Jean-Michel Salmon: « Il n’y pas de doute possible, Macron est mu par une grande animosité envers le Brexit, qu’il a de plus en plus de mal à contenir donc à cacher »

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Qui cédera le premier entre Boris Johnson et Emmanuel Macron sur le conflit diplomatique qui opposent les deux pays concernant l’imbroglio sur les zones de pêche ? Jean-Michel Salmon, docteur en sciences économiques, analyse brillamment les dessous et les enjeux de cette polémique entre la France et le Grande-Bretagne sous couvert de Brexit, d’une relation très compliquée avec l’Union européenne et les visées politiques du Président français.

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Pouvez-nous exposer en quelques mots la cause des tensions entre Boris Johnson et Emmanuel Macron ?

Ces tensions sont multi-causales mais tous leurs facteurs proviennent d’une prétention du gouvernement de Macron à contester les positions souveraines et légitimes prises par le gouvernement britannique dans le contexte du Brexit.
Qu’on en juge en considérant les 4 sujets qui fâchent actuellement : la pêche, l’Irlande du Nord, les traversées illégales de la Manche et enfin le nouvel accord tripartite AUKUS. Sur les trois premiers, nous parlons de l’espace intérieur britannique, terrestre ou marin. Sur le dernier, d’une décision stratégique prise par le gouvernement du Royaume-Uni dans le cadre de sa géopolitique.

 

« Ces tensions sont multi-causales mais tous leurs facteurs proviennent d’une prétention du gouvernement de Macron à contester les positions souveraines et légitimes prises par le gouvernement britannique dans le contexte du Brexit »

 

 

Il semblerait à cette heure que nous sommes en présence d’une escalade diplomatique. Pourquoi ?
L’escalade diplomatique provient fondamentalement de la conjonction de deux facteurs.
Tout d’abord un manque de respect de la décision du peuple britannique de quitter l’UE – une sorte de crime de lèse-majesté aux yeux du président français, du fait de sa mission auto-attribuée, peut-être la plus chère de son quinquennat à ses yeux, de faire avancer très fort l’UE sur la voie d’un plus grand degré de fédéralisation que celui déjà atteint et qui est substantiel. Alors qu’il n’a pas été confirmé par les peuples avec le rejet du projet de Traité Constitutionnel en 2005, en notant qu’il n’a été proposé plus aucun référendum européen depuis.

Ensuite, l’approche de la présidentielle française à six mois désormais : il s’agit pour le président-futur candidat de montrer aux yeux de l’opinion publique qu’il défend bec et ongles les intérêts français, dans le contexte où le thème du souverainisme a gagné beaucoup de terrain, à partir – entre autres – des thématiques de la lutte contre l’immigration et la question de la primauté du Droit européen. Pensons aux volte-face de Michel Barnier sur ce plan, qui qui concourent aujourd’hui à la primaire LR, mais dont il se dit qu’hier encore (2019) il briguait la tête de liste LREM aux élections européennes avant de soutenir, finalement débouté, celle de sa famille politique traditionnelle.
La compétition est donc féroce, et le thème européen est pour Macron (depuis son discours de la Sorbonne, en 2017, puis sa tribune publiée en 2019 dans tous les journaux européens) à la fois la colonne vertébrale de sa politique et le meilleur moyen de se présenter comme le protecteur des citoyens français, en présentant la pensée eurosceptique de certains de ses concurrents comme littéralement ‘épouvantable’.

 

« Un manque de respect de la décision du peuple britannique de quitter l’UE – une sorte de crime de lèse-majesté aux yeux du président français, du fait de sa mission auto-attribuée, peut-être la plus chère de son quinquennat à ses yeux »

 

Dans ce contexte le Brexit doit être présenté comme l’ultime hérésie à ne surtout pas suivre, et même à combattre par de vigoureux moyens, si ce n’est tous les moyens, comme le confirme la lettre « fuitée » du Premier ministre J. Castex à la Présidente de la Commission Européenne Ursula Von Der Leyen en date du 28 octobre 2021. Il écrit, je cite, qu’« il est indispensable de montrer clairement aux opinions publiques européennes qu’il y a davantage de dommages à quitter l’Union qu’à y demeurer ».
Comme chacun peut le constater, il s’agit là d’un véritable appel à une propagande généralisée pro-UE sur tout le continent.

