Par Antoine Dombre Coste & Nicolas Vidal – Un blackout numérique planétaire en 2040, des répercussions politiques importantes et des réactions en chaîne surprenantes, pensées jusque dans les moindres détails. Enki Bilal place le lecteur dans une situation imaginaire très réaliste dans son dernier ouvrage, Bug.
Le célèbre auteur de bande dessinée continue son exploration sociale et politique à travers une nouvelle épopée de science fiction à la couleur très actuelle. Un récit d’anticipation inquiétant et sans concession pour une génération perdue sans Facebook ou Instagram…
Dans votre dernière oeuvre vous avez décidé de traiter le bug dans ces deux formes, l’insecte et le problème informatique, racontez-nous cette idée.
Nous sommes avalés par le numérique mais nous ne pouvons pas nous en passer. Bug, le mot, s’inscrit tout de suite. Je pense ensuite au sens anglais, le bug c’est aussi un insecte. J’imagine donc un alien arrivant sur Terre, provoquant un chaos numérique. Ce qui est intéressant c’est que les deux thèmes sont présent d’emblée et qu’ils s’enrichissent. L’histoire est racontée de façon réaliste mais je ne veux pas que la fin le soit. Il ne s’agira ni d’un hacker fou, ni d’un conglomérat d’illuminés, ni d’une cyber guerre. Rien de ce qui peut se passer aujourd’hui et contre lequel nous avons des parades. J’ai voulu raconter une fable légère sur un sujet vraiment terrifiant. C’est pourquoi j’ai choisi de me concentrer sur les personnages principaux : une fille et son père, un couple séparé, des situations humaines simples qui parlent à tout le monde. Cette touche humaine rend cette idée si terrifiante possible à raconter.
Est-ce le paradoxe entre la taille, petite, du bug insecte et les grandes répercussions du bug informatique aujourd’hui qui vous intéresse, Enki Bilal ?
En effet, l’insecte est gigantesque par rapport aux composants présents dans nos téléphones. Je me suis toujours intéressé à l’infiniment grand et l’infiniment petit, nous sommes en plein dans cette thématique avec Bug. Dans l’infiniment moderne, le novateur, le fou, cela nous envoie au delà de la Science Fiction des années 50. Parallèlement, nous vivons aujourd’hui une période de régression. L’islamisme radical par exemple, nous ramène à des temps très anciens. Nous en sommes là, dans l’infiniment grand et l’infiniment petit, l’infiniment absurde aussi. Je marche toujours avec mon temps, mon époque. Je voulais me questionner sur les enjeux de préservation de la planète et du tout numérique, de cette espèce de réorganisation de la société telle qu’on la connaît. Nous sommes dans une période passionnante, fascinante, avec laquelle je me sens en phase.
Innovations technologiques, régression religieuse… Lorsque l’un monte, l’autre descend ?
Cela crée des problèmes mais la machine du progrès est tellement puissante qu’il est déjà trop tard pour ceux qui sont au bord de la route, et ce ne sont pas eux qui pourront l’arrêter. Il y a bien entendu une régression religieuse mais elle est aussi culturelle. Elle s’explique notamment par une rupture et un déficit de transmission entre générations, entre parents et enfants, qui est due au numérique paradoxalement. Pour revenir sur la régression religieuse, paradoxalement ceux qui instrumentalisent l’obscurantisme sont des gens très intelligents, très cultivés, ce sont des gens qui ne sont pas du tout à la traîne du numérique, ils y ont même plongé à fond.
« Nous sommes avalés par le numérique mais nous ne pouvons pas nous en passer… »
Connaît-on également une régression du travail de mémoire ?
On devient tous paresseux, moi le premier. Une question simple : combien de numéros de téléphone connaissez-vous par coeur ? Moi j’en connais deux. Et combien de numéros avez-vous inscrits à la main dans un carnet ? Aucun. L’outil est tellement extraordinaire qu’il demande pourtant une forme d’apprentissage. C’est la que le problème se crée et que le fossé se creuse. Les jeunes générations ont ça dans l’ADN mais les parents, déstabilisés, sont obligés de s’accrocher pour ne pas être perdu et ne font plus leur travail sur l’éducation et la culture. C’est un rapport faussé, une relation qui s’inverse par les nouvelles technologies. Je fais ce constat là. Je ne suis pas en train de dire que c’était mieux avant mais je pense que cela va accoucher d’une nouvelle forme de culture, qui va créer de nouveaux outils, de nouveaux artistes qui vont être géniaux et créer des choses que l’on imagine pas avec des outils que l’on imagine pas.
Votre métier demande beaucoup de travail et de patience. Est-ce que les jeunes, dans la rapidité permanente, prennent le temps d’apprendre à écrire, dessiner, utiliser les couleurs ? N’y-a-t-il pas un risque ?
