ça prend une place folle). Je voulais un studio à Paris pour que tout le monde puisse venir et rentrer facilement tard le soir. Et puis il y a un bar à coté de la cabine d’enregistrement, on pouvait circuler, manger un bout, boire un verre et retourner jouer. L’atmosphère d’un studio est très importante pour l’inspiration.
Comment avez-vous pu articuler l’ensemble de ces musiciens pour lancer cette session totalement improvisée ?
L’idée de cette session c’était qu’il n’y avait aucune consigne. Tout le monde était libre de jouer ce qu’il voulait quand il le voulait. Je ne voulais pas organiser quoi que ce soit parce que tout existe déjà. Le Free jazz ainsi que le sound painting existent depuis des décennies. Il y a de nombreuses façons d’improviser la musique en utilisant quelques codes ou conventions. Moi ce que je voulais c’est que seuls les élans de chacun, les instincts, les intuitions, soient nos guides. Pas de leader, pas de consigne. Pour voir ce que ça donne! Bien sûr pour vraiment profiter de cette expérience, il faut tout faire d’un coup. Etre nombreux, que personne ne sache rien en amont et tout enregistrer dès le départ.
Une presse unanime, un projet passionnant. A quel point cette entreprise vous a paru totalement folle ?
Merci de trouver ça passionnant! Ca l’était vraiment et nous gardons tous de cette soirée un souvenir très fort.
C’était pour moi une expérience, sans aucune prétention, simplement pour le plaisir de vivre un moment unique avec des musiciens amis. Nous offrir une récréation. Cela me parait bien moins fou que tellement de choses dans notre monde…
Sur quels projets travaillez-vous en ce moment, Alexandre Saada?
En ce moment je travaille sur une nouvelle collaboration avec la chanteuse Malia, je repars en tournée avec Martha Reeves très bientôt et j’ai fait la musique d’un excellent film à l’affiche en ce moment : «Corporate» de Nicolas Silhol.
Dans les mois/années à venir, j’ai très très envie d’exporter le projet We Free. Aller dans différentes villes du monde pour faire des concerts uniques improvisés avec les musiciens locaux.
We Free / Promise Land
Alexandre Saada
Les musiciens invités : Sophie Alour, Julien Alour, Ilya Amar, Philippe Baden Powell, Marc Berthoumieux, Martial Bort, Florent Briqué, Gilles Coquard, Larry Crockett, Alex Freiman, Macha Gharibian, Julien Herné, Olivier Hestin, Chris Jennings, Dominique Lemerle, Sébastien Llado, Olivier Louvel, Malia, Meta, Jocelyn Mienniel, Ichiro Onoe, Antoine Paganotti, Tony Paeleman, Bertrand Perrin, Laurent Robin, Clotilde Rullaud, Alexandre Saada, Olivier Temime, Tosha Vukmirovic.
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