Vous parlez des « enfants gâtés du capitalisme ». Comment expliquer cette ambivalence entre nos aspirations écologiques et nos actes?
Je vois cette ambivalence comme le cœur même du mythe contemporain du capitalisme responsable. Les « enfants gâtés » incarnent une élite culturelle qui veut sauver la planète tout en continuant à profiter de ses privilèges. Cette contradiction naît d’une double injonction : réduire notre impact écologique tout en maintenant un mode de vie confortable et valorisé socialement. Nous voulons moins consommer, mais nous consommons différemment, en investissant dans des pratiques étiquetées responsables, qui, bien souvent, ne font que déplacer le problème. C’est un équilibre fragile entre culpabilité et satisfaction morale.
Le capitalisme responsable : une véritable solution ou une forme de “greenwashing” systémique ?
Pour moi, le capitalisme responsable est un conte merveilleux, une pensée magique qui promet de concilier profit et sobriété. Il permet à chacun de croire que nous pouvons consommer « mieux » sans remettre en question les bases mêmes du système. En réalité, il s’agit souvent d’un greenwashing systémique : les marques, les élites, et même les institutions jouent sur cette illusion pour maintenir le statu quo, tout en adoptant un langage écoresponsable. Ce mécanisme ne vise pas à transformer la société, mais à la stabiliser en donnant l’impression d’un progrès.
« Il s’agit souvent d’un greenwashing systémique : les marques, les élites, et même les institutions jouent sur cette illusion pour maintenir le statu quo, tout en adoptant un langage éco-responsable »
Vous appelez à « désenchanter l’éco-anxiété ». Quelle alternative proposez-vous pour faire face à cette angoisse collective ?
Je pense qu’il est urgent de désenchanter l’écoanxiété en la replaçant dans une réflexion plus large sur la société composite que nous devons construire. L’écoanxiété, alimentée par des discours polarisants – entre l’effondrement annoncé et les solutions technologiques miraculeuses – est le symptôme d’un système incapable de penser autrement que dans des extrêmes. Nous avons besoin de repenser les contraintes, non comme des obstacles, mais comme les fondements d’un nouveau paradigme de société.
Une société composite serait capable d’articuler diversité et complémentarité, en reconnaissant la pluralité des modes de vie, des besoins, et des ressources disponibles. Accepter nos contraintes, qu’elles soient écologiques, sociales ou économiques, c’est réintroduire la notion de limite comme une source de créativité et d’innovation collective. Cela nécessite de privilégier des actions à échelle humaine, fondées sur des collaborations locales, sur le partage et sur la résilience collective.
« L’écoanxiété, alimentée par des discours polarisants – entre l’effondrement annoncé et les solutions technologiques miraculeuses – est le symptôme d’un système incapable de penser autrement que dans des extrêmes »
Peut-on réellement concilier progrès économique et décroissance écologique sans renier l’un ou l’autre ?
Je suis sceptique face à cette idée de conciliation harmonieuse. Le progrès économique tel qu’il est conçu repose sur une croissance continue, incompatible avec une réduction drastique de notre empreinte écologique. Pourtant, il ne s’agit pas de rejeter toute forme de progrès. Nous devons redéfinir ce qu’il signifie : passer d’un progrès productiviste à un progrès soutenable, basé sur la réduction, le partage, et la résilience. Cela demande un changement de paradigme profond, une décroissance choisie et non subie, accompagnée d’une justice sociale renforcée.
Avec l’arrivée des ZFE, vient-on de toucher concrètement le problème qui pourrait se transformer en bombe sociale comme l’a été la taxe diesel et les Gilets jaunes ?
Les ZFE reflètent une contradiction récurrente dans les politiques publiques : bien intentionnées sur le papier, elles se heurtent à des réalités sociales ignorées. Un exemple similaire est celui de la taxe soda, mise en place pour lutter contre les maladies liées à la consommation excessive de sucre. Bien que motivée par des préoccupations de santé publique, cette taxe a suscité des critiques virulentes, car elle touchait de manière disproportionnée les classes populaires, pour qui les sodas représentent souvent une option de consommation accessible et socialement valorisée. Comme pour les ZFE, ce type de mesure révèle une déconnexion entre les décideurs et les réalités vécues par les populations les plus fragiles. Si les élites peuvent facilement remplacer un soda par des jus bio ou de l’eau filtrée, pour d’autres, ces options ne sont ni accessibles ni réalistes. Cette asymétrie crée un sentiment d’injustice qui alimente la défiance envers les politiques publiques et, potentiellement, des mouvements sociaux.
« Concernant les ZFE entre autres, sette asymétrie crée un sentiment d’injustice qui alimente la défiance envers les politiques publiques et, potentiellement, des mouvements sociaux »
Pourquoi, selon vous, la logique de « consommer moins, mais mieux » renforce-t-elle l’idée d’un « consommer plus » ?
Parce qu’elle reste inscrite dans le cadre du capitalisme, qui repose sur la valorisation de l’acte de consommer. « Consommer mieux » devient une nouvelle manière de consommer plus : plus éthique, plus innovant, plus vert. C’est une illusion de changement qui alimente la surconsommation sous une forme différente. Par exemple, acheter un vêtement d’occasion sur Vinted peut sembler responsable, mais cela reste un acte de consommation, souvent motivé par les mêmes mécanismes que pour l’achat d’un produit neuf. Cette logique capitaliste réinvente sans cesse les récits pour préserver son hégémonie, et nous en sommes les acteurs inconscients.
Ces récents ouvrages :
Les Enfants Gâtés. Anthropologie du mythe du capitalisme responsable, Paris, Payot, 2022
Le mythe de la consommation responsable. Vers un nouvel âge d’or de l’hyperconsommation, Paris, Marie b., 2022
( crédit photo Mélanie Bultez)