Sylvie Dutot: « On a atteint un tel niveau de falsification de la réalité et de l’histoire dans ce narratif servi par gouvernements et médias occidentaux qu’on en est venu à se mettre dans des situations aberrantes »

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Partagez l'article ! Sylvie Dutot, fondatrice d’Histoire Magazine, dénonce l’utilisation des discours anxiogènes par les politiques pour manipuler l’opinion publique, notamment en agitant la peur irrationnelle d’une guerre imminente. Elle souligne l’impact des mots sur la perception collective, rappelant que les mots façonnent des réalités et alimentent des sentiments de peur, souvent détachés de la […]

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Sylvie Dutot, fondatrice d’Histoire Magazine, dénonce l’utilisation des discours anxiogènes par les politiques pour manipuler l’opinion publique, notamment en agitant la peur irrationnelle d’une guerre imminente. Elle souligne l’impact des mots sur la perception collective, rappelant que les mots façonnent des réalités et alimentent des sentiments de peur, souvent détachés de la réalité. Face à cette manipulation, elle appelle à un retour aux faits historiques et à une analyse contextuelle rigoureuse. Un entretien choc !

 

Votre éditorial évoque un sentiment diffus d’imminence de la guerre sur le sol français, bien que celle-ci ne se manifeste pas directement. Qu’est-ce qui, selon vous, alimente cette perception et comment s’inscrit-elle dans notre contexte contemporain ?
Si je me réfère à une période relativement récente, celle qui a précédé les élections européennes et législatives, on a assisté à une multiplication des discours des politiques volontairement anxiogènes, ce fut le fait en particulier du chef de l’État, mais aussi de candidats des élections européennes brandissant la menace d’une extension de l’invasion russe à d’autres pays européens. Quiconque a suivi autant que faire se peut le conflit russo-ukrainien depuis 2022, en dehors des médias mainstream, sait pertinemment que cette hypothèse ne repose sur aucun fondement. On est dans l’irrationnel le plus total. Cela n’est ni dans les intentions, ni dans les moyens militaires de la Russie, et encore moins dans leur intérêt. Il s’agit d’agiter des peurs, même irrationnelles prosaïquement à des fins électoralistes, il s’agit aussi et surtout d’amener l’opinion publique à soutenir des politiques et des positions diplomatiques quand bien même celles-ci seraient contraires à nos intérêts, voire à nos valeurs. Et face à ces commentaires, à ces analyses aussi décalées de la réalité, relayés par les médias, sans aucun recul, on ne peut qu’éprouver de la crainte, voire de la peur face à l’inconséquence de ceux qui nous gouvernent. Dans cet édito, j’écris que les mots ne sont pas que des mots, ils font naître des sentiments, puis des réalités. La folie des mots mène à la folie des actes. Quand on s’éloigne de la réalité, alors tout est possible.

