Vous avez suivi de près le mouvement des Gilets Jaunes. 5 ans après, quel est votre regard sur ce mouvement alors que la France connait une situation économique inquiétante ?
Ce mouvement, qui a été un formidable élan populaire, qui avait suscité tant d’espoir, à la fois de renouveau démocratique et d’améliorations économiques et sociales, notamment dans les catégories les plus modestes : ouvriers, employés, petits patrons et artisans en difficultés, retraités, chômeurs, étudiants, a échoué devant l’attitude intransigeante du pouvoir en place.
Cinq ans après son démarrage, la situation économique, loin de s’améliorer, s’est considérablement dégradée : les taux de chômage, de précarité et de pauvreté, sont à des taux élevés, la dette publique est abyssale et les réformes dans des secteurs-clés comme l’hôpital, l’école, la justice, les prisons n’ont pas été faites.
Le mouvement des Gilets jaunes, enfin, a échoué sur un second plan, celui de la convergence des luttes qu’il n’a jamais réussi à réaliser. Il n’y a donc toujours pas de révolte globale en France.
Comment jugez-vous le rapport à la démocratie d’Emmanuel Macron depuis 2018 ? Certains parlent à présent d’autoritarisme. Qu’en pensez-vous ?
Emmanuel Macron a une vision « représentative », c’est-à-dire élective, de la démocratie. Elu de la République, il se juge donc fort démocrate … même s’il admet l’existence d’une « fatigue démocratique » et reconnaît comprendre le désir des citoyens d’être mieux associés aux décisions (les grands débats et autres conventions citoyennes n’étant à cet égard qu’un leurre décisionnel).
A l’image de ses prédécesseurs (à l’exception peut-être de François Hollande), Emmanuel Macron est ce qu’on appelle communément un « monarque républicain ». L’autocratie dont vous parlez est à ce sujet autant dans notre Constitution que dans le personnage-Macron qui souffre, me semble-t-il, de ce que Francis Fukuyama nommait « mégalothymia », c’est-à-dire un besoin irrésistible de voir reconnu sa supériorité sur les autres (Moi et les autres : essai sur la « mégalothymia d’Emmanuel Macron – livre en cours de rédaction).
J’ai parlé un jour de « dictature constitutionnelle ». M. Macron en effet n’a pas besoin d’« entrer en dictature », la Constitution de la Vème République lui donne quasiment les « pleins pouvoirs » (qui pourraient au demeurant être accrus par le recours à l’article 16 en cas de circonstances particulières – dans cette hypothèse, la « dictature constitutionnelle » se doublerait d’une dictature personnelle).
Les grandes manifestations populaires contre la réforme des retraites devant lesquelles est resté inflexible le gouvernement, passant en force à coup de 49.3, pose bien des questions sur le rôle de la représentation nationale mais aussi de l’opposition politique. Craignez-vous un embrasement social si aucune incarnation politique n’émerge ?
La démocratie représentative est en crise (Emmanuel Macron le reconnaît lui-même). Or, contrairement à ce que pense le président – et les politiques en général, il existe plusieurs types de démocratie. Sans doute une « bonne » démocratie est-elle celle qui sait combiner l’expression élective, l’expression citoyenne et l’expression sociale (celle des corps intermédiaires). Sans doute, à cet égard, le temps est-il venu d’inventer une « démocratie mi-représentative mi citoyenne mi- sociale », dans laquelle la décision serait le résultat d’un consensus entre élus, citoyens et syndicats. Sans doute aussi le temps est-il venu de renforcer les droits de l’opposition (mais pourquoi pas aussi de la majorité) parlementaire. Le Parlement doit en effet redevenir un centre de décisions : c’est tout de même l’esprit de toute démocratie parlementaire – ce qu’est aussi, théoriquement du moins, la démocratie française. Sur une possibilité d’embrasement social, je m’exprimerai plus bas.
« À cet égard, le temps est-il venu d’inventer une « démocratie mi-représentative mi citoyenne mi- sociale », dans laquelle la décision serait le résultat d’un consensus entre élus, citoyens et syndicats »
Pourrait-on assister à l’explosion de notre consensus social, accélérée par Emmanuel Macron ?
La société française est fracturée. Il n’y a plus de consensus social depuis longtemps déjà. Il existe un individualisme destructeur du lien social. La France est aujourd’hui en état de crise morale (voir mon livre La Crise morale de la France et des Français, Ed. Mimésis, 2017), de dé-civilisation. Ce dernier terme, qui a fait récemment polémique, est en réalité pleinement justifié si on lui donne naturellement son sens premier qui est sociologique. Il faut ici parler, à la manière de Norbert Elias, de « dé-civilisation des mœurs », c’est-à-dire d’une perte des valeurs et des règles qui fondent et organisent une société.
