Comment un peuple peut-il se penser libre tout en étant inféodé à une pensée unique ?
Pouvons-nous à la fois vouloir être libre et dans le même temps avoir peur de conquérir cette liberté pour se l’approprier pleinement ? Il semblerait que les individus mettent en exergue cette question bien malgré eux et ceci au travers de leur comportement.
Historiquement, à chaque fois que les peuples veulent se libérer ils finissent inévitablement par choisir un substitut à leur libre arbitre qui leur permettra de transférer leur capacité d’être cause première et absolue de leurs actes. Une figure tutélaire, divine ou politique indiquera alors à ces peuples que faire, quoi dire, que penser, que choisir.
Vouloir la liberté et s’en remettre à quelqu’un ou quelque chose d’autre que soi, n’est-ce pas là une forme de négation de soi, une inévitable peur de prendre des décisions en son nom propre ou n’est-ce ici que la révélation d’une peur toute autre ?
Force est de constater qu’après la chute du mur de Berlin, la liberté guidait les peuples. Toute la Russie se voyait déjà comme libérée d’une politique contraignante, liberticide. Les peuples européens et russophones s’émerveillaient de voir une liberté en acte se dérouler sous leurs yeux. Après avoir soufferts de figures tutélaires qui guidaient la pensée de chacun, les observateurs découvraient une révolution en mouvement, celle d’un peuple qui désirait être libre. La démocratie remplaçait le totalitarisme, le libéralisme succédait au communisme. L’interdiction du culte laissait place à la liberté de croire et l’orthodoxie revenait petit à petit sur le devant de la scène par une habile réhabilitation dans la culture Russe. Mais comme à chaque mouvement du monde où les peuples s’aperçoivent qu’ils doivent désormais penser seuls, agir seuls, ils se perdent dans une liberté qu’ils ont désirée sans pour autant savoir qu’en faire. Si je suis libre alors je dois choisir, me déterminer par rapport à moi-même et non à un modèle, pour ce faire il faudrait que je sache qui je suis. Si je ne le sais pas, je vais « déléguer » ce pouvoir à une tierce personne qui répondra à ma question. Cette tierce personne me désignera comme étant ceci ou cela et désignera par-là même qui est l’autre, s’il me ressemble ou non. Ce processus est voué à être rassurant car il protège à la fois contre soi et ce qu’on pourrait être amené à découvrir et accepter de soi, mais il a également l’avantage de prévenir du danger que peut représenter un « autre » – ennemi caché – qui serait source d’un péril dissimulé.
Un pays peut donc être à la fois démocratique et totalitaire avec le concours de sa population. Le regard extérieur peut être de l’ordre de l’incompréhension : comment un peuple peut-il se penser libre tout en étant inféodé à une pensée unique ? La réponse possible est qu’il est toujours rassurant de savoir que quelqu’un d’autre pense à votre place, c’est moins fatiguant et les questions sont beaucoup moins insolubles.
Les électrons libres
En mars 1968 se préparait mai 68, il y a cinquante ans. Le paternalisme allait bon train, la « révolution » des mentalités grondait, les pavés se « décollaient » de la chaussée. L’attente qui existait de ce mouvement était l’avènement du libre arbitre, de la révélation de l’individu dans son être – et non dans son avoir – de la possibilité inextinguible d’exercer sa pensée en dehors des autorités culturelles, cultuelles, familiales, d’une volonté de remettre à égalité les individus et de promouvoir ce que nous appelons aujourd’hui le « vivre ensemble ».
Dans un mouvement du monde presque inéluctable, tel que nous l’avons exposé plus haut, le libre arbitre et cette capacité à se déterminer par soi-même semblent faire pâles figures. Sans nous en rendre compte, ce qui parait désormais livré au grand public est déjà pré-pensé, pré-argumenté, pré-arbitré laissant ainsi peu de place à la réflexion. Les électrons libres s’agitent en bataillons, les libres penseurs ont leurs dévots et les soixante-huitards d’hier sont les censeurs d’aujourd’hui. La liberté pour tous est devenue la liberté pour soi.
La question se repose alors : qui écouter pour bien penser ? Cette question semble intéresser de plus en plus d’Etats démocratiques en Europe, d’où la montée grandissante d’un certain nombre de mouvements politiques qui dictent petit à petit à leur population que faire, quoi dire, que penser, que choisir. Quand on ne sait pas qui on est et qu’on n’a pas une idée de qui est l’autre, il est très facile de déléguer sa pensée à une « autorité » qui dira exactement ce que les plus bas instincts veulent entendre. La liberté serait donc une « dynamique » qui devrait déployer une grande énergie pour combattre son reflet illusoire. Elle serait un « effort » à conquérir, une volonté en mouvement.
S’il fallait conclure
Qui peut imaginer que dans une démocratie il soit possible que des pouvoirs totalitaires puissent influencer une élection présidentielle ; qu’il soit possible d’influencer des votes par la captation d’informations personnelles ou la remise de cadeaux ; qu’il soit possible de faire croire que seul l’exercice de la force montre la valeur de tout un peuple. De quel pays parle-t-on ici ? Si plusieurs réponses sont possibles c’est qu’il y a un problème, pour le résoudre il faudrait sans doute lire et faire lire en toute autonomie.