Dans la « Cité noire » de Versières, Driss, un adolescent d’origine marocaine, est retrouvé mort en bordure d’une voie de RER. La veille, Danièle Bouyx, jolie stagiaire Bcbg du commissariat, et Cosme Giquel, jeune policier, sont partis en Mini vadrouiller dans les quartiers chauds et sont tombés sur une bande dont Driss faisait partie. Le jeune homme les a nargués, ils l’ont poursuivi. Pour l’heure, rien à signaler. Le début d’un page-turner fascinant et addictif qu’on dévore jusqu’à la dernière ligne. Construit à l’image des « Dix petits nègres », ils sont dix, les personnages de ce polar à l’allure de chronique sociale. Chacun raconte sa version des faits. Du caïd de la cité à la directrice du cabinet de Beauvau, en passant par la collaboratrice d’un grand avocat, l’assistante sociale ou le commissaire de police, Gilles Martin-Chauffier fait le grand écart entre des mondes qu’apparemment tout oppose. Rien de plus réjouissant que de reconnaître des personnalités, comme cet acteur, Jean-René Pacé, bobo de gauche, riche héritier qui joue le rôle d’un chômeur dont la femme est atteinte d’un cancer, tout en se réfugiant dans sa propriété sur les bords de l’Odet avec une milliardaire : « Les grandes consciences comme Pacé vont sans arrêt recharger leurs batteries morales à Miami, aux Seychelles ou à la Mamounia ». L’auteur se glisse avec délice dans la peau de ses personnages, adoptant leur langage et ces mille détails qui les rendent touchants dans leurs faiblesses, leur tentative de séduction, leur égotisme. A travers eux, il dénonce un système où tous ne voient que leur intérêt, tous sont suspects, utilisant ce fait-divers à des fins politiques ou financières. A l’inverse, l’auteur a beaucoup de tendresse pour la mère de Driss, Mme Asfass, belle et digne, directrice d’une agence de voyage. Ici, les clichés volent en éclats, les masques tombent, les faux-semblants et les mensonges sont débusqués : « La police est suspecte de détester les Arabes. Les Beurs des cités sont suspectés d’être des dealers ou des djihadistes. Les Roms sont suspectés d’être des voleurs. Comme les hommes politiques. Qui sont des pourris. Et personne ne compte sur les journalistes pour les dénoncer puisqu’ils sont de mèche, déjeunent avec eux et leur lèchent les bottes ». Au cœur du roman, Guillaume Vincourt, rédacteur en chef de « Scoop ». Peu dupe du politiquement correct des journalistes sur les sujets sensibles, il tente de faire passer des vérités à travers les légendes des photos. A chaque page, on sent que le romancier s’est régalé à écrire ce « Bûcher des vanités » à la française. On sourit de retrouver des restaurants, des hôtels, des coins de Bretagne chers à l’auteur qui n’a pas son pareil pour nous entraîner avec le bel Hassan à la piscine de Marigny à 125 euros la longueur, à l’île de Ré, à l’île aux Moines, ou dans les ors du bureau d’un ministre qui pourrait être Bernard Cazeneuve. Un style élégant pimenté d’ironie, le sens de la formule qui fait mouche, des portraits savoureux, en particulier ceux des femmes, une intrigue rondement menée, « L’ère des suspects » allie légèreté et tragédie, nous bouleverse, nous fait sourire, nous interroge. Un des meilleurs romans de cette rentrée qui ferait une série télé fabuleuse !
D’où vous est venue l’idée de ce roman, « L’ère des suspects » ?
Tous mes romans parlent de faits divers : « Une vraie parisienne », « Belle amie », « Les corrompus » … J’ai été choqué par l’affaire des deux jeunes de Clichy-sous-Bois qui se sont réfugiés dans un abri EDF et en sont morts. Pendant dix ans, les journalistes en ont parlé, les avocats se sont mobilisés, pour rien. Je me suis dit : il y a matière à un livre. Et puis, il y a eu l’affaire d’Aulnay-sous-Bois où un jeune homme s’est plaint d’avoir été frappé avec une batte électrique. Ce type d’incidents permet de montrer comment journalistes et avocats s’emparent d’un fait divers de la France d’en bas au profit de la France d’en haut.
« Ce type d’incidents permet de montrer comment journalistes et avocats s’emparent d’un fait divers de la France d’en bas au profit de la France d’en haut »
Quels sont les clichés auxquels vous vous attaquez ?
Tout d’abord, ceux qui portent sur les policiers de base. Que ce soit à la télévision ou dans les livres, le flic est toujours un barbu de trois jours, fatigué, alcoolique, sur la touche parce qu’il a mis la main sur un grosse affaire qui couvre un homme politique. Je voulais planter dans mon roman un flic qui soit le contraire de ça. Ensuite, j’en ai assez de l’image du beur racaille à Seine Saint-Denis, prêt à partir en Syrie. Quand on regarde le Journal de 20 h, on s’aperçoit que la plupart de ceux qui sont interviewés sont intégrés qu’ils soient commerçants ou banquiers, des bourgeois en somme. Étonnamment, certains d’entre eux sont les premiers à dire qu’il faut limiter l’immigration. J’ai choisi une famille de beurs intégrés. La mère de Driss est très classe, elle dirige une agence de voyage qui marche bien.
