Marc-Edouard Nabe court-circuite les libraires et les éditeurs. La fin de l’édition ?
Son œuvre est une roulette russe. Il a écrit des chef-d’œuvres : on se souvient du Régal des vermines, paru chez Barrault en 1985. Couverture noire. Quel bordel il a mis dans le petit monde littéraire sur le plateau d’Apostrophes. Une bande de zélateurs le désigna comme notre nouveau Céline. Ce n’était pas complètement faux. A l’époque, il habitait rue de la Convention. Son voisin était un poète qui avait l’air de tenir sur pilotis : Michel Houellebecq. Il écrivait des poèmes genre désespéré. Nabe le regardait descendre ses poubelles. On connaît la suite. Les pilotis étaient plus solides que prévu. Un vrai bombardier. Le début du Vingt-septième livre, préface à la réédition du Régal résume la situation : « Je suis un loser, ce qu’on appelle un écrivain à insuccès, une sorte de worst-seller… J’ai complètement raté mon destin d’écrivain. J’ai écrit vingt-six livres inutiles : personne ne les a lus, ou si peu. Flops sur flops ». Alors que celui qui descendait mollement ses poubelles, en face, allait vendre des milliers d’exemplaires de deux ou trois romans encensés par une mystérieuse critique.
Il y a un an, les éditions le Dilettante ont eu l’excellente idée de rééditer trois petits textes : Nuage, La Marseillaise et la préface du Régal. La Marseille est un modèle du genre. Billie Holliday, un exercice de haute volée d’admiration sublime. On se souvient aussi de ses sublimes textes de the Elonious Monk.
Ce passionné de littérature, de Jazz, de peinture, de femmes et de lui-même, n’a pas publié depuis six ans. Après les quatre volumes de son Journal intime, Nabe se contentait de vivoter grâce à sa peinture et à sa guitare. Mais il faut toujours se méfier des serpents qui dorment. Le trublion des lettres vient de faire un putsch. Après 27 livres édités aussi bien chez Gallimard qu’au Dilettante, il auto-publie son nouveau roman : L’homme qui arrêta d’écrire. Un véritable pied de nez à l’édition. « J’en ai assez des éditeurs blasés et des libraires boycotteurs. J’ai imprimé mille exemplaires de ce roman, qu’on ne pourra commander que sur ma plate-forme, marcedouardnabe.com. Au lieu de toucher mes misérables 10 % de droits d’auteur, désormais, je serai à 70 % », déclare-t-il à l’Express (30% à l’imprimeur). Nabe se fout de vendre beaucoup : avec le peu qu’il vendra, il gagnera plus qu’en touchant un maigre avaloir (les tarifs sont à la baisse) et 10 % de droits d’auteurs. Le prix de son roman de sept cent pages ? 28 euros – à peu près le prix du dernier Sollers. Vous pouvez le commander dès le 14 janvier, vous recevrez un livre avec une couverture élégante, papier bouffant, sans code-barres ni mention du prix. De quoi s’agit-il ? Au cours d’une ballade dans le Paris des années 2000, Nabe tape sur Facebook, les boîtes échangistes, les conspirationnistes du 11 septembre, le milieu littéraire : BHL, Beigbeder, Philippe Katerine, Pierre Lescure… Risque-t-il un procès ? A suivre. En tous cas, aucun éditeur ne l’a censuré.
Nabe va plus loin : il a réussi – ce qui n’est pas de la tarte – à récupérer les droits de 22 de ses livres la plupart publiés aux Editions du Rocher. « Je me suis retourné contre eux et j’ai récupéré la propriété éditoriale de tous mes livres, car il n’existait pas le moindre contrat écrit, mes relations avec Jean-Paul Bertrand ayant été fondées sur la parole », raconte-t-il à L’Express qui précise que « Brigitte Bardot a achevé de convaincre les juges : la star révélait dans une lettre que c’était Nabe qui l’avait mise en relation avec les Editions du Rocher, dont elle allait assurer la fortune avec un livre de souvenirs vendu à plus de 200 000 exemplaires… Mieux encore : la maison a accepté de livrer au romancier les stocks restants de tous ses livres (…) Nabe, de surcroît est parvenu à arracher les droits de Je suis mort, jadis publié par Gallimard, et de son fameux Régal des vermines. « Je les mets bien entendu en vente sur ma plate-forme, jubile-t-il. Surtout, je peux les rééditer quand je veux. » »
De là à ce que Marc Levy, Bernard Werber, Christine Angot ou Houellebecq se mettent à l’imiter, l’édition ne serait plus ce qu’elle est, ma bonne dame. L’auteur serait enfin maître à bord, il publierait ce qu’il veut, comme il veut et gagnerait des fortunes. Nabe est sûrement le premier d’une longue série d’écrivains qui en ont raz le bol de se faire gruger et que leurs livres ne restent que trois semaines sur les piles des libraires. Evidemment, pour gagner plus en travaillant moins, il vaut mieux être connu. Mais cette initiative pourrait bien marquer le début de la fin des intermédiaires. Seuls les livres resteront.
Emmanuelle De Boysson