Fanny Gallois, Amnesty International: « Dans toute l’Europe, la liberté de réunion pacifique fait l’objet de graves attaques qui entraînent un recul systématique du droit de manifester »

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Fanny Gallois, d’Amnesty International, nous éclaire sur les graves attaques contre la liberté de réunion pacifique en Europe suite à la publication d’un rapport inquiétant. Dans cette interview, elle aborde les restrictions punitives imposées aux manifestants, l’usage excessif de la force par la police, et l’impact des technologies de surveillance, révélant une menace croissante pour le droit de manifester.

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Quels sont les principaux types de restrictions injustifiées et punitives que vous avez observés dans les 21 pays européens étudiés dans le rapport d’Amnesty International ?
Dans toute l’Europe, la liberté de réunion pacifique fait l’objet de graves attaques qui entraînent un recul systématique du droit de manifester. Les États stigmatisent, criminalisent et répriment des manifestants pacifiques, procèdent à des arrestations et des poursuites arbitraires, imposent des sanctions illégales, utilisent des technologies de surveillance de plus en plus invasives et recourent à des moyens de plus en plus répressifs pour étouffer les voix critiques.
Ces entraves, généralisées dans toute la région, sont extrêmement préoccupantes en ce qu’elles créent un environnement toxique qui menace les manifestations pacifiques, alors même que ces manifestations jouent un rôle essentiel pour l’obtention et la préservation de nombreux autres droits. Il faut rappeler que les manifestations permettent de veiller à ce que les institutions respectent les droits, mettent fin aux pratiques et aux lois préjudiciables ou adoptent des législations plus respectueuses des droits, et que les Etats ont le devoir de respecter, protéger et faciliter ce droit.
Malheureusement, ce que l’on observe, c’est qu’au lieu de répondre aux préoccupations exprimées par les manifestants, de promouvoir le dialogue et de trouver des solutions aux injustices, aux abus ou à la discrimination, nombre d’Etats réagissent en stigmatisant, en dissuadant, en réprimant ou en punissant des manifestant pacifiques.

 

« Les États stigmatisent, criminalisent et répriment des manifestants pacifiques, procèdent à des arrestations et des poursuites arbitraires, imposent des sanctions illégales, utilisent des technologies de surveillance de plus en plus invasives et recourent à des moyens de plus en plus répressifs pour étouffer les voix critiques »

 

Comment la surveillance technologique, notamment la reconnaissance faciale, affecte-t-elle le droit de manifester pacifiquement en Europe ?
Nous observons en effet que, sous prétexte de préserver la « sécurité nationale », les Etats utilisent de plus en plus ces outils pour contrôler les individus au sein de la société. On note ainsi une nette augmentation dans la région de l’utilisation de technologies de surveillance, dont des technologies de reconnaissance faciale ( lire aussi l’entretien avec Katia Roux d’Amnesty International)
De nombreux Etats ont élargi les possibilités de recourir à ce type de surveillance sans s’assurer en parallèle que des garanties adéquates étaient en place pour éviter les abus. Or, les outils comme ceux permettant la reconnaissance faciale utilisés pour l’identification des personnes sont particulièrement inquiétants. Ils permettent une forme de surveillance de masse qui viole le droit à la vie privée et limite considérablement le droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’expression. Les États ont de plus en plus recours à ces systèmes pour le maintien de l’ordre lors de manifestations, de festivals ou d’événements sportifs, et cet usage peut avoir un effet fortement dissuasif et décourager des formes de contestation pacifique. La reconnaissance faciale peut en outre avoir un impact disproportionné sur des groupes marginalisés, et peut ainsi contribuer à aggraver les discriminations.

 

« Les outils comme ceux permettant la reconnaissance faciale utilisés pour l’identification des personnes sont particulièrement inquiétants. Ils permettent une forme de surveillance de masse qui viole le droit à la vie privée et limite considérablement le droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’expression »

 

Quelles sont les conséquences concrètes de l’usage excessif de la force par la police contre les manifestants pacifiques dans différents pays européens ?
Nous faisons le constat alarmant d’un usage excessif ou inutile généralisé de la force par les forces de l’ordre contre des manifestants pacifiques. Un tel usage de la force participe d’une restriction injustifiée et parfois punitive du droit de manifester, qui affecte non seulement le droit de manifester mais aussi, entre autres les droits à la vie et à ne pas être soumis à la torture ou à d’autres mauvais traitements.
Le maintien de l’ordre en manifestation est une tâche difficile et délicate et certains manifestants commettent des actent violents et illégaux. Il n’en reste pas moins indispensable de respecter le droit international. Les forces de l’ordre ne devraient recourir à la force que lorsque cela s’avère indispensable et toujours de manière proportionnée.
Nous sommes particulièrement préoccupés par l’usage d’armes dites « à létalité réduite » comme les balles de défense, les grenades lacrymogènes ou certaines grenades explosives, qui peuvent malheureusement tuer et blesser gravement, et entraînent des blessures parfois permanentes comme des lésions oculaires, des traumatismes crâniens ou des amputations.
Constatant l’abus et le mauvais usage généralisés des armes moins létales par les forces de l’ordre, en particulier dans le contexte des manifestations, Amnesty mène campagne pour que les Etats agissent et soutiennent un processus en cours aux Nations unies qui vise à l’adoption d’un traité international pour réglementer le commerce des équipements de maintien de l’ordre.