Vous dénoncez une forme de cynisme dans les ministères comme chez les avocats…
J’ai voulu montrer l’importance du rôle de la chef du cabinet du ministre de l’Intérieur dans ce type d’affaire brûlante. Ceux qui sont au sommet de l’État sont très lucides mais ils changent d’avis tous les deux jours. Ils sont pris entre deux choix infernaux, deux dieux : ils doivent rendre un culte à la déesse laïcité et au dieu du communautarisme. Ils cherchent en permanence à donner un gage à l’un puis à l’autre. Cette femme brillante ne peut avoir de colonne vertébrale. Et puis, il y a des personnages, comme l’avocate cynique qui ne voit qu’une bonne affaire pour son cabinet. Ce qui l’intéresse, c’est de trouver un mari dans le XVIe arrondissement ! De même, l’avocat du jeune flic ne pense qu’à relancer sa carrière. Aucun d’entre eux ne cherche la vérité
« J’ai voulu montrer l’importance du rôle de la chef du cabinet du ministre de l’Intérieur dans ce type d’affaire brûlante. Ceux qui sont au sommet de l’Etat sont très lucides mais ils changent d’avis tous les deux jours »
Pourquoi ?
Parce que le gouvernement change d’avis. La chef de cabinet révèle bien le côté hiératique de la politique française. Les Français ne savent pas s’ils sont pour ou contre l’immigration. Accueillants, ils forment le peuple le moins raciste qui soit. En même temps, par moments, ils se disent qu’il y a trop d’immigrés. Le gouvernement reflète cet état d’esprit. Cette incapacité à prendre des décisions est tout le thème du livre. A chaque fois que quelqu’un prend position, il s’inquiète de ceux que les autres vont en penser.
« Les Français ne savent pas s’ils sont pour ou contre l’immigration. Accueillants, ils forment le peuple le moins raciste qui soit »
Comment avez-vous conçu votre roman ?
Je voulais qu’il ait l’air d’un polar mais qu’il soit aussi l’œuvre d’un moraliste qui raconte la société française. Le coupable devait forcément être un de mes dix personnages. Vous saurez qui il est à la toute fin du livre. Du reste, il n’est pas le seul ! La stagiaire est l’incarnation parfaite de la bobo qui n’a jamais mis un orteil en banlieue mais qui a tout compris. En écrivant la scène au Parc des Princes, j’ai eu l’idée de faire d’Hassan un homosexuel assez chic. J’aime bien que ce tombeur de banlieue s’avère différent, que mes personnages dévoilent d’autres facettes d’eux-mêmes. Le rôle du flic est important : il ne veut pas mettre le feu à sa banlieue pour faire plaisir. A la fin, tout reste ouvert. Même si je ne regarde pas beaucoup de séries, elles m’influencent et cela m’amuserait de créer une saison 2 !
Parlez-nous de votre travail à Paris Match…
Je suis depuis vingt-deux ans le rédacteur en chef textes, autrement dit du « gris ». J’écris tous les titres, je relis les textes et j’interviens dans toutes les rubriques. Il y aussi un rédacteur en chef «couleur » ou « photo » dont le rôle est plus important que le mien car on achète Match pour ses photos. J’en ai d’ailleurs fait un personnage.
Toutes les semaines, nous avons des réunions pour élaborer « le menu » du journal. Lorsque le rédacteur en chef photo nous dit : « J’ai des photos formidables sur tel sujet », je commande des papiers à des journalistes. Le gros rush, c’est le début de la semaine. Le lundi matin, je relis les textes, et, selon ce que j’ai remarqué, le chef du rewriting réécrit des passages. Le mardi matin, je vérifie tout. Dans la semaine, je regarde de près la rubrique culture de Benjamin Lecoche, ma préférée, car je l’ai dirigée pendant des années.
Vous êtes pour l’indépendance de la Bretagne ?
Non, je pense que l’Europe va ressusciter les régions. Quand Paris est devenue la capitale, ce fut aux dépens des grandes villes comme Toulouse. L’Europe va chasser les féodalités : elle permettra que les régions aient un dialogue direct avec la capitale européenne. Il n’y a pas de raison que Rennes passe par Paris avant d’arriver à Bruxelles. Ce qui n’enlèvera rien à leur identité, leur culture. La Bretagne survivra à la France !
« L’Europe va chasser les féodalités : elle permettra que les régions aient un dialogue direct avec la capitale européenne »
Vos auteurs préférés ?
Madame de Sévigné, La Fontaine et le cardinal de Retz. Balzac, Stendhal et Flaubert. Et puis, Roger Nimier, Antoine Blondin, Michel Déon : les hussards et leurs petits frères : Éric Neuhoff et Patrick Besson dont le livre sur le foot est extrêmement drôle. Génial !
« L’ère des suspects » par Gilles Martin-Chauffier
Editions Grasset
288 pages – 19,50 Euros
( crédit photo : Gilles MARTIN- CHAUFFIER / @ JF PAGA )