 

 

 

Une telle propagande qu’il est aisé d’observer de près par exemple avec la campagne médiatique visant en France à dénigrer systématiquement le Brexit, que je mets bien en évidence dans « Le Grand Abécédaire du Brexit » sorti en septembre 2021.
Le Brexit vient à peine de commencer, et déjà il est condamné par l’inquisition europhile, comme il le fut depuis 2016 en fait. Mais depuis quand un match est-il terminé avant d’avoir commencé, ou désormais à peine le coup d’envoi donné ?
C’est une infamie faite au peuple britannique.

Tous les souverainistes de l’hexagone devraient s’en rendre compte, car au final la cause est commune. Tous ceux qui les accusent de soutenir les intérêts britanniques au détriment des intérêts français dans cette affaire font le lit, volontairement ou non, de l’européisme anti-démocratique. Le souverainisme, ce n’est justement pas le nationalisme aveugle. C’est au contraire comme la liberté : il s’arrête là où commence celui de l’autre, qui doit être respecté.

 

Comment peut-on juger l’attitude d’Emmanuel Macron qui a fixé un ultimatum et des risques de sanctions ? Et de quoi est-il question ?
A partir de l’analyse présentée ci-dessus, il n’y pas de doute possible, Macron est mu par une grande animosité envers le Brexit, qu’il a de plus en plus de mal à contenir donc à cacher.
Et ainsi Boris Johnson continue à être dépeint par les lieutenants du président français – Clément Beaune et Annick Girardin à l’intérieur, Thierry Breton à l’extérieur – comme un personnage fantasque et inconséquent – « dont je ne doute pas qu’il revienne à la raison » a par exemple choisi d’affirmer le Commissaire européen. Quelle arrogance de la part d’une personnalité dont le seul mandat d’élu par le peuple est celui de conseiller régional… Décidément, l’hubris est une caractéristique forte du macronisme.
Le dernier ultimatum et les sanctions annoncées concernent le dossier pêche – notons que l’exécution des menaces vient d’être reportée de trois jours (de ce mardi à la fin des discussions prévues ce jeudi).

Mais rappelons les termes de la dispute avant de passer à la nature des sanctions annoncées en grande pompe par le gouvernement français, « utilement » relayé par nos médias.
L’Elysée reproche au Royaume-Uni de ne pas avoir délivré suffisamment de licences de pêche aux bateaux français dans les eaux britanniques, ne respectant ainsi pas l’Accord de Commerce et de Coopération (ACC) signés fin 2020 par le Royaume et l’Union.
Rappelons que cet ACC contient un chapitre pêche durement négocié par Barnier et son équipe, qui prévoit un accès maintenu jusqu’en 2026 pour les unités de pêche ayant été présentes dans les eaux britanniques entre 2012 et 2016 (assorti d’une réduction d’environ un quart de prises, variable selon les espèces).
Rappelons aussi qu’au titre du Droit international de la mer, chaque Etat possède la souveraineté sur ses eaux (jusqu’à 200 miles nautiques de ses côtes).
L’adjonction d’un chapitre pêche dans l’ACC fut donc déjà une forte concession britannique arrachée par Barnier, qui a longtemps menacé de ne signer aucun accord de commerce si un tel chapitre n’était pas intégré.

 

« Il n’y pas de doute possible, Macron est mu par une grande animosité envers le Brexit, qu’il a de plus en plus de mal à contenir donc à cacher »

 

Le Royaume a déjà attribué près de 1700 licences (dont plus de 700 pour les Français) pour la pêche hauturière (en pleine mer) aux chalutiers européens, y compris pour les fameux navires-usines dont les méthodes de pêche sont très contestées par les ONG pour des raisons évidentes.

