Martine Lusardy, comment définit-on l’art brut et l’art singulier ?
A l’origine l’art brut désigne surtout l’art des « fous », l’art de certains prisonniers ou de grands révoltés. C’est l’activité créatrice d’illuminés ou marginaux de toutes sortes, donc une expression des pulsions extrêmes, pouvant aller jusqu‘au délire. Mais c’est aussi un art modeste, le jardin secret des non-professionnels de l’art. A ce titre il peut être considéré comme la quintessence de la création populaire autodidacte.
Voici comment Dubuffet, qui inventa le mot dans une lettre du 28 août 1945, définissait l’art brut :
« Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » (L’art brut préféré aux arts culturels », octobre 1949).
Ou encore : l’art brut désigne « des productions de tout espèce – dessins, peintures, broderies, figures modelées ou sculptées etc. – présentant un caractère spontané et fortement inventif, aussi peu que possible débitrices de l’art coutumier ou des poncifs culturels, et ayant pour auteurs des personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels. »Notice sur la Compagnie de l’Art Brut, janvier 1963).
Dubuffet a toujours voulu préserver la rigueur de ce concept d’art brut, d’éviter toute édulcoration. Mais lui-même a éprouvé le sentiment assez tôt que des œuvres étaient à la limite entre l’art brut et l’art culturel. Il s’agissait d’œuvres qui manifestaient une grande invention mais qui étaient produites par des auteurs plus ou moins cultivés ou qui entretenaient un rapport plus ou moins professionnel avec le milieu de l’art. Il a ainsi créé pour eux une catégorie spéciale qu’il a d’abord nommée « collection annexe » puis « neuve invention ». Se sont retrouvés ainsi regroupés dans cette collection de nombreux artistes qui assumaient ce statut socialement et culturellement, mais qui en même temps ne s’accordaient pas au système de reconnaissance, de légitimation ou de diffusion de l’art. La réalité que recouvrent ces artistes échappe à toutes les tentatives de classification. Des appellations ont vu le jour, correspondant en général à la démarche de nouveaux acteurs passionnés. Pour ne citer que les principales : art hors-les-normes (inventée par Dubuffet pour le collectionneur Alain Bourbonnais en 1972), art singulier (Bourbonnais, 1978), sans oublier le terme en cours chez nos voisins anglo-saxons, l’art outsider, titre du célèbre ouvrage de l’universitaire Roger Cardinal (Londres, 1972) et qui tend à embrasser l’art brut et ses dérivés.
Voisines ou dérivées de la notion d’art brut, ces appellations ne se recouvrent pas totalement mais sont très fortement apparentées et elles désignent, dans leur ensemble, un courant très vivace de l’expression autodidacte populaire.
Quelle est la place de l’Art brut dans nos sociétés actuelles selon vous ?
Il y avait chez Dubuffet une volonté de contester l’appareil des beaux-arts, la commercialisation de l’art, le vedettariat, l’incroyable décalage entre les œuvres qui sont légitimées et qui atteignent des prix incroyablement insensés, et puis quasiment la totalité de l’art qui se fait dans la solitude et dans l’impossibilité de communiquer. Comment ne pas ressentir aujourd’hui un malaise certain face aux dérives spéculatives du milieu de l’art. L’art brut apparait alors comme un antidote, un contre-pouvoir.
Plus encore, dans un monde dominé par la raison tout puissante et ses infinies possibilités techniques, nous avons perdu progressivement tout lien sensible avec le monde. C’est ce que comprend Picasso lorsqu’il découvre l’art nègre au Trocadéro en 1907 et écrit : « ces masques ont été exécutés pour servir d’intermédiaires entre les hommes et les forces hostiles qui les entouraient. J’ai alors compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique, c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs ».
L’art brut, parce qu’il est une forme authentiquement inspirée de création, est perçu non seulement comme un genre rivalisant avec le mainstream de l’art contemporain, mais comme un courant souterrain subversif capable de résister à la dégradation de l’intégrité humaine et de s’opposer à la marchandisation du domaine sensible et à la liquidation de la singularité. Le créateur d’art brut serait le garant de ce lien particulier, obscur et subtil qui relie l’être humain au monde.
(Visuels de l’exposition)
Comment élabore t-on une programmation soutenue à la Halle Saint Pierre dans cette veine sans s’appuyer sur une collection permanente ?