« Nous sommes particulièrement préoccupés par l’usage d’armes dites « à létalité réduite » comme les balles de défense, les grenades lacrymogènes ou certaines grenades explosives, qui peuvent malheureusement tuer et blesser gravement, et entraînent des blessures parfois permanentes comme des lésions oculaires, des traumatismes crâniens ou des amputations »

Comment les autorités justifient-elles l’adoption de lois restrictives en réaction aux manifestations de solidarité avec les Palestiniens, et quelles sont les implications de ces justifications pour les droits humains ?
Dans plusieurs pays, l’identité perçue des personnes qui organisent les manifestations et qui y participent, ainsi que les causes pour lesquelles elles se mobilisent, influencent les restrictions imposées par les autorités. Il y a une différenciation, qui s’exerce de manière discriminatoire, entre les différents mouvements, groupes et causes de protestation.
On a ainsi pu observer que, partout en Europe, et y compris en France, de nombreux représentants des autorités ont invoqué des motifs insuffisamment précis liés à la prévention de troubles à l’«ordre public » ou à des menaces sur la « sécurité publique » pour interdire ou restreindre les manifestations de solidarité avec les Palestiniens.
Dans certains cas, les autorités ont basé des interdictions sur la base de stéréotypes discriminatoires sur les participants attendus. C’est par exemple le cas en Allemagne, où les forces de l’ordre ont pu par exemple qualifier les manifestants ayant l’intention de participer à une marche pour marquer la Nakba palestinienne, à Berlin, de « prédisposés à la violence ». De hauts responsables politiques ont également tenu des propos dénigrants sur les manifestations en solidarité avec le peuple Palestinien. Des responsables au Royaume Uni ont ainsi fait référence à des « marches de la haine ». En Slovénie, ils ont qualifié ces manifestants de « terroristes », et les ont appelés à « retourner chez eux ».
Ces interdictions et ces restrictions ne respectent pas les principes de légalité, de nécessité et de proportionnalité qui s’imposent en droit international, et confortent les préjugés raciaux et les stéréotypes.
Les États ont le devoir de veiller à ce que chacun puisse jouir du droit de réunion pacifique sans aucune discrimination et les restrictions fondées sur le contenu ou l’identité des organisateurs et des participants devraient être évaluées au regard de l’obligation des Etats de lutter contre le racisme et toute autre forme de discrimination. Trop souvent, les groupes marginalisés soumis à une discrimination structurelle et intersectionnelle, se heurtent à des obstacles et des barrières supplémentaires pour exercer librement leur droit de réunion pacifique.

 

En quoi les discours stigmatisants des autorités à l’égard des manifestants impactent-ils la légitimité et la perception publique des manifestations pacifiques ?
Dans notre rapport, nous alertons en effet sur une tendance inquiétante que nous avons observée en Europe de stigmatisation des manifestants, de la part des autorités. Les propos préjudiciables tenus par des représentants des autorités publiques sont malheureusement courants dans la région. On a ainsi pu entendre en Autriche, des manifestants qualifiés de « terroristes », en Finlande, d’ « écofascistes extrémistes », en Italie de «voyous et de hooligans » ou encore d’ « écoterroristes » en France.
Ces discours négatifs, qui délégitiment les participants aux manifestations, sont souvent utilisés pour justifier l’adoption de mesures ou de lois restrictives.
Ils ont pu être utilisés, comme on l’a dit, à l’encontre des manifestants qui se sont mobilisés en solidarité avec les Palestiniens, pour justifier des interdictions de rassemblements, mais aussi contre les manifestants pour le climat par exemple. Ainsi en Allemagne, en Italie, en Espagne ou encore en Turquie, les autorités ont ciblé les manifestants climat en utilisant des dispositions relatives au terrorisme et des lois liées à la lutte contre le crime organisé et à la protection de la sécurité nationale.
Ces discours toxiques, qui sont parfois diffamatoires, sont donc utilisés pour justifier une répression des mobilisations pacifiques, ce qui met en dangers les défenseurs des droits qui sont visés, contribue à rétrécir l’espace civique et in fine a également un fort effet dissuasif sur les personnes qui pourraient vouloir se mobiliser, mais qui ont peur d’être elles-mêmes vues et traitées comme des criminelles.