La dispute porte en réalité sur la pêche côtière, entre 6 et 12 miles nautiques, et pour les petits bateaux de moins de 12m de long, au niveau desquels la moitié des demandes françaises, soit quelques dizaines, n’a pas été satisfaite.
Et pour une raison très simple, sur laquelle les autorités françaises évitent de s’étendre, et pour cause : les petites unités déboutées, qui veulent continuer à pêcher notamment au niveau des eaux des îles anglo-normandes, apparaissent dans l’incapacité de produire la moindre preuve de leur pêche sur les années concernées.
Et ce tout simplement parce que le système de surveillance par satellite (VMS) n’est pas obligatoire sur ces bateaux, selon la réglementation européenne, dans le cadre de la politique commune des pêches (PCP). Alternativement, leurs capitaines doivent remplir des journaux de bords, et ils peuvent activer bien sûr leur GPS, mais il semblerait que tous ne le faisaient pas… Ils apparaissent donc bredouilles sur le plan documentaire, selon les autorités britanniques.

Le gouvernement de Macron n’en a cure et veut passer en force, quitte à déclencher ce que j’appelle une « mini-guerre froide » avec Albion.
D’où son recours au chantage et aux menaces. Il a d’abord affirmé que seule la moitié de demandes françaises avait été satisfaite – ce qui n’est vrai qu’en écartant sciemment de sa communication et son calcul le nombre très élevé de licences hauturières approuvées…
Puis il a annoncé les sanctions pour le 2 novembre à minuit : empêcher les bateaux de pêche britanniques de venir débarquer leurs produits dans plusieurs ports français, faire la grève du zèle douanier pour les camions provenant de Grande-Bretagne, toutes marchandises confondues, et même menace sur l’approvisionnement en électricité de Jersey, qui est alimentée via un câble sous-marin depuis la Normandie.

En plein G20, devant les plus grands leaders du monde entier, et, si l’on y regarde de près, donc, pour quelques dizaines de petits bateaux de pêche, quand 1700 larges navires ont été satisfaits. Cherchez l’erreur…

Les Britanniques ont donc parfaitement raison ici de souligner le caractère à la fois totalement disproportionné de ces mesures, et leur illégalité vis-à-vis de l’ACC mais aussi des règles OMC. Voire aussi du Droit européen, au niveau des principes de bon voisinage inscrits à l’Article 8 le Traité sur l’Union Européenne ! Notons d’ailleurs ici que dans sa lettre à Von der Leyen, J. Castex a aussi indiqué qu’il était hors de question dans le contexte actuel de développer plus avant les programmes de coopération entre l’Union et le Royaume.

 

« Il se dit même sur les réseaux sociaux que Macron se serait vu avertir que l’exécutif britannique pourrait aussi couper les 193 serveurs informatiques qui font fonctionner Euronext et le CAC40, qui sont encore localisés depuis 2010… à Basildon, près de Londres ! »

 

 

Le gouvernement britannique a en retour signifié à la France que si elle mettait ses menaces à exécution, il déclencherait une procédure au titre de l’ACC et se réservait à son tour la possibilité d’enclencher des mesures de représailles, dont la suspension totale de l’accès à ces eaux.
Il se dit même sur les réseaux sociaux que Macron se serait vu avertir que l’exécutif britannique pourrait aussi couper les 193 serveurs informatiques qui font fonctionner Euronext et le CAC40, qui sont encore localisés depuis 2010… à Basildon, près de Londres !
De quoi calmer provisoirement la colère jupitérienne du président, qui a donc décidé de in extremis de reporter de 72 heures ses menaces bellicistes, à l’issue de la rencontre qui se tiendra jeudi 4 novembre entre D. Frost, le ministre et ex-négociateur du Brexit, et C. Beaune, le secrétaire d’Etat français chargé des Affaires européennes.

Gageons qu’Annick Girardin, nommée utilement ministre de la Mer en juillet 2020, ne sera pas loin, elle qui, ex-députée de Saint-Pierre et Miquelon, avait suivi de près les négociations pêche avec le Canada pour défendre les intérêts halieutiques de ce petit territoire d’outre-mer autonome sur le plan politique. Intéressant, quand on sait que du côté britannique, Jersey est également un territoire à part dans l’ordre constitutionnel britannique et bénéficie d’une autonomie de décisions en matière de pêche. Ce que ne peut donc ignorer notre ministre.

