Elle a d’ailleurs publié une vidéo sur les réseaux sociaux où elle interpelle Emmanuel Macron à la rejoindre pour faire un tour avec elle afin de découvrir les quartiers de Marseille en transports en commun. Un grand entretien sans concession et très vivifiant sur la réalité sociale cachée des quartiers marseillais.
Sophia, tout d’abord comment avez vous découvert l’engagement politique et le militantisme ? Vous écrivez même sur votre compte twitter « Hyperactive de l’engagement »!
Ce qui s’est passé le soir du 21 avril 2002 a été un vrai traumatisme. Après l’émotion, je crois que quelque chose de très fort s’est inscrit en moi et m’a portée naturellement dans cette voie. Je venais d’arriver en France après avoir fui les années noires en Algérie avec ma famille et tout à coup, la menace de la violence d’Etat, du racisme et d’extrémisme planaient de nouveau. Les années qui ont suivi, il a fallu se débattre pour sortir de l’extrême précarité, pour survivre.
Après la difficulté des hôtels sociaux et du non-logement, il s’agit aujourd’hui de la réalité très éprouvante de la vie dans une cité, avec tout ce que ça implique… et surtout celle du mal-logement. Je voyais bien que je n’étais pas la seule à subir cette pauvreté, les scénarios étaient et les décors étaient simplement différents.
C’est lorsque le centre social de la cité qui m’a vue grandir a fermé que j’ai vraiment décidé de m’engager il y a 12 ans pour demander à la Mairie de poursuivre les activités pour les familles du quartier, en vain.
Chaque pauvre culpabilise d’être pauvre, s’interdit d’en parler, cependant, éluder la problématique qui ronge véritablement la société ne fait que différer une réponse inévitable à un seul et unique problème : la pauvreté. Cette culpabilité qui se traduit par l’humilité ou le silence arrange bien nos décideurs qui ne voient pas d’urgence particulière à ce que des femmes, des hommes et des enfants soient logés et nourris et traités dignement sans condition particulière.
Hyperactive dans cet engagement « hélas », plus par nécessité que par choix tant lorsque je regarde autour de moi tout est à faire, que ce soit en matière d’accès au service public le plus primaire, de culture, d’accès au soin, à la formation, à la protection des individus, ou encore au transport dans la deuxième ville et la deuxième métropole de France.
« C’est lorsque le centre social de la cité qui m’a vue grandir a fermé que j’ai vraiment décidé de m’engager il y a 12 ans pour demander à la Mairie de poursuivre les activités pour les familles du quartier, en vain »
Il semble que vous avez un rapport très fort et intime à la lecture. Qu’est ce que la lecture représente pour vous ?
L’émancipation ! Je ne parlais pas un seul mot de français lorsque je suis arrivée en France. Les livres ont été un puits de savoir inestimable, à la fois pour m’approprier cette langue, mais surtout pour me doter des mêmes savoirs que les autres. Plus que les livres, c’est aussi le stylo qui m’a libérée et donné davantage envie de porter à la connaissance des autres des réalités invisibles mais sur lesquelles il y a besoin d’engagement et d’énergie. Enfin, voir des experts ou des politiques s’emparer de nos récits me semble souvent inopportun et hors sol. Ecrire est aussi une façon de décrire une réalité que je sais partagée par des millions de français, en ville comme à la campagne, nés français ou qui le sont devenus.
« Je ne parlais pas un seul mot de français lorsque je suis arrivée en France. Les livres ont été un puits de savoir inestimable, à la fois pour m’approprier cette langue, mais surtout pour me doter des mêmes savoirs que les autres »
Emmanuel Macron arrive ce jeudi à Marseille pour 3 jours. Comment considérez-vous globalement ce déplacement ?
Je regrette qu’une visite avec un agenda aussi dense n’ait pas été organisée bien plus tôt. Nous sommes à un peu plus de 200 jours de l’élection présidentielle et je crains un effet d’annonce qui ne soit qu’une simple opération de communication qui lance une campagne qui tait son nom.
En septembre 2018, à l’occasion d’un événement à Lyon, je me suis permis d’interpeller Julien Denormandie, alors ministre du logement à cette époque au sujet de la situation à Marseille. Je me souviens lui avoir dit « si rien n’est fait, il va y avoir des morts ». Je ne pensais pas que cette petite remarque acerbe ait été prémonitoire moins de deux mois plus tard dans la tragédie du quartier de Noailles dans le centre de la ville.
Quelques mois plus tard, le plan Borloo commandé par le Président était livré et soigneusement rangé dans un tiroir alors même que tous les constats étaient dressés et qu’un grand nombre de mesures auraient déjà plus être mises en place ou au moins expérimentées. Pour Marseille, c’est une nouvelle fois un échec d’État et cinq années perdues de nouveau par manque de courage et de volontarisme politique, alors que ce n’est un secret pour personne que cette ville détient le triste record d’avoir en son sein l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe et la cité la plus pauvre de France. Maintenant, c’est essentiel qu’Emmanuel Macron profite de cette visite pour voir la vraie vie des gens, et qu’en repartant, il comprenne que ce n’est pas qu’une histoire de sécurité et de zones de non-droit verrouillées par des trafiquants comme on veut bien le faire croire.