Non. Je n’aime pas dire ça mais je constate effectivement que le graphisme s’appauvrit. Il suffit de feuilleter les magazines pour s’en apercevoir. Pourquoi ? Parce que cela nécessite du temps, de la patience et du travail justement. Un jeune dessine sur tablette, utilise photoshop. On lui demande de faire un croquis et “pop !” il obtient un effet aquarelle grâce à ses logiciels. Il faut être démuni de tout pour pouvoir progresser naturellement, nous n’avions pas de logiciels donc nous apprenions avec le crayon et la gomme. J’y allais, tout le monde y allait, c’était comme ça qu’on dessinait des choses. C’est une régression qui est liée à cette profonde rupture. Il faut du temps pour devenir un dessinateur, écrire, pour tout ! Il ne faut pas précipiter les choses, c’est une maturation tout à fait abstraite dont on ne se rend pas compte nous même. Mais c’est seulement comme ça que l’on progresse. Est-ce à dire que le dessin, l’art graphique et pictural va disparaître ? Non. C’est la photographie du moment mais de nouveaux types d’arts géniaux vont naître, mêlant de nouvelles techniques, j’en suis convaincu.
Avec l’évolution des systèmes de communication, perdons-nous notre capacité d’écrire ?
Je pense que l’écriture va disparaître. Nous fonctionnons déjà par langage SMS, les tweets, et la reconnaissance vocale existe déjà. Ca ne m’inquiète pas car tout ça se fait petit à petit. Ce n’est pas une dictature qui nous dit “c’est fini vous n’avez plus le droit de parler”. Je vous rappelle que nous avons connu ça au 20ème siècle : vous ne parlez plus, vous ne sortez plus, vous ne vous réunissez plus avec plus de deux personnes. Aujourd’hui ce n’est que du progrès, une nouvelle société globale se met en place, une nouvelle façon de construire le monde. C’est ça que je pousse à l’excès dans cette BD. Quand j’imagine un bug en 2040 le hertzien revient, ce n’est plus du numérique et quelques fous ressortent des journaux papiers. J’apprécie vraiment la presse et je m’en sers comme d’un outil pour mes histoires. Quand je fais une page consacrée à la Une imaginaire d’un journal ça me permet de faire le point, de synthétiser et de relancer le lecteur dans l’histoire. Et puis ça m’amuse d’imaginer et de faire de grosses fautes d’orthographes. Quelqu’un chez Casterman a commencé à corriger les fautes quand il a reçu les pages de fausses Unes !
« Je n’aime pas dire ça mais je constate effectivement que le graphisme s’appauvrit. Il suffit de feuilleter les magazines pour s’en apercevoir. »
Vous aimez travailler par cycles de trois, va-t-on avoir droit à une trilogie du Bug ?
Je ne voulais plus faire de trilogie. Au départ j’étais parti sur l’idée d’en faire un seul tome, mais au fur et à mesure que j’avance je me suis dis que ça allait être long, très long. Le sujet est tellement fort, puissant et part tellement dans tous les sens, je sens quand je travaille dessus que je met de côté beaucoup de choses. C’est pour ça que c’est intéressant d’avoir des personnages auquel on s’attache. Si je fais 150-200 pages d’un coup, on va le lire et puis c’est tout, on ferme l’album. Un sujet comme celui-ci mérite de la frustration, de l’attente, l’envie de savoir ce que vont devenir les personnages, et surtout du temps ! Nous allons retrouver la suite dans 1 an, 1 an et demi. Les séries nous ont habituées à attendre la suite chaque année. Les gens passent tout de suite à autre chose et replongent dedans quand ça revient. Là, je me dis que ce sujet ne doit pas être gaspillé en one shot, ce sera peut être deux albums, trois ou plus encore, nous verrons.
Est-ce que cette maturation est importante pour vous également ?
Oui, tout le temps. Je n’écris jamais à l’avance même si je connais la fin. Je ne sais absolument pas quel chemin je vais faire prendre à mes personnages et à mon histoire pour y arriver. Je suis d’ailleurs très excité à l’idée de m’y remettre, peut être avec Hobbs, le personnage à la tache bleue, et la femme médecin. Mais rien n’est sûr, vais-je reprendre avec eux ? Avec quelqu’un d’autre ? Et puis que va t’il leur arriver ? Je commence à avoir des idées. Cette maturation se fait au fur et à mesure, je n’ai jamais plus de 10 pages d’avance. Et en même temps je contrôle parce que j’ai le temps de le faire. C’est passionnant, j’ai toujours travaillé de cette manière.
Vous vous êtes toujours intéressé au cinéma, votre oeuvre a-t-elle une valeur et/ou une inspiration cinématographique ?
