Avant d’aborder le roman en lui-même, pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste votre projet appelé « Simple » ?
C’est un mouvement citoyen, plus politique qu’un simple think tank et qui a pour ambition de faire naître une force militante autour du sujet de la simplification et de faire émerger des propositions concrètes sur ce thème. Nous avons mis en place une plateforme qui recueille tous les témoignages qui attestent de la « bureaucratisation de la société », pour reprendre les mots de David Graeber.
Nous avons constaté que s’il existait un dénominateur commun entre tous les citoyens, une « identité nationale » qui met tout le monde sur le même pied d’égalité, c’est bien le formulaire CERFA. La difficulté de notre système, c’est que tout y est encadré par des normes mais que nul ne rentre jamais tout à fait dans une case précise. En raison de sa complexité, le système administratif en devient excluant : rappelons qu’1/3 des citoyens éligibles au RSA ne le touchent pas justement car les démarches sont trop compliquées. Lorsque j’ai parcouru la France l’année dernière, la question de la « paperasse administrative » est souvent revenue dans la bouche des Français, mais c’est un thème peu vendeur qui est donc peu traité. La simplification administrative nécessite toutefois une volonté politique forte que nous appelons de nos vœux.
Dans votre dernier roman, vous placez un universitaire spécialisé en économie dans un au-delà infernal qui prend la forme d’un aéroport infini dont l’extérieur n’est jamais atteignable. Qu’est-ce qui vous a conduit à imaginer cet univers ?
L’aéroport est une expérience partagée par tous, au sujet de laquelle chacun vous dira « c’est l’enfer ! » Cette réaction m’a fait réfléchir car pourtant, il s’agit d’un espace ultra-sécurisé, où tout est à disposition, climatisé, où nul ne risque rien… Pour nos ancêtres, ça devait être le bonheur absolu !
Alors, pourquoi est-ce un cauchemar pour la plupart d’entre nous ? La vision de l’enfer a-t-elle changé ? Avant, c’était un endroit où l’on souffrait le martyr mais, dans les époques d’abondance comme la nôtre, l’enfer, c’est justement la surabondance et l’absence de frictions. L’aéroport est en fait une métaphore de la manière dont l’économie classique a poussé le principe d’efficience au point de construire un univers qui fonctionne à merveille…Mais pour qui ? Un univers qui oublie l’individu et sa singularité est-il vraiment souhaitable ?
Au sujet de l’économie, il ne faut pas oublier que les libéraux sont scindés en deux camps : certains font l’éloge de la surveillance étatique, d’autres sont au contraires des libéraux individualistes. Mon personnage est un économiste car j’ai voulu avec ce texte que l’on s’interroge sur la finalité du libéralisme. L’enfer, c’est finalement peut-être l’utopie que chacun a imaginée.
De quelle filiation littéraire, philosophique et/ou cinématographique vous réclamez-vous ? Qui ont été vos maîtres à penser dans l’écriture de ce roman ?
Bien entendu, L’Enfer de Dante qui parsème le texte et que j’ai lu juste avant la rédaction, mais aussi au cinéma le film The Terminal avec Tom Hanks coincé dans un aéroport. J’ai également souhaité faire revivre le conte philosophique à la française, dans la tradition voltairienne, à travers un texte hybride, qui mélange les genres et les questions, et n’installe pas de frontières entre les formes.
Le héros assiste médusé à la mise en application de ses théories économiques les plus audacieuses dans cet enfer aéroportuaire. Obsolescence programmée, profusion de produits, consommation illimitée : en quoi selon vous, qui vous réclamez d’un « libéralisme classique », la multiplicité des possibles entrave-t-elle la liberté ?
J’oppose le néolibéralisme de Foucault, qui mise sur une régulation par l’Etat et une connivence entre les secteurs public et privé pour former une gouvernance, au libéralisme classique d’un John Stuart Mill ou d’un Tocqueville qui prône que c’est l’individu unique qui forge son propre monde. Cela interroge la notion même de liberté : la liberté, est-ce de pouvoir tout faire et d’aller partout ou de trouver sa propre voie et de s’affranchir des circonstances extérieures ?
Dans ce roman, vous abordez des questions brûlantes et controversées comme l’utilisation échevelée des nouvelles technologies pour fluidifier les transactions et allez même jusqu’à imaginer l’implantation d’une puce neuronale qui lit dans nos pensées. Quel est votre regard sur le transhumanisme tel qu’il est présenté actuellement par des personnages comme Elon Musk ? Que dire des possibles dérives éthiques de tels projets ?
