Dans quel environnement culturel avec-vous grandi, Michel-Edouard Leclerc ?
Je suis né en Bretagne à Landerneau dans une famille qui travaillait beaucoup. Les moments d’intimité familiale étaient rares. C’était le début des centres Leclerc. Nous étions 4 enfants livrés à nous-même d’où un temps important consacré à la lecture aussi bien enfant qu’adolescent. J’avais le droit de tout lire dans une bibliothèque familiale qui s’est enrichie au fur et à mesure de la réussite de nos parents. Nous lisions aussi le journal très jeune. C’est notamment dans le quotidien Ouest France que j’ai découvert les stripes de plusieurs dessinateurs, des comics ou des BD comme Popeye ou Dick Tracy. J’étais un enfant très solitaire bien qu’ayant deux soeurs.
J’ai fait plusieurs fois le tour du monde grâce à la littérature de voyage. Je pense notamment à Mark Twain ou à Israel Potter, Jack Kerouac, Melville, Burroughs.
Nous étions des clients hebdomadaires d’une très belle librairie de Brest appelé la Presse de la Cité tenue par un Le Bris qui avait par ailleurs dans ses ancêtres des liens de parentés avec Jack Kerouac.
J’ai aussi beaucoup lu de littérature jeunesse en dévorant toutes les collections de cet âge-là. Puis j’ai acheté des livres d’histoire. À 12 ans, je suis entré en pension où nous avions 3 heures de lecture quotidiennes obligatoires pour lesquelles nous devions rendre des fiches de lecture. J’ai appris donc à lire mais également à restituer. Ce fut donc un apprentissage et une découverte du monde. J’avais également en charge de créer une sorte de musée où je découpais les reproductions de Time Life Magazine ou de Paris Match que j’exposais.
J’ai été très influencé par mes parents passionnés de patrimoine et d’archéologie. Nous parcourions la Bretagne pour voir toute une foule d’églises romanes et des églises de la renaissance tardive bretonne. La culture a baigné mon enfance. Ce fut une instruction autant qu’un refuge. Car je suis très solitaire. L’important en réalité “n’est pas d’être roi mais de construire le royaume” c’est une, phrase tirée de Malraux que j’ai fait mienne.
Qu’est ce que la culture vous a apporté personnellement dans votre carrière ?
La culture m’a apporté une instruction, une curiosité au monde ainsi que cette évidence que le monde ne résume pas à un environnement. J’ai appris le partage, l’échange. Heureusement que je n’ai pas dirigé les centres Leclerc sous le prisme des livres de management. Tout cela aurait été tellement prévisible.
» Heureusement que je n’ai pas dirigé les centres Leclerc sous le prisme des livres de management. Tout cela aurait été tellement prévisible. »
Qu’apporte la lecture à un individu ? Quel est son rôle selon vous, Michel-Edouad Leclerc ?
Le lecture peut être pratique et apporte une information. Mais ce qui est intéressant c’est d’échanger avec une écrivain dans ses silences, dans ses nuances et ses ruptures de ton. C’est à ce moment-là que la lecture n’est plus un usage mais une fréquentation. Je dis souvent que j’ai appris le social en lisant Ernest Hemingway. Lire les raisins de la colère pour l’adolescent que j’étais fut une violence au regard de la brutalité sociale évoquée. Si je n’avais pas lu ce texte, j’aurais mis probablement très longtemps à le comprendre si j’avais du le vivre. Cela m’a permis d’appréhender des situations de violences sociales sans avoir à les vivre.
Est-ce que la lecture permet de mieux appréhender le réel ?
Je pense que la lecture permet d’appréhender le réel dans beaucoup de dimensions que l’expérience personnelle. Rien ne remplace en somme la richesse d’un vécu mais limité à celui-là seul la connaissance du réel est pauvre. Le monde d’aujourd’hui ne se situe plus dans l’horizon d’une seule personne. La lecture peut fermer et ouvrir des portes. Si on regarde la réaction des Français, toutes classes incluses, envers la mondialisation, on s’aperçoit qu’ils se sentent assiégés par ces offres nouvelles de rencontres et de service. Cela se voit par la montée des nationalismes, des racismes ou dans la résurgence des communautarismes les plus réducteurs. On ne peut s’empêcher de sourire à l’idée que les responsables devaient s’appeler Uderzo et Goscinny qui ont fait croire à des millions de Français qu’un village gaulois a su résister à la mondialisation imposée par les Romains.
La lecture paramètre en bien ou en mal votre capacité d’adaptation. Personnellement, en lisant beaucoup j’ai appréhendé une foule de situations sociales et économiques. Si les centres Leclerc sont aujourd’hui en tête de la distribution française alors que nous étions de petits commerçants de province sur laquelle la bourse n’aurait pas misé un kopeck, on le doit surtout à esprit fantasque, aventurier avec une vision acquise auprès des grands maitres de la littérature. Pour ma part, j’ai l’impression de vivre dans un roman. Je suis quelque part le produit d’une plume.