Vous mentionnez que les mots, tels que ceux prononcés lors de l’allocution présidentielle de 2020, peuvent façonner des réalités. Comment pensez-vous que ce discours sur la “guerre” contre un virus a influencé la perception collective de la guerre dans la société française ?
Agiter des peurs pour mobiliser un peuple et lui faire accepter la perspective du sacrifice ou de la guerre n’a rien de nouveau dans l’histoire. Mais, dans le cas de 2020, ce fut une opération de « contrôle mental » à grande échelle. Des spécialistes comme l’anthropologue Jean-Dominique Michel ont bien analysé ces mécanismes. Les moyens mis en jeu étaient considérables, les mesures totalement disproportionnées par rapport à la menace réelle. La gestion était totalement irrationnelle et a mené à créer une sorte de sidération de la population. Les moyens déployés du fait de leur disproportion, et leur irrationalité étaient plus effrayants que la menace elle-même.
J’avais sorti alors un numéro sur les épidémies, et il semblait évident qu’on ne tenait pas compte de l’expérience acquise au cours de l’histoire. Par là, on a créé un état de guerre « factice » où l’ennemi n’était pas tant le virus, mais plutôt ceux qui refusaient de se plier aux ordres fous émanant de l’État, censé être de surcroît le garant de nos droits individuels et collectifs. Beaucoup savaient que les informations émanant des autorités étaient fausses, mais encore plus de personnes ne pouvaient imaginer que de telles mesures soient prises sinon pour parer une menace de plus grande ampleur. D’où ce fossé qui s’est creusé entre ceux piégés dans cette peur irrationnelle et une confiance aveugle dans les autorités, empêchant tout raisonnement et ceux qui ont refusé de céder à la peur.
En 2022, un nouvel ennemi a été désigné : la Russie. Et on retrouve les mêmes mécanismes de manipulation de l’opinion, de diabolisation à travers une série de mesures prises à l’encontre de la Russie, de sanctions économiques, de déclarations bellicistes, de réalités falsifiées. Dans les mois qui avaient précédé, alors que la Russie tentait d’aboutir à un accord pour éviter la guerre, Européens et Américains étaient soumis déjà à un battage médiatique. Mais l’invasion du territoire ukrainien par les troupes russes en 2022, qui dans les faits constituait une étape supplémentaire de ce conflit entamé en 2014, était présentée en faisant l’abstraction de tout contexte préexistant. Bien entendu, le traitement de l’évènement dans un registre « émotionnel » se devait de susciter chez les Européens un fort élan de solidarité à l’égard du peuple ukrainien. Des drapeaux ukrainiens sont venus rejoindre ceux de la France et de l’Union européenne au fronton de nos mairies. Par une technique de « polarisation de l’opinion » on a fait de cette guerre sur le sol ukrainien, notre guerre.
Avec la suppression des médias russes, les Européens n’ont entendu que la propagande américano-ukrainienne, portée par nos politiques et les médias mainstream, même si de son côté la propagande russe n’a rien à lui envier. Et curieusement (ou pas) ceux qui refusent ce narratif manichéen, même seulement pour rappeler que le conflit sur le sol ukrainien n’a pas commencé en 2022, mais en 2014 se voient affublés des mêmes qualificatifs indissociables que les récalcitrants de 2020 : antivax, et propoutine pour se limiter aux plus emblématiques.

On a, par des mots, des déclarations officielles, des analyses sur les plateaux de télévision de pseudo-experts, désigné par avance le vainqueur en dehors de la réalité du terrain. Aujourd’hui, cette construction imaginaire dans laquelle gouvernements, et médias ont fait vivre la population depuis 2022 est rattrapée par la réalité. Et «  l’impensable » victoire de la Russie (plus que probable selon les analystes militaires), ouvre la porte à toutes les hypothèses les plus invraisemblables. En tout état de cause, il ne sera pas simple d’écrire l’histoire de cette période. La guerre ne se livre pas seulement sur le champ de bataille. C’est aussi une guerre de l’information. Éric Denécé, ancien analyste du renseignement et directeur du centre français de recherche sur le renseignement, qui a participé à ce numéro d’Histoire Magazine, décrit parfaitement bien et en détail la guerre de l’information à laquelle les puissances en jeu, se livrent, à savoir les États-Unis, ses proxys et la Russie dans son ouvrage co-dirigé avec Olivier Dujardin «  La guerre russo-ukrainienne- Réalités et enseignements d’un conflit de haute intensité. (Ed. CF2R)(1). Il explique notamment le formatage de l’opinion par les « Spin doctors de Kiev, leurs conseillers américains et leurs relais médiatiques pour conditionner l’opinion et imposer leur version des faits, faire porter l’entière responsabilité de ce conflit à Moscou et neutraliser tout point de vue divergent ». Et parmi ces techniques mises en place le « Naming et Shaming ( ciblage des commentateurs indépendants qui contestent la version des faits construite par l’Ukraine ou qui mettent en lumière ses contradictions. Disqualification en les traitant de pro-russes, ou de conspirationnistes et en les désignant à l’opprobre populaire. »

Il faut garder à l’esprit qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, 57 % des Français pensent que les Russes sont ceux qui ont le plus contribué à la défaite de l’Allemagne nazi, 20% les Etats-Unis, et 12% l’Angleterre. Mais en 2015, la tendance s’est inversée et 54% des Français pensent alors que ce sont les Etats-Unis qui ont le plus contribué (59% chez les moins de 35 ans). Le « soft power » américain a fait son œuvre.