Les Français doivent retrouver au plus vite le chemin des valeurs, du « vivre-ensemble ». Chacun ne peut faire en permanence ce qui lui plaît au détriment d’autrui. L’individualisme forcené contemporain conduit aujourd’hui aux pires violences individuelles : on se tue pour un oui pour un non (un mauvais regard, une cigarette refusée…), on s’agresse pour les motifs les plus futiles. Une société ne peut vivre dans un tel désordre des mentalités.
« Les Français doivent retrouver au plus vite le chemin des valeurs, du « vivre-ensemble ». Chacun ne peut faire en permanence ce qui lui plaît au détriment d’autrui. L’individualisme forcené contemporain conduit aujourd’hui aux pires violences individuelles »
Une grogne historique nait dans la police alors qu’Emmanuel Macron a beaucoup utilisé les forces de l’ordre pour faire accepter sa politique en réprimant les mouvements sociaux depuis son accession au pouvoir. Pourrait-on assister à un basculement de ce côté-là ?
La police souffre et fait souffrir. Les policiers manquent de tout : de matériel, d’effectifs, de formation. Mais les manques ne sauraient justifier ni les dérives ni les dérapages individuels (de plus en plus nombreux). La police française est désormais sous l’emprise du racisme (celui-ci fût -il « simplement » latent) et d’un esprit discriminatoire. Les contrôles au faciès, d’après toutes les études scientifiques et les rapports de la Défenseure des droits, demeurent une pratique ordinaire et les violences extrêmes, jusqu’à la « mise à mort », de plus en plus courantes. L’ONU a récemment condamné ces excès policiers dont a pu voir la fréquence, précisément lors du mouvement des Gilets jaunes entre 2018 et 2020.
Il y a donc urgence à refabriquer une police authentiquement républicaine. La police en effet ne saurait être le « bras armé » de l’Etat. Elle est, rappelons-le, d’abord un service aux citoyens, dont elle doit assurer la protection et la tranquillité. Et le policier est avant tout le premier animateur de la vie sociale : c’était l’esprit de la « police de proximité » – dont la disparition a probablement été une faute politique majeure.
Enfin la police n’est pas un pouvoir (ou un contre-pouvoir). Elle doit obéissance à l’Etat. Partout et tout le temps.
« Il y a donc urgence à refabriquer une police authentiquement républicaine. La police en effet ne saurait être le « bras armé » de l’Etat »
Beaucoup pensaient que le retour des Gilets Jaunes était inéluctable. D’autres ont espéré que les manifestations contre la réforme des retraites soient l’occasion d’un renouveau démocratique et de changement. Certains aujourd’hui se disent que la crise économique risque d’embraser la France. Comment expliquez cette apathie collective alors que le recul démocratique et de notre démocratique n’a jamais été aussi criant ? Et que manque-t-il pour une explosion populaire de grande intensité ?
J’avoue avoir pensé moi-même à un retour physique des Gilets jaunes, mais le mouvement a été brisé à coups de violences policières répétées : une personne âgée morte à Marseille, plusieurs autres éborgnées, sans compter les nombreux traumatisés. Il reste cependant un esprit (latent) de révolte, un réservoir immense de colères – ce que j’appelle la « jaunisation » sociale. Car les mécontents sont plus nombreux qu’en 2018. L’inflation fait des ravages et accentue la précarité qui touche à présent la plus grande partie des classes moyennes et de la jeunesse (en particulier étudiante). Quant à la contestation de la réforme des retraites, qui, on s’en souvient, a fait descendre dans la rue, à plusieurs reprises, plus de deux millions de personnes, elle a échoué, elle-aussi, devant l’obstination absolue du pouvoir.
« Il reste cependant un esprit (latent) de révolte, un réservoir immense de colères – ce que j’appelle la « jaunisation » sociale. Car les mécontents sont plus nombreux qu’en 2018 »
Il y a donc chez les Français aujourd’hui beaucoup de résignation. Ayant constaté que de fortes mobilisations ne faisaient pas plier les gouvernants, les Français sont de plus en plus nombreux à se replier sur eux-mêmes, rendant du coup une explosion sociale d’envergure peu probable. Si du moins l’on entend par cette dernière expression une révolution (par définition violente), celle-ci ne paraît possible qu’à deux conditions : une volonté et un projet destructif. Or la volonté fait défaut chez nos concitoyens et aucune force politique ne porte un projet destructif. La plus révolutionnaire, la France insoumise, n’aspire qu’à une « révolution citoyenne », par les urnes (le RN est sur cette même dernière ligne). Donc, à moins de circonstances sociales particulières, il faudra attendre 2027 pour voir, peut-être, de vrais changements.
Michel FIZE, sociologue et politologue
Auteur de De l’abyme à l’espoir (Ed. Mimésis, 2021)