« Un continent derrière Poutine », qui vient de paraître, est le récit de son reportage en Russie et le titre du documentaire sur ce périple qu’elle a réalisé avec Fabrice Pierrot et Tony Casabianca diffusé sur France 5. Peu avant la réélection de Poutine, Anne Nivat est en effet allée à la rencontre des Russes, de Vladivostok à Saint-Pétersbourg, en passant par le lac Baïkal ou Irkoutsk. Tout au long de son voyage, sans parti pris ni stéréotypes, avec beaucoup de bienveillance et de sympathie, elle a interrogé le directeur d’une clinique, un pope, un photographe, une femme professeur de français, les parents de dix enfants, une vieille dame qui vend ses produits sur le bord de la route, un couple d’homosexuels de Saint-Pétersbourg et tant d’autres. Chacun son regard, chacun ses peurs et ses espoirs : la Russie est le pays de toutes les contradictions. Une plongée passionnante au cœur d’un peuple marqué par son histoire, au point d’en avoir honte, un peuple attachant qui aspire à une vie meilleure, stable et prospère. Un livre qui se lit comme un roman, vivant, émouvant. Des portraits inoubliables et la plume élégante d’une femme pleine d’énergie, passionnée de littérature.
Pourquoi ce reportage en Russie avant les élections ?
La Russie reste un pays mystérieux à propos duquel prolifèrent beaucoup de stéréotypes et d’idées reçues, et notamment une obsession à propos de son chef d’Etat: Vladimir Poutine. Je voulais tenter de déconstruire tout cela en m’intéressant au peuple russe, plein de bon sens et de charme, qui a son mot à dire sur comment il vit sa vie en Russie, ainsi que le rapport de la population avec le « chef ».
Comment avez-vous choisi les étapes de votre voyage et combien de temps a-t-il duré ?
Le tournage du documentaire en soi a duré quatre mois environ, mais il est en fait le fruit de mes vingt ans de relations avec la Russie. Je connais ce pays depuis longtemps, je parle sa langue couramment, j’y ai habité quand j’avais 25 ans, jusqu’à 35 ans, c’est là-bas que j’ai débuté ma carrière de reporter, en couvrant ma première guerre en Tchétchénie, j’avais 26 ans. Ce film est devenu d’ailleurs en même temps un livre (« Un continent derrière Poutine ? » Éditions du Seuil), dans lequel je peux aller plus loin que dans le film : on reste plus longtemps avec chacun de mes « personnages » et mon analyse est plus approfondie que dans le film. La Russie, dans son aspect continental, est souvent ignorée et je voulais montrer au public français ce que c’est que vivre dans ce pays-continent qui possède plus de 8 fuseaux horaires. La Russie d’Extrême-Orient, personne ne la connaît, c’est pourquoi j’ai voulu débuter le film par la grande ville de Vladivostok, sur la baie du Japon, et exposer sa modernité. Les habitants de ces grandes villes russes sont plus proches de nous dans leur façon de vivre qu’on ne le croit.
Comment avez-vous choisi les personnes que vous avez rencontrées pour votre documentaire et le livre ?
C’est le travail essentiel du reporter : en allant sur le terrain, on rencontre une multiplicité de personnes et on doit évaluer la capacité de chacun à s’exprimer clairement, à avoir quelque chose à dire de significatif, et surtout, il faut jauger si la personne est capable d’être authentique —je suis allergique aux discours artificiels.
Quels sont ceux qui vous ont particulièrement marquée ?
Personne ne m’a surprise ni choquée— je connais trop la Russie pour cela. Mais j’étais heureuse que chacun, même ceux qui tiennent les discours les plus « directs » et « extrêmes », se sente libre de s’exprimer. Quand le directeur de la clinique périnatale de Khabarovsk fait l’idiot en prétendant que les couples homosexuels n’existent pas en Russie, j’ai cru un instant qu’il plaisantait, mais non. Pendant les repérages, j’avais failli me disputer avec lui et je pensais qu’il n’accepterait pas de se laisser filmer quelques semaines plus tard. Mais je me suis trompée, il était ravi de montrer sa clinique et d’être interviewé.
« J’étais heureuse que chacun, même ceux qui tiennent les discours les plus « directs » et « extrêmes », se sente libre de s’exprimer »
Comment expliquez-vous la réélection de Poutine et le soutien que lui porte la plupart des Russes ?
Plusieurs éléments expliquent cette réélection dès le premier tour (dans l’histoire de la Russie post-soviétique, il n’y a eu d’ailleurs qu’à une seule reprise un second tour, en 1996, lorsque Boris Eltsine a été élu) : d’abord, l’impact dans la psyché russe des bouleversements des dernières décennies qui se sont produits à un rythme rapide et ont plongé le pays et sa société dans un chaos sans précédent. Les Russes s’en souviennent et ne souhaitent pas que cette instabilité revienne : en votant Poutine, ils votent pour celui qui, comme eux, croient-ils, ne veut pas de cette instabilité. Mais aussi, la société russe ne connaît pas le système démocratique pluraliste tel qu’il existe chez nous et auquel nous sommes habitués : ils ont l’impression qu’il n’y a pas d’alternative à Vladimir Poutine, que l’opposition n’existe pas et n’a pas même lieu d’exister ! Mais le fait qu’ils pensent ainsi ne signifie pas forcément qu’ils sont des « autoritaristes » en puissance, c’est simplement le signe d’une immaturité de leur système qui, pour le moment, ne ressemble pas au nôtre. Vladimir Poutine, dans les années récentes, a excellé dans l’art d’annihiler toute opposition à lui-même, il est parvenu à se faire passer pour « le sauveur », même si de plus en plus de Russes ne sont pas dupes et ne sont pas en sa faveur les yeux fermés.