 

 

On a atteint un tel niveau de falsification de la réalité et de l’histoire dans ce narratif servi par gouvernements et médias occidentaux qu’on en est venu à se mettre dans des situations aberrantes. Je rappellerai juste un événement assez révélateur : lors de la visite de Volodymyr Zelenski au parlement canadien accompagné d’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale, le président de l’assemblée parlementaire a fait ovationner par le parlement le valeureux survivant de la 14e Grenadierdivision 1. Galizien de la Waffen SS, précisant « qu’il combattait pour l’indépendance de l’Ukraine contre les Russes et continue à soutenir la vérité aujourd’hui ». L’ancien soldat avait en effet combattu les Soviétiques et participé à des exactions contre les Juifs en soutien des armées du IIIe Reich. Les protestations qui s’élèvent alors seront mises au compte de la propagande et de la désinformation russ selon Zelensky rejoint par Justin Trudeau lui-même. Dans ce numéro d’Histoire magazine sur la guerre, l’historien québécois Pascal Cyr fait le récit de ces affrontements en juin 1944 entre les troupes canadiennes fraîchement débarquées en Normandie et la 12e Panzerdivision SS, troupes d’élite de l’armée allemande qu’ils trouvèrent sur leur passage. Les pertes seront lourdes. Ces jeunes Canadiens qui sont morts en France en 1944 ne combattaient pas dans le même camp que ce vétéran ukrainien présenté comme un héros devant la représentation nationale canadienne.

Le rôle d’un magazine d’histoire n’est pas de prendre fait et cause pour un camp contre un autre, mais de relater des faits attestés, vérifiés, et de les analyser dans leur contexte et leur époque. Ainsi, il est impossible de vraiment comprendre ce conflit armé en Ukraine si on occulte ce qu’il s’est passé entre 2014 et 2022, et plus largement l’histoire de la Russie sur les siècles qui ont précédé et celle des États-Unis notamment depuis 1917.
Pour la période de 2014 à 2022, les Ukrainiens du Donbass ont subi des bombardements réguliers de l’armée du régime de Kiev. On estime à 15 000 le nombre de victimes de ce conflit sur le sol ukrainien entre 2014 et 2022, et cela dans le silence assourdissant de nos médias, de nos gouvernements. À Putsch, vous avez reçu la journaliste Anne-Laure Bonnel qui a réalisé des reportages sur le terrain en Ukraine dans le Donbass durant cette période, et bien souvent au péril de sa vie pour nous rapporter des témoignages de ce qu’il s’y déroulait dans l’indifférence générale. On a publié en 2022 un article assez détaillé sur les origines du conflit russo-ukrainien.
De même, il est difficile de comprendre les évènements si on ne connaît pas le rôle joué par la CIA en Ukraine. Et sur ce point, Éric Denécé signe un article décapant qui décrit les liens entre l’Ukraine, les États-Unis et l’OTAN qui ne remontent pas à 2022 ou même à 2014, mais à la Guerre froide. Je vous invite tous à lire cet article du dossier sur la guerre.

L’éditorial aborde l’idée que la France est “presque” cobelligérante dans certains conflits extérieurs. Pouvez-vous développer sur cette notion de participation indirecte à des guerres et son impact sur la politique étrangère française actuelle ?
On peut discuter le terme : cobelligerance ou assistance internationale. Pour autant, il serait ridicule de nier les faits. Entre la livraison d’armes, le soutien logistique, le financement apporté, la formation des combattants, les sanctions économiques contre la Russie, la France apporte un soutien actif à un des camps. Quant à notre politique étrangère française, elle consiste à s’aligner sur celle des États-Unis et celle exprimée par la Commission européenne, au mépris de nos intérêts français.
Le général Bachelet qui était en 1995 le commandant du secteur de Sarajevo dans le cadre de la Force de protection des Nations Unies, dans un article de ce numéro sur la guerre écrit : «  À l’heure de l’émergence d’un monde multipolaire, nous voilà vassalisés comme jamais. La France, longtemps porteuse d’une voie singulière dans l’héritage du général de Gaulle, semble, à entendre les médias, devenue atlantiste, tous bords politiques confondus réunis au point qu’émettre des idées divergentes relève quasiment de la trahison ». Tout est dit.