La collection permanente implique acquisition et conservation. Nous ne sommes pas dans cette démarche pour faire vivre notre projet culturel dont le cœur est l’art brut et l’art singulier. Les expositions temporaires que nous organisons à un rythme assez soutenu nous permettent dans le même temps d’embrasser largement la scène artistique alternative, d’établir des passerelles avec les formes plus savantes de la création et de rester connecté aux diverses formes de la création vivante. Nous essayons de donner une lecture vivante et originale des arts visuels qui, dans le tournant géopolitique et culturel où se trouve le monde actuellement, traversent eux aussi une période de crise et de mutation. Les frontières entre les époques et les genres semblent s’estomper, donnant lieu à de paradoxales hybridations comme nous avons pu le voir dans nos dernières expositions avec le pop surréalisme.
Y-a t-il un profil de public ciblé au sein de la Halle Saint Pierre ou parvenez-vous à fédérer un public large au fil des expositions ?
Après 60 expositions, le public s’est évidemment élargi. Nous avons gardé les passionnés d’art brut, d’art singulier, de Folk art et d’art populaire qui fréquentent plutôt les expositions consacrées au domaine. Nous avons conquis un nouveau public avec par exemple la rétrospective HR Giger et la trilogie HEY ! modern art & pop culture où nous avons été une sorte de caisse de résonance de la culture alternative. Si notre champ de prospection s’est considérablement étendu nous avons toujours travaillé les liens et les affinités entre ces différents arts en marge de la culture «mainstream ».
Comment s’orientent vos choix artistiques au sein de la Galerie pour monter l’ensemble des expositions proposées au fil de l’année ?
Parallèlement à nos expositions temporaires la Galerie propose des manifestations qui font le lien entre les activités du musée et la librairie. Cette librairie spécialisée dans les écrits sur l’art, les livres d’artistes et les ouvrages concernant toutes les formes de la création hors norme contemporaine se veut un lieu de rencontre, de réflexion. La Galerie accueille par exemple une ou deux fois par le salon des éditeurs indépendants. Elle offre aussi ses cimaises à des artistes qui peinent à trouver une galerie ou à des ateliers d’art thérapie.
Comment cette nouvelle exposition très attendue s’articulera-t-elle avec l’histoire et l’ADN de la Halle Saint Pierre ?
Accueillir le duo Caro/Jeunet à la Halle Saint Pierre est une évidence. Bien sûr il y a Montmartre indissociable des pérégrinations sentimentales d’Amélie Poulain, et Alien la créature biomécanique du dessinateur H.R. Giger à qui la Halle consacra une rétrospective en 2005. Il y a aussi des artistes emblématiques de la Halle Saint Pierre que Jeunet découvrit au fi l de notre programmation : l’electromécanomaniaque Gilbert Peyre et son esthétique foraine, Ronan-Jim Sevellec et ses cabinets de curiosités miniature à l’élégance fanée ou encore Jéphan de Villiers et son petit peuple imaginaire nostalgique des civilisations perdues. Leurs œuvres et les objets « fétiches » des films des deux réalisateurs ne forment qu’un même monde ouvrant de nouvelles voies vers l’imaginaire. Dans ce monde onirique et fantastique où les limites de l’impossible sont toujours repoussées, le rêve enfantin côtoie le conte noir, l’absurde et le cocasse le réalisme poétique. Un monde avant tout visuel qui ne pouvait qu’entrer en résonance avec la famille artistique de la Halle Saint Pierre. Nul doute que Caro et Jeunet ont ressenti une fraternité avec nos artistes d’art brut et singulier qui conservent le savoir et les techniques des résistances populaires, qui sont assez fous pour passer outre la censure des goûts et assez libres pour nous emmener vers d’autres terres à défricher, à distance maitrisée d’une culture hégémonique, industrielle, commerciale, construite dans un but de divertir la planète.
Si vous deviez définir cette exposition en quelques mots auprès de gens peu ou pas intéressés par l’art brut, quels seraient-ils ?
Ce n’est pas une exposition d’art brut. Mais le vent de l’art brut y souffle et nous invite à regarder tous les objets de cette exposition, dessins préparatoires, costumes, décors etc. comme les témoins d’une autre scène, celle où s’élaborent nos rêves, qu’ils soient les plus fous et les plus délirants.
Exposition Caro/Jeunet – du 7 septembre 2017 au 31 juillet 2018
La halle Saint Pierre – 2, rue Ronsard – 75018 Paris
Le site officiel de la Halle Saint Pierre
( crédit photo JP Jeunet – @Nicolas Auproux)
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