Fanny Gallois est responsable des programmes Liberté au sein d‘Amnesty International France. Pour Putsch, elle revient sur la remise en cause du droit de manifester, entamée depuis le début du mouvement des Gilets Jaunes, où les manifestants ont subi une répression brutale, des milliers de blessés, des amputés et de très nombreuses arrestations et incarcérations.
Utilisation par les forces de l’ordre des LBD, gaz lacrymogène, nasse, déclarations de manifestation, Fanny Gallois nous propose une analyse complète et détaillée de la liberté de manifester en France.
Depuis les nombreuses manifestations des Gilets jaunes en novembre 2018, est-ce que le droit de manifester est-il remis en cause selon vous ?
A partir de la fin de l’année 2018, en France, la répression des manifestations a été d’une ampleur inédite. Les mouvements de protestation se sont multipliés sur tout le territoire français: du mouvement des Gilets jaunes aux manifestations appelant à une action face à l’urgence climatique, en faveur de la justice sociale, contre la réforme des retraites ou contre la loi « Sécurité globale ». Ces mobilisations ont fait face à un maintien de l’ordre brutal.
Les forces de l’ordre ont fait un usage disproportionné de la force, notamment par l’usage excessif de gaz lacrymogènes contre des foules majoritairement pacifiques, et ont utilisé des armes susceptibles de mutiler, telles que les lanceurs de balles de défense. Dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, qui a débuté en octobre 2018, le ministère de l’intérieur a recensé plus de 2500 blessés chez les manifestants après un an de protestations, dont des blessures graves telles que des mutilations de la main, des fractures multiples, des personnes éborgnées.
« A partir de la fin de l’année 2018, en France, la répression des manifestations a été d’une ampleur inédite (…) Plusieurs mobilisations Ces ont fait face à un maintien de l’ordre brutal »
Une enquête menée par Amnesty International en 2019 et en 2020 auprès des autorités et de manifestants arrêtés et poursuivis à partir de fin 2018 a également montré que des milliers de personnes avaient été verbalisées, interpellées, arrêtées et poursuivies en justice pour des activités pacifiques qui n’auraient pas dû être considérées comme des infractions (1).
Des manifestants, mais aussi des journalistes ou observateurs des droits humains ont été touchés par ces arrestations abusives.
Ce sont des lois trop vagues ou contraires au droit international qui sont utilisées par les autorités et qui entravent l’exercice du droit fondamental de manifester. La loi anticasseurs qui interdit de se dissimuler le visage en manifestation « sans motif légitime » ; la loi sur l’outrage envers les policiers ou encore celle sur le délit d’attroupement sont utilisées pour justifier des interpellations, des gardes à vues et parfois des poursuites et des condamnations de manifestants n’ayant commis aucune violence.
« Une enquête menée par Amnesty International en 2019 et en 2020 auprès des autorités et de manifestants arrêtés et poursuivis a montré que des milliers de personnes avaient été verbalisées, interpellées, arrêtées et poursuivies en justice pour des activités pacifiques qui n’auraient pas dû être considérées comme des infractions »
Il a été notamment question de l’interdiction de nasser les manifestants par le Conseil d’Etat en juin 2021. Quelle est la réalité du terrain aujourd’hui ?
La technique de la nasse ou encerclement des manifestants était jusqu’en juin 2021 en effet prévue par le schéma national de maintien de l’ordre pour contrôler, interpeller ou prévenir la poursuite de troubles à l’ordre public. Le 10 juin 2021, le Conseil d’Etat, qui avait été saisi par plusieurs associations et syndicats, a estimé que le schéma national ne précisait pas suffisamment clairement les cas où il serait recommandé de l’utiliser, et a par conséquent annulé ce point.
Pour Amnesty International, les nasses sont utilisées de manière trop large. Le recours aux nasses constitue une privation indéniable de la liberté d’aller et venir et est susceptible d’entraver significativement la liberté de manifester et ne peut par conséquent se justifier que dans des circonstances très spécifiques, pour faire cesser des violences existantes et en laissant des espaces pour que les manifestants pacifiques puissent sortir. Utilisée de manière trop large, cette technique viole le droit des personnes de manifester pacifiquement, et risque en outre de faire monter les tensions. On a aussi pu observer dans la pratique que cette technique était parfois utilisée de manière très contradictoire avec par exemple l’utilisation de gaz lacrymogènes dans des nasses, pour disperser des personnes qui dans le même temps sont empêchées de se disperser par l’effet de la nasse…
« Le recours aux nasses constitue une privation indéniable de la liberté d’aller et venir et est susceptible d’entraver significativement la liberté de manifester et ne peut par conséquent se justifier que dans des circonstances très spécifiques »
Il se pose aussi la question de la manifestation non déclarée, question qui a divisé au sein même des manifestations populaires. Est-ce illégal ?