Histoire Magazine a choisi d’explorer le thème de la guerre de l’Antiquité à nos jours en sollicitant des historiens de renom.  Comment les avez-vous choisis ?
Le thème de ce dossier sur la guerre couvrait une très longue période. Il s’agit pour chaque période de sélectionner l’historien qui en est le spécialiste, par rapport au sujet que l’on choisit de traiter. Le choix du professeur Yann Le Bohec, spécialiste des guerres romaines s’imposait naturellement pour traiter des affrontements entre Romains et Germains, et les découvertes archéologiques nombreuses ces dernières années ne cessent d’étendre le champ de nos connaissances sur cette période. L’évolution des stratégies militaires au Moyen Âge est abordée par Valérie Toureille qui a beaucoup écrit sur le sujet, je pense notamment à son ouvrage sur le drame d’Azincourt ou Guerre et société sous sa direction. Thierry Lassabatère est auteur d’un magistral ouvrage sur le chevalier Bayard, alors qu’il s’agit d’évoquer les guerres d’Italie et ce chevalier modèle. On traite un sujet peu connu, celui de la guerre de Trente Ans avec Claire Gantet auteur d’une remarquable synthèse qui s’affranchit des cadres nationaux et croise approches militaires, politiques et économiques. C’est une guerre que l’on redécouvre aujourd’hui et qui est une sorte de miroir déformant des guerres actuelles puisque, déjà au XVIIe siècle, se mêlent armées nationales et mercenaires, combats directs et action de déstabilisation, implications politiques et religieuses.
Pour évoquer cette passionnante période napoléonienne, nous aurions eu tort de nous priver des lumières et des connaissances abyssales de Jean Tulard, de l’Institut. Il aborde les « secrets » stratégiques de Napoléon, il est question notamment de l’esprit de nation, qui le porte, mais causera aussi sa perte et d’Austerlitz. Et j’invite les lecteurs à découvrir dans cet entretien l’analogie entre stratégie militaire et football que fait ce très grand historien.
Quentin Chazaud traite de la guerre de Crimée (1853-1856) pour tout savoir sur ce conflit.
À travers les souvenirs consignés des soldats français et allemands, nous connaissons leurs peurs, leurs espoirs et leur courage. Philippe Martin nous plonge dans l’horreur de cette guerre oubliée de 1870, au milieu des combattants. Philippe Martin qui vient de publier un ouvrage sur la superstition -histoire d’un mot (Fayard histoire) évoque aussi les superstitions et toutes les stratégies développées par les soldats de la Première Guerre mondiale pour s’assurer la protection lors des combats.
On a interviewé Pierre Abou qui révèle le rôle joué par ces officiers allemands qui occupaient les palaces parisiens sous l’Occupation et sont passés entre les mailles du filet, malgré leur implication dans les opérations de déportation des Juifs. Le général Bachelet signe un article sur la politique hégémonique des États-Unis et l’Afghanistan, en lien avec la parution de l’ouvrage de John Christopher Barry « Requiem pour un empire. Les États-Unis et le piège afghan 2001-2021 » Ed. du Cerf. J’ai cité précédemment les participations de Pascal Cyr et d’Éric Denécé et leurs articles incontournables.
En dehors de ce dossier, un entretien sur la bataille de Gettysburg avec Vincent Bernard, on a un entretien avec Charles-Eloi Vial, remarquable à propos de Duroc dont il a édité la correspondance. C’est une mine de connaissances sur la période napoléonienne. On a aussi interviewé Yves Bomati, historien spécialiste de l’Iran, au sujet de son ouvrage qui vient de paraître sur les Assassins d’Alamût, popularisés par le jeu vidéo Assassins Creed. Mais là, il s’agit de la vraie histoire. Un article de Nicolas Sarzeaud sur le trafic des suaires, la longue histoire d’une relique démultipliée. Et Yves-Marie Bercé de l’Institut, pour le Prix d’Histoire de l’Europe, Olivier Grenouilleau de l’Institut, au sujet d’une nouvelle collection qu’il a réalisée pour faire aimer l’histoire, et c’est une réussite, mais aussi Guy Stavridès, Jean-Philippe de Garate qui nous amène en visite au Louvre, et dans la maison d’André Derain, Clémentine Portier-Kaltenbach, Maxime Blin évoque D’Artagnan, l’historienne Youtubeuse Anaïs Grammatico la guerre des Gaules, etc.
À signaler aussi 12 pages de recensions d’ouvrages d’histoire.

Quelles sont, selon vous, les leçons les plus cruciales que l’histoire de la guerre peut offrir à notre époque moderne ?
Il ne m’appartient de définir les leçons à tirer de l’histoire, je me contente très modestement de porter la parole des historiens jusqu’aux lecteurs, par l’intermédiaire de ce magazine, qui il est vrai, ne ressemble à aucun autre, et c’est ensuite à chacun de tirer ses propres conclusions.

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