« La lecture permet d’appréhender le réel dans beaucoup de dimensions
que l’expérience personnelle. »
Comment définiriez-vous la culture, Michel-Edouard Leclerc?
Pour ma part, la culture est le ferment de la relation sociale. C’est ce qui fait que nous nous comprenons et que nous avons tous les deux un capital suffisant de connaissance pour savoir de quoi nous parlons. La culture recouvre aussi un langage commun et des projets personnels que nous pouvons partager et qui fait la rencontre. Sans culture, il n’y pas de relation sociale. La notion de ferment est à la fois physique et organique.
Quel est selon vous Michel-Edouard Leclerc le principal ennemi de la culture ?
La gélification, la raidification lorsque la culture devient un monument, un objet, une relique. Lorsqu’elle devient patrimoine, objet d’art ou objet d’intérêt certainement. Lorsque l’on ne peut plus cultiver et récolter la culture, cela procède du musée plus que de la vie. Lorsqu’on a une vision effervescente et organique de la culture, on ne peut pas s’inquiéter des nouveaux rhizomes vers lesquels se dirigent ces fluides.
Par exemple, le digital est une extension du domaine de la lutte et pour moi il est aussi riche et procéde à la vitalité de ce bain culturel dans lequel nous sommes. Je suis un acteur culturel par le sponsoring, par la fondation, par l’édition, par mon blog également ou mes réseaux sociaux. Le format et le moyen ne qualifient pas les contenus.
Internet a-t-il démocratisé l’accès à la culture ?
Internet rend accessible la culture. Je peux aujourd’hui avoir instantanément accès à des contenus. Avec Internet, le combat à l’accessibilité est gagné même si cela suppose de réduire la fracture technologique et de l’apporter au plus grand nombre. Il y a enormément de choses à faire à l’échelle mondiale. Il y a également un travail, à faire au niveau de l’apprentissage du net. L’accès à l’objet n’en fait pas forcément un objet culturel. Tout ne se vaut pas sur le net.
Comment parvient-on à sensibiliser et familiariser l’individu à la culture selon son éloignement à ce vaste domaine ?
Il y a des préalables à cela. Il y a d’une part l’instruction qui pâtit d’un manque de moyens collectifs. Beaucoup de jeunes ont accès à des outils très tôt mais la pédagogie des objets culturels ainsi que son tri et l’apprentissage de la sélection nécessitent une instruction par l’école mais aussi au sein de la famille. Car il y a une offre pléthorique d’informations qui est consommée au lieu d’être partagée. L’entreprise doit aussi être une vecteur de contenus culturels et elle doit favoriser cet échange. A partir du moment où une entreprise prend beaucoup de temps à l’individu, elle doit pouvoir proposer la culture sous plusieurs formes que ce soit par la qualité des lieux d’échanges jusqu’au documents produits en interne. Dans les centres Leclerc, c’est un véritable combat. Nous sommes le troisième acteur de la diffusion de produits culturels en France après le réseau des libraires et la Fnac. Et nous sommes très engagés dans le mécénat culturel. C’est particulièrement le cas à la fondation crée à Landerneau tournée vers la médiation culturelle. Nous avons cette obsession que l’important se situe dans les contenus plus que dans l’offre packaging.
Vous êtes convaincu Michel-Edouard Leclerc qui si l’on met à disposition une offre culturelle large, les gens vont y souscrire et se laisser tenter par un produit culturel.
Dans la culture, c’est certain car l’achat culturel répond à une proposition d’offres. Je suis persuadé qu’aujourd’hui il y a un désir de culture, un désir de connaitre tout autant qu’un plaisir d’apprendre. Plus il y aura de livres mis en avant ou de la musique et des spectacles proposés aux gens, plus le secteur se développera. C’est l’offre qui fait la demande dans le domaine culturel. Rien n’est inéluctable. J’ai à ce sujet un exemple très frappant qui concerne les Folles Journées de Nantes dirigées par René Martin. Cet événement déplace sur 4 jours près de 350 000 personnes autour de la musique classique. Tout le monde donnait la musique classique comme un secteur sinistré encore plus dans sa commercialisation. Les Espaces Culturels Leclerc commercialisent au coeur de ce festival 24 000 clés USB de concerts enregistrés dans le cadre des Folles journées de Nantes. Ainsi, lorsque vous allez à la rencontre du public, celui-ci témoigne de sa curiosité. Mais vous avez raison, il est toujours difficile de partager la culture au-delà des sachants et de ceux qui préconnaissent les choses.