Le cinéma fait partie de ma culture, c’est d’ailleurs cet univers qui m’a orienté vers la BD quand je suis arrivé en France et découvert cet extraordinaire vivier. Écrire, raconter et dessiner c’est formidable. Mais si je n’avais pas eu de talent de dessinateur, j’aurai voulu travailler dans le cinéma. J’en ai déjà fait en réalité, et je vais essayer d’en faire encore. Tant que je ne faisais pas de bande dessinée, je passais des heures à lire Pilote, Tintin, Spirou… Mais j’ai arrêté net lorsque j’ai vraiment commencé le métier d’auteur de bande dessinée. J’ai continué à aller au cinéma, je vois peut-être 20 films par mois. C’est très stimulant notamment pour la narration, plus que la BD elle-même d’ailleurs. Il ne faut pas rester dans le même marécage tout le temps, ce n’est pas bon, on risque de tourner en rond. Je vais chercher de l’inspiration pour mon style graphique dans la littérature aussi. C’est naturel que les autres domaines de l’art nourrissent la BD. Le cinéma est vraiment ma passion parallèle. La bd est un support. Je fais partie de ceux qui sont libres, il n’y a pas plus grand bonheur dans la création que d’être libre, de ne pas avoir de contraintes. Quand on a cette chance là, la BD c’est l’art le plus complet d’une certaine façon. Le cinéma c’est une industrie, du fric, des contraintes, du formatage. Ce sont des produits marketés. La bd c’est de l’art mais aussi de l’artisanat, ça ne demande pas de grands investissement mais seulement du papier. Même si je me sers moi aussi d’un ordinateur, pour faire du montage, recadrer une case, en changer l’ordre à la dernière minute plutôt que d’être contraint par les pages, les cases et les bulles tracées à l’avance. Avant on dessinait et on peignait autour des bulles. Aujourd’hui je les rajoute par ordinateur, la technologie peut aussi nous faire gagner en liberté.
Vous êtes également un peintre reconnu dans le milieu de l’Art, existe-t-il des connivences, des collusions entre peinture et BD ?
Non je ne crois pas. J’ai fait des scénographies de ballets, des décors de théâtre, j’ai vraiment été un peu dans tous les domaines. Pour autant, collusion je ne suis pas sur et ça ne m’intéresse pas. Je peux rencontrer des peintres mais ce sont deux mondes différents. Le monde des peintres est un monde de marchands mais moi je reste, même en étant peintre, un franc-tireur et ça me va très bien. Je ne suis pas dans les grands circuits, chez les grands collectionneurs, ni dans une écurie et puis je travaille avec une maison de vente aux enchères et ça c’est très atypique. Je n’ai d’ailleurs pas de galeriste attitré. La peinture est, comme le cinéma, un outil que j’utilise, c’est un passage. Ce qui m’intéresse c’est le corps, l’humain, mais aussi l’animal et l’hybridité. Mes corps sont réalistes dans le traitement mais leurs textures sont identiques à celles de la chair, de la matière, je les mêle volontairement. Mon intérêt pour l’humain se retrouve aussi dans mes bandes dessinées. J’aime les visages, les regards et je les travaille. Peut être qu’un jour je ferai une rupture totale dans mon travail de dessinateur/peintre pour faire autre chose mais pour l’instant je me sers de l’un pour évoluer dans l’autre.
Vous êtes passionné de musique, cela vous aide-t-il à trouver l’inspiration ?
C’est au feeling, je sais que quand je vais écrire je ne vais pas mettre du rock mais plutôt du classique, de la musique sacrée, ou même de l’électro, des musiques atmosphériques en fait. En peinture ça peut être du rock, quelque chose d’âpre, de plus dur, je sens que c’est un besoin et que ça communique avec mon travail, ça se ressent dans ce que je fais à ce moment là. J’ai moi même fait de la scène avec Eric Truffaz et Murcof, on a fait un trentaine de concerts, c’est passionnant. Cette transversalité me convient très bien et à chaque fois je reviens à l’atelier avec une énergie nouvelle, le “touche à tout” me nourrit et préserve une forme de fraicheur.
Et pour finir, parlons de vos projets futurs Enki Bilal.
Je trouve que ce Bug peut devenir une série télévisée ambitieuse, c’est un sujet incroyable. Et puis Bug c’est l’intime, le bug que vivent les gens, comme un couple dans un petit appartement, il y a moyen de raconter une histoire. Je veux lancer le projet, réaliser les deux premiers épisodes puis laisser la main. La série est un format qui m’intéresse, on est tous confrontés au format cinématographique qui a pris un coup dans l’aile. Avant avec Bertucelli, Visconti, il y avait des films très longs où il ne se passait pas grand chose mais le cinéma c’était ça, une forme de lenteur et de mystère. Aujourd’hui les Américains en mettent partout, ça n’arrête pas une seconde et en même temps on se demande ce qu’on a vu après 2h30. En parallèle il y a des séries impressionnantes, ou l’on creuse les histoires et les personnages parce qu’on a le temps de le faire. On revient toujours au même sujet : la patience et le travail de maturation au profit de la création.
BUG
d’Enki Bilal
Editions Casterman
(Photos Vanessa Franklin et crédit image Enki Bilal / Casterman)