La projet Neuralink d’Elon Musk commence déjà à être expérimenté. Pour ma part, je suis très technophile, j’aime mille fois mieux utiliser mon GPS pour faire de la randonnée plutôt qu’une carte en papier qui pourrait se déchirer ! Le seul problème que l’on a avec les nouvelles technologies, c’est celui du contrôle de la donnée. Pour l’instant, celles-ci sont dans la nature, ce qui implique un potentiel de manipulation énorme. Le jour où nous en retrouverons le contrôle, alors de vrais progrès seront possibles. Dans mon essai La fin de l’individu, je fais une proposition en faveur de la « patrimonialité de la donnée personnelle », comme des « coffres-forts numériques » qui permettraient réellement de contrôler ce que nous livrons. Aujourd’hui, internet a été récupéré par des oligopoles, nous ne sommes plus souverains sur nos propres données numériques.
« Aujourd’hui, internet a été récupéré par des oligopoles, nous ne sommes plus souverains sur nos propres données numériques »
Vous brossez le portrait d’un monde totalitaire d’hyper contrôle, de surveillance généralisée, des technologies invasives entravant le libre-arbitre humain, sous l’œil de brigades « rouges » sans pitié. Quels ressorts et ressources les humains doivent-ils selon vous mettre à profit pour contrer cet horizon mortel ?
Il faut porter des propositions politiques, des projets concrets, défendre ses idées, faire entendre sa voix. Cela demande souvent des efforts mais on n’a rien sans rien. Par exemple, personne ne vous oblige à utiliser Google, il existe des alternatives beaucoup plus respectueuses des données, telles que DuckDuckGo. On peut tout à fait choisir de quitter les réseaux sociaux des GAFAM, parler des cryptomonnaies ou des brouilleurs d’adresses IP comme Tor. Le fait est qu’il existe des solutions techniques disponibles, donc chacun doit prendre ses responsabilités.
« On peut tout à fait choisir de quitter les réseaux sociaux des GAFAM, parler des cryptomonnaies ou des brouilleurs d’adresses IP comme Tor »
Dans votre « enfer », il est impossible pour les damnés de rêver, pleurer, dormir, s’enivrer ou jouir. Votre texte est-il en cela une invitation à savourer ces espaces de liberté, derniers remparts avant « l’homme-machine » ?
Le personnage est pris dans un mouvement perpétuel dont il ne parvient pas à sortir. L’idée serait donc de reprendre le contrôle sur soi, ses actions comme ses pensées. La méditation est l’une des clefs possibles pour maîtriser ce flux. Je conseille aussi de s’intéresser au stoïcisme antique, qui a beaucoup à nous apprendre sur ces questions ! Mais le contrôle de soi ne date pas d’hier et n’a pas attendu le divertissement et les écrans pour être déploré : Montaigne en son temps disait qu’il ne supportait pas ceux qui décachetaient leur courrier pendant qu’on leur parlait – aujourd’hui c’est le portable qui nous déconcentre, mais le constat est le même. Nous avons tous les outils intellectuels pour penser correctement ce monde ! Quand on voit que récemment la Commission Européenne s’est prononcée en faveur d’un usage limitée de l’intelligence artificielle dans l’espace public, on est en droit se dire que tout n’est pas perdu… Il faut en revenir aux fondamentaux européens, à l’autonomie du sujet et du jugement chère à Kant.
Vous écrivez que le crâne reste « le dernier rempart de l’impudeur dans notre monde de transparence », pourtant le personnage finit par accepter de se faire pucer par facilité. Diriez-vous que vous êtes pessimiste quant aux capacités de résistance de l’humain face aux sirènes des nouvelles technologies ?
Non, je suis plutôt optimiste car nous avons toujours la possibilité d’agir pour proposer des alternatives, le débat est encore bien vivant sous nos latitudes, et l’on peut être pleinement acteur dans le champ politique et porter des idées nouvelles. On voit bien qu’il est encore des forces qui peuvent faire basculer des décisions politiques, il faut toujours lutter davantage pour ce en quoi l’on croit, avec envie et conviction.
(L’Enfer, Gaspard Koenig, éditions de l’Observatoire, 2021)