Mais cela marche lorsqu’on y met de l’investissement humain et publicitaire pour sortir une offre intéressante hors des canaux classiques. Alors le public applaudit. A Landerneau, nous avons fait venir la troisième scène de l’opéra de Paris pendant 1 mois et demi dans l’ancien magasin de mes parents, réorganisé pour l’occasion afin de faire connaître l’Opéra. Nous avons accueilli 15 000 personnes qui sont venus par curiosité.
A l’heure où les disquaires ont été dévastés par le digital et qu’ils s’inquiétaient d’une « mauvaise écoute » de la musique, il n’y a jamais eu autant de festivals de musique dans tous les genres.
« Dans la culture, l’achat culturel répond à une proposition d’offres. Je suis persuadé qu’aujourd’hui il y a un désir de culture, un désir de connaitre tout autant qu’un plaisir d’apprendre. Plus il y aura de livres mis en avant ou de la musique et des spectacles proposés aux gens, plus le secteur se développera »
Dans vos espaces culturels, est-ce que les clients font la démarche d’entrer dans l’espace ou sont-il attirés par la mise en place ?
Il y a plusieurs voies. L’eau va à la mer mais elle n’emprunte pas forcément la rivière. (rires) Par exemple lorsque nous avons reçu le peintre Jean Dubuffet à Landerneau, la majorité des gens pensaient venir voir Bernard Dubuffet. Ils n’ont pas forcément aimé mais comme l’exposition était bien construite et pédagogique ils en sont sortis intéressés. Les voies sont donc souvent détournées. Parfois elles prennent l’apparence de thématiques, de cinéma ou de lecture.
Les nouvelles générations n’ont pas été instruites dans l’apprentissage de la lecture de la même manière que nous. Il n’est donc pas du tout évident qu’il y ait un renouvellement à l’identique d’un public de lecteurs.
Néanmoins, le marché du livre physique donne plus envie de lire aujourd’hui que le marché des liseuses ou d’une lecture sur le net.
Le travail graphique fait par certains éditeurs sur les couvertures, comme Actes Sud par exemple, entretient la dernière décennie glorieuse du livre. Le digital va probablement rebattre les cartes et fera probablement que la lecture sera moins un vecteur de culture. Ce sera donc une autre forme de lecture et d’écriture.
Si on reprend l’idée que la culture n’est pas un objet mais un contenu organique qui nous lient, le changement de texture et de matière ne doit pas faire craindre le pire.
On se trompe souvent de combat entre opposant des formes de culture populaires et des cultures élitistes, taxées de fausses et de vraies cultures. Ce n’est pas le vrai débat. Le débat central se situe dans la question : est-ce que le changement de support et de format affecte la qualité des contenus culturels ?
Comment s’opère la sélection littéraire dans les librairies des Espaces culturels Leclerc ? Y-a-t-il des choix fixes ou chaque libraire fixe sa propre sélection ?
Par philosophie, le libraire est un Etat dans l’Etat. De par sa formation, le libraire a une forte personnalité, forgée au gré de ses lectures et de son propre apprentissage. Il est assez militant de ses propres choix. Le national chez nous est le réceptacle de cette vitalité locale. Mais pour communiquer sur la marque, il faut le faire au national. Il y a donc une dialectique entre les choix des libraires sur la sélection nationale et locale.
Pour le Prix Landerneau, ce sont d’abord les libraires qui sélectionnent une centaine d’ouvrages chez les éditeurs. Puis une trentaine de livres sont retenus. Ensuite un jury composé de libraires, d’un président de Jury en la personne de Christophe Ono di Biot pour cette année 2017 sélectionne à son tour 4 livres. Ces livres sont envoyés à 200 lecteurs qui se sont inscrits directement auprès des libraires. Comme vous le voyez aisément, le libraire intervient à chaque stade de la sélection du Prix. Puis le jury valide le titre qui a remporté le plus grand nombre de suffrages.
Y-a-t-il un livre fondateur pour vous Michel-Edouard Leclerc ?
Nous avons été nombreux à le lire mais Hermann Melville sous le prisme de cette société des hommes qui se déchirent. Il y a également Sans Famille.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur les Editions Mel Publisher ?
Les publications de ma maison sont celles que j’estimais devoir à des auteurs que j’aime beaucoup. Nous publions des estampes et des lithographies. Nous lançons une collection d’estampes réalisée dans les meilleurs ateliers parisiens et bergeracois. Nous publierons une quarantaine d’auteurs dont Lorenzo Mattoti, des amis issus de la bande dessinée ou encore Nicolas de Crécy. Mel Publisher est une manière d’être co-réalisateur de ces oeuvres.
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Michel-Edouard Leclerc
www.michel-edouard-leclerc.com
(Crédit Photo Christophe Meireis )
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