« La société russe ne connaît pas le système démocratique pluraliste tel qu’il existe chez nous et auquel nous sommes habitués »
Quel est le bilan de Poutine, (le pour, le contre), pour ceux que vous avez interviewés et pour vous?
Ce qui m’intéresse, c’est la vision qu’ont les Russes d’eux-mêmes, et non la mienne. Donc je tâche d’expliquer la leur : à tort ou à raison, le bilan de Poutine n’a pas vraiment influencé leur vote (mais ils n’avaient pas d’alternative). Les éléments positifs de son bilan, et à plus forte raison ses éléments négatifs, ne sont pas à proprement parler décryptés et analysés dans les médias ni par les leaders d’opinion de la société civile : ils sont comme intégrés et acceptés de facto, tant Vladimir Poutine joue sur le fait que, sous ses mandats de président, la Russie a cessé de souffrir comme précédemment. Le fait notable est l’accession, sous Poutine, d’un nombre toujours plus grand de Russes à la classe moyenne : la société de consommation telle que nous la connaissons en Occident est entrée dans les « mœurs » russes, à partir du début des années 2000, c’est-à-dire juste au moment où Poutine est apparu. Avant, pour chacun, c’était la période extrêmement difficile du passage d’une économie communiste d’Etat à un système que personne ne connaissait.
Grâce à cette société de consommation, les russes ont pu accéder à la propriété privée, rénover leur appartement ou leur maison, s’acheter des vêtements, s’équiper de télévisions, commencer à partir en voyage, par exemple dans des stations balnéaires sur Chypre ou en Turquie… tout ce qui était impensable auparavant. Les inégalités ont crû, les oligarques sont apparus, mais cela choque moins les Russes qu’ici. Jusqu’au moment où des voix ont commencé à s’élever pour dénoncer ces injustices frappantes et massives, cette incommensurable corruption à laquelle la plupart sont habituées.
« Ce qui m’intéresse, c’est la vision qu’ont les Russes d’eux-mêmes, et non la mienne. Donc je tâche d’expliquer la leur : à tort ou à raison, le bilan de Poutine n’a pas vraiment influencé leur vote »
L’opposition est-elle en germe ? Quels sont les raisons des opposants au régime de ce dictateur ?
Pour prolonger ma réponse précédente, oui, je dirais qu’avec l’explosion des médias sociaux en Russie, un nouveau type d’opposition, plus « virale », est apparue, grâce aux blogs de certains et aux chaines sur YouTube. Je pense en particulier à Alexeï Navalny, un juriste de 41 ans qui a débuté ses actions contre Poutine et le gouvernement par ce biais. Etant donné qu’il n’est jamais invité sur les grandes chaines de télévision qui appartiennent à l’Etat ou en sont proches (et qui sont diffusées sur l’ensemble du vaste continent russe), il n’a que ce vecteur pour se faire entendre. Et ça fonctionne puisque certains de ces clips où il expose ses idées ont été visionnés plusieurs millions de fois, notamment quand il dénonce, enquête à l’appui (Navalny travaille avec de très nombreux collègues), les richesses mal acquises de certains membres du gouvernement de Vladimir Poutine et les richesses personnelles de Vladimir Poutine. Mais ce Navalny n’a pas de parti politique. Pour toutes ces raisons, et sans doute parce qu’il fait peur au Kremlin, Navalny a été empêché de participer à ce scrutin présidentiel, mais lorsqu’il s’était présenté à la mairie de Moscou, il avait obtenu 27% de voix, un très bon score !
Le censure est-elle renforcée ?
Il n’y a pas officiellement de censure en Russie post-soviétique. La censure a sévi des décennies entières pendant la période de l’URSS mais l’organe même de la censure aujourd’hui n’existe plus. En revanche, ce qui existe est une auto-censure de la part de pas mal de journalistes russes et ça dépend où ils travaillent. En grande majorité les médias ne sont ni privés, ni indépendants, à quelques rares exceptions près dans la presse écrite mais dans un pays aussi grand, ce sont les chaines de télévision qui comptent.
Votre avis sur les empoisonnements ? Poutine est-il coupable ?
En matière d’affaires d’espionnage, il n’est jamais aisé d’avoir le fin mot de l’histoire. Il est en tout cas certain que l’impact émotionnel des accusations d’empoisonnement de la Russie à Londres ont joué en la faveur du vote Poutine chez certains Russes. Mais Poutine aurait été réélu sans cela.
Anne Nivat
» Un continent derrière Poutine «
Editions du Seuil
(Crédit Photos – Hannah Assouline)