 

« Dans notre rapport, nous alertons en effet sur une tendance inquiétante que nous avons observée en Europe de stigmatisation des manifestants, de la part des autorités. Les propos préjudiciables tenus par des représentants des autorités publiques sont malheureusement courants dans la région »

 

Quels sont les effets dissuasifs des sanctions pénales et administratives sur les personnes issues de groupes racisés et marginalisés participant à des manifestations en Europe ?
Les personnes qui participent aux manifestations ne sont pas toutes confrontées aux mêmes obstacles et les diverses formes de discrimination croisées rendent la participation beaucoup plus difficile pour certains groupes.
Les femmes, les enfants, les personnes LGBTI+, les personnes racisées, ainsi que les personnes en situation de handicap sont confrontées à des défis spécifiques en matière de participation aux manifestations et, plus généralement, à l’espace civique, car leurs droits sont restreints par les sociétés à travers différentes formes de racisme, de sexisme, de violence, de marginalisation, de normes sociales et parfois même de législation visant à les réprimer et à maintenir un statu quo.
Dès lors, l’effet dissuasif des discours stigmatisants et des restrictions et sanctions imposées aux manifestants pacifiques touche de manière disproportionnée les personnes appartenant à des groupes racisés et marginalisés. Celles-ci sont déjà exposées à un risque accru de violence, d’inégalité, de discrimination raciale et d’autres formes de discrimination de la part des agents de l’État. Elles sont confrontées à des obstacles plus importants à la participation aux manifestations et sont donc davantage susceptibles de pâtir des restrictions et de la répression.
Les États devraient s’attaquer aux causes profondes de toute discrimination directe ou indirecte, ainsi qu’aux stéréotypes nuisibles, aux normes préjudiciables, aux valeurs et aux pratiques qui restreignent le droit de réunion pacifique de toutes et tous.

 

« La répression à laquelle nous avons assistée lors du mouvement dit des Gilets Jaunes a également suscité de fortes dénonciations notamment concernant nombre et la gravité des blessures infligées aux manifestants et leur criminalisation à grande échelle. Les Nations unies, le Défenseur des droits ou le Conseil de l’Europe se sont tous inquiétés de l’usage excessif de la force et des restrictions au droit de manifester pacifiquement des personnes en France »

 

La France est particulièrement pointée du doigt dans ce rapport. Peut-on penser le basculement autoritaire s’est produit pendant la crise des Gilets Jaunes en 2018 avec des méthodes brutales de maintien de l’ordre ?
La France peut se targuer d’une longue et riche tradition de manifestation. Pourtant, l’attitude des autorités face aux manifestations et mobilisations populaires est très problématique.
Déjà avec l’état d’urgence de 2015, et les manifestations contre la loi Travail en 2016, le droit de manifester en France a été sérieusement mis à mal. La répression à laquelle nous avons assistée lors du mouvement dit des Gilets Jaunes a également suscité de fortes dénonciations notamment concernant nombre et la gravité des blessures infligées aux manifestants et leur criminalisation à grande échelle. Les Nations unies, le Défenseur des droits ou le Conseil de l’Europe se sont tous inquiétés de l’usage excessif de la force et des restrictions au droit de manifester pacifiquement des personnes en France. Depuis, la situation ne s’est pas améliorée, comme on a pu le constater lors des manifestations contre la réforme des retraites, des manifestations climat ou pour la défense de l’environnement ou encore en solidarité avec la population palestinienne.
L’approche répressive du maintien de l’ordre, que le dernier schéma national de maintien de l’ordre n’a malheureusement pas modifiée, engendre notamment un usage particulièrement dangereux d’armes dites à létalité réduite, y compris des armes susceptibles de mutiler voire de tuer, et le recours à des délits trop vagues ou contraires au droit international qui conduisent à des arrestations arbitraires de manifestants pacifiques, des interdictions abusives. Les drones de surveillance utilisés par la police lors de manifestations de manière courante, la vidéosurveillance algorithmique autorisée sur une base expérimentale par la récente loi JO 2024 – une première en Europe – font également peser des risques sur le droit de manifester. Le maintien de l’ordre en France ne respecte pas les droits humains.
C’est la raison pour laquelle nous appelons à une réforme structurelle du maintien de l’ordre, qui replace la facilitation du droit de manifester au cœur des missions de forces de l’ordre, à une révision de lois trop larges ou contraires au droit international et à l’interdiction des technologies qui peuvent entraîner une surveillance de masse qui entrave le droit de manifester pacifiquement.

 

( Crédit photo : Karine Le Ouay)

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