Selon vous, est-ce que Emmanuel Macron et la Commission européenne tentent de faire payer à la Grande Bretagne le récent Brexit ?
L’expression choisie est un raccourci inflammable, mais en reformulant la question de la manière suivante : « Emmanuel Macron et la Commission cherchent-ils à démontrer par tous les moyens que le Brexit est un échec, de sorte qu’il ne provoque pas d’effet domino au sein des autres Etats-membres – Macron ayant utilisé l’expression d’effet de contamination à cet égard ?», ma réponse est bien évidemment oui !
Et ceux qui pouvaient encore en douter en ont eu la preuve très maladroitement fournie par notre Premier ministre malgré lui, et par écrit.
Le fait que sa lettre à la Commission ait fuité est d’ailleurs intéressant en soi : celui à l’origine de la fuite – au sein du cabinet de la Présidente ? – avait certainement envie de contrecarrer le bellicisme de notre Président-va-t’en-guerre-froide.

 

 

« Le fait que sa lettre à la Commission ait fuité est d’ailleurs intéressant en soi : celui à l’origine de la fuite – au sein du cabinet de la Présidente ? – avait certainement envie de contrecarrer le bellicisme de notre Président-va-t’en-guerre-froide »

 

 

Est-ce qu’un accord pourrait être trouvé ? Et dans le cas contraire que pourrait-il se passer ?
Je ne crois pas que l’exécutif britannique reculera sur ce dossier. Non pas parce que Boris Johnson en aurait besoin pour mieux assoir sa popularité auprès de ses électeurs, selon la technique du bouc émissaire extérieur –quoiqu’en disent certains journalistes europhiles. Sur ce plan d’ailleurs, il conviendrait plutôt, comme on l’a vu, de ‘retourner le compliment’ à Emmanuel Macron.
Mais bien plutôt car chacun sait pertinemment, de part et d’autre de la Manche, et jusqu’à Bruxelles bien sûr, que l’ACC prévoit de nouvelles négociations pêche post 2026 à travers lesquelles le Royaume ambitionne, et c’est parfaitement son droit puisqu’encore une fois, il s’agit de ses propres eaux, de passer à une approche annuelle des négociations, et surtout à réduire progressivement les prises européennes dans ses eaux. En d’autres termes, de mettre fin à terme aux dernières traces de l’ancienne participation du Royaume à la PCP de l’UE.
La « bataille navale » actuelle n’est donc qu’un hors d’oeuvre.
Et la position du gouvernement de Sa Majesté est on ne peut plus simple : pas de preuves, pas de licences !
Je ne vois pas comment la France de Macron pourra y échapper.

 

« La chaude actu Albion versus Paris-Bruxelles ne va pas disparaître des radars médiatiques de sitôt. Espérons seulement qu’elle soit couverte à l’avenir avec un minimum d’objectivité, qui a bien fait défaut jusqu’à présent »

 

A moins que… Il reste toujours la possibilité d’un ‘junctim’, c’est-à-dire passer en parallèle un deal sur un autre des dossiers évoqués (migrations dans la Manche, Protocole sur l’Irlande du Nord, …). Mais là, le prix à payer serait peut-être trop cher pour le gouvernement français et/ou l’UE.
En cas de repli, le gouvernement français se retournera alors vers les Fond pêche ou Fond Brexit de l’UE pour indemniser les petits pêcheurs normands et bretons, victimes collatérales du Brexit. Mais à ce propos n’oublions pas que par ailleurs que l’UE a interdit depuis début 2021 les importations de coquillages britanniques, occasionnant aussi des dommages collatéraux outre-Manche, sans que ces coquillages ne deviennent, damned !, impropres à la consommation du jour au lendemain (le 1er janvier 2021…). Tiens, une dérogation ici pourrait faire partie de la recherche d’un compromis…
Cette tempête dans un verre d’eau sera bientôt close – ce ne sont que des « pécadilles » (« small beer ») a pu dire Boris Johnson en plein G20 et COP26.
Difficile de lui donner tort sur le fond comme sur la forme !
En attendant les deux plats de résistance : les migrations illégales dans la Manche et l’épineux dossier du Protocole pour l’Irlande du Nord.
La chaude actu Albion versus Paris-Bruxelles ne va pas disparaître des radars médiatiques de sitôt. Espérons seulement qu’elle soit couverte à l’avenir avec un minimum d’objectivité, qui a bien fait défaut jusqu’à présent. Mais rien n’est moins sûr…

 

« Le grand abécédaire du Brexit » – Éditions les 3 colonnes, préfacé par Jacques Sapir – 2 tomes

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