Le droit international est très clair sur ce point : le droit de manifester ne devrait pas être soumis à une autorisation préalable et les manifestations publiques doivent donc être présumées légales. En effet, devoir demander une autorisation pour manifester ses opinions est une mesure susceptible d’avoir un effet dissuasif qui limite de manière indue cette liberté fondamentale.
Les Etats peuvent cependant, dans le cadre de l’encadrement du droit de manifester, demander aux organisateurs de déclarer à l’avance une manifestation sur la voie publique.
Mais le droit français joue sur les mots en exigeant que les manifestations soient déclarées pour être légales. La déclaration en France est obligatoire, et une manifestation non déclarée devient donc de fait illégale, même si la loi ne le dit pas en ces termes là. Cela revient à faire de la déclaration préalable un mécanisme d’autorisation.
« Devoir demander une autorisation pour manifester ses opinions est une mesure susceptible d’avoir un effet dissuasif qui limite de manière indue cette liberté fondamentale »
Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur le droit de manifester ? A-t-il été amoindri en France ces dernières années ?
Le droit de manifester n’a jamais été autant menacé dans le monde. Et c’est malheureusement également le cas en France, où la liberté de réunion pacifique est également entravée. Cela est lié à l’utilisation de législations trop vagues ou contraires au droit international mais également à l’approche répressive du maintien de l’ordre que la France a décidé d’adopter. Amnesty International prône la mise en place de stratégies de désescalade et de dialogue pour garantir la protection et la facilitation du droit de manifester plutôt que le choix d’une approche purement répressive, potentiellement liberticide. Les violences que l’on observe dans les opérations de maintien de l’ordre en France exigent des réformes structurelles du maintien de l’ordre. On ne peut pas espérer que les pratiques changent si l’on continue d’appliquer les mêmes méthodes.
On imagine que vous n’avez pas accueilli avec enthousiasme le nouveau schéma national du maintien de l’ordre, mis en place par Beauvau ?
En effet, nous avons dénoncé l’occasion manquée qu’a représentée cette nouvelle version du schéma national de maintien de l’ordre publiée par le ministère de l’Intérieur fin 2021. Celui-ci s’est certes conformé à la décision du Conseil d’Etat sur un certain nombre de points, et apporté des améliorations qui étaient nécessaires, notamment en ce qui concerne les conditions de recours aux nasses et les journalistes, mais elle confirme cette approche répressive du maintien de l’ordre en France. Le schéma maintient notamment l’usage d’armes susceptibles de mutiler ou le recours à des délits trop vagues ou contraires au droit international qui ont conduit à des arrestations arbitraires de manifestants pacifiques.
« Le nombre très important de blessures après le début du mouvement des Gilets jaunes, causé en grande partie par des armes dangereuses utilisée de manière disproportionnée, montre que l’utilisation de ces armes ne respecte pas les principes de nécessité »
Comment appréhendez-vous l’utilisation des LBD ou des grenades de dés encerclement qui ont fait un nombre non négligeable de victimes depuis les Gilets Jaunes ?
Nous considérons qu’il est indispensable d’interdire immédiatement le recours aux grenades assourdissantes et grenades de désencerclement et de suspendre le recours aux LBD40 le temps qu’une évaluation approfondie de leur impact soit menée.
Le nombre très important de blessures après le début du mouvement des Gilets jaunes, causé en grande partie par des armes dangereuses utilisée de manière disproportionnée, montre que l’utilisation de ces armes ne respecte pas les principes de nécessité et de proportionnalité requis en droit français et en droit international.
Les autorités françaises devraient avoir pour objectif de chercher la désescalade et la pacification dans le maintien de l’ordre. Ces armes peuvent non seulement blesser gravement, mais aussi participer à l’escalade de la violence et finalement dissuader de nombreuses personnes de venir manifester pacifiquement, remettant ainsi en cause le droit de réunion et d’expression pacifiques.
Mettre immédiatement fin au recours à ces armes est dès lors non seulement une nécessité pour préserver l’intégrité physique des personnes, mais aussi pour respecter les obligations de la France visant à assurer un environnement propice à chacun pour exercer son droit de manifester pacifiquement ses opinions.
& – Cf. Rapport d’Amnesty International, « Arrêté-e-s pour avoir manifesté : la loi comme arme de répression des manifestants pacifiques en France », septembre 2020 : https://amnestyfr.cdn.prismic.io/amnestyfr/1257b6a7-ef59-4468-a7a7-7b10bf49663c_Arretes_pour_avoir_manifeste_FR.pdf
( Crédit photo : Karine Le Ouay )