« Pour Marseille, c’est une nouvelle fois un échec d’État et cinq années perdues de nouveau par manque de courage et de volontarisme politique, alors que ce n’est un secret pour personne que cette ville détient le triste record d’avoir en son sein l’un des quartiers les plus pauvres d’Europe et la cité la plus pauvre de France »
Pensez-vous qu’Emmanuel Macron a conscience de l’état de délabrement de ces quartiers difficiles ? Ou est-ce que la situation s’est dégradée depuis le début de son mandat ?
L’inaction de l’Etat sur le dossier marseillais est une faute lourde de conséquences puisque les conditions de vie ont continué de se dégrader de manière alarmante au cours de ces dernières années et la pandémie de maladies à coronavirus a exacerbé ces inégalités et la misère.
On parle de gens qui ne mangent pas à leur faim, qui vivent dans des immeubles amiantés, infestés de rats. On parle de quartiers où parfois même le bus ne passe pas dans une ville deux fois plus étendue que Paris. On parle de l’absence de centres sociaux ou de Maisons pour tous et même parfois de Poste. On parle d’écoles dans lesquelles les toits s’effondrent. On parle d’une ville dans laquelle les immeubles poussent de manière anarchique sans jamais construire les infrastructures qui vont avec, alors que la Ville compte parmi les mauvais élèves en termes de logement social.
Philippe Pujol décrit toute cette mécanique à merveille dans son livre intitulé « La fabrique du monstre ».
« L’inaction de l’Etat sur le dossier marseillais est une faute lourde de conséquences puisque les conditions de vie ont continué de se dégrader de manière alarmante au cours de ces dernières années et la pandémie de maladies à coronavirus a exacerbé ces inégalités et la misère »
Vous avez interpellé Emmanuel Macron hier dans une vidéo en lui proposant de venir avec vous sur une visite de terrain de votre quartier à Marseille. Pourquoi?
Parce qu’il faut le voir pour le croire et pour comprendre. Je pourrais faire une conférence entière pour vous décrire ce qui se passe, les mécanismes en jeu et le mode de vie dans ces quartiers, mais ça ne reste que des mots. On agit seulement lorsque l’on est témoin d’une injustice ou d’une violence insupportable. Emmanuel Macron doit voir en face et dans le fond des yeux la misère à laquelle est en proie Marseille et les Marseillais.
Pensez-vous qu’une grande partie de la classe politique est totalement déconnectée de la réalité des quartiers? Est-ce que le lien est rompu? Et le cas échéant, pourquoi?
A l’occasion de projets divers, j’ai rencontré de nombreux hauts fonctionnaires ou responsables politiques qui selon moi n’ont qu’une idée très caricaturale de l’état de ces quartiers et de la vie quotidienne de ceux qui y vivent. Je ne pense même pas que ce soit de la mauvaise foi, je pense simplement qu’intellectualiser ce qui a trait à la vie quotidienne des gens n’est plus décent et qu’il est urgent de passer des rapports, des recommandations et des notes de synthèse à la véritable action. Le lien n’est pas rompu, nombreux sont les militants associatifs, les habitants et les lanceurs d’alerte qui cherchent à ouvrir un dialogue à ce sujet avec celles et ceux qui ont le pouvoir de faire. Cependant, si après avoir ouvert leur cœur et leur maison notre exécutif ne propose pas un plan d’action complet et ambitieux pour réanimer Marseille je crains qu’en effet le contrat de confiance soit définitivement rompu. S’il est important que les citoyens soient écoutés, il est encore plus important qu’ils soient entendus !
« Si après avoir ouvert leur cœur et leur maison notre exécutif ne propose pas un plan d’action complet et ambitieux pour réanimer Marseille je crains qu’en effet le contrat de confiance soit définitivement rompu »
Est-ce que le militantisme politique a encore du sens selon vous notamment pour des milliers de jeunes dans ce pays?
Il est vital ! Bien entendu, c’est frustrant de ne pas arriver à faire bouger les choses dans le sens qui nous paraît le plus juste, de ne pas en avoir les moyens et de trouver le temps long. Mais tous les corps intermédiaires, quels qu’ils soient, même les plus autonomes disent quelque chose qui mérite d’être entendu et qui doit continuer de l’être. C’est bien ça la démocratie et faire l’inverse serait empêcher la participation citoyenne. C’est même un devoir envers nos aînés, qui ont conquis bon nombre de nos droits et envers nos cadets, pour leur laisser un monde en meilleur état que celui dans lequel on l’a trouvé, et je suis très inquiète sur cette dernière partie.
« Inverser le cours des choses, c’est avant tout changer son plan de table et inviter ceux que l’on a assigné aux arrières cuisines depuis maintenant trop longtemps »
Que devrait faire Emmanuel Macron pour tenter d’inverser le cours des choses?
Parler moins, écouter plus. Que ce soit Emmanuel Macron comme la plupart de nos responsables politiques il est urgent de travailler avec ces anonymes qui soulèvent des montagnes mais qui ont des diagnostics complémentaires et indispensables pour construire des politiques publiques adaptées. Changer d’interlocuteurs est indispensable si l’on veut venir à bout des crises que nous traversons. C’est bien un partage des richesses anarchiques qui est en cause dans la crise à la fois dans la crise écologique mais aussi dans la crise sociale et démocratique. Inverser le cours des choses, c’est avant tout changer son plan de table et inviter ceux que l’on a assigné aux arrières cuisines depuis maintenant trop longtemps.
( crédit Photo Sophia Hocini – DR)