Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la genèse de Dark Museum ?
Stéphane Perger ( Illustrateur) : Je travaillais déjà à l’époque avec Gihef sur un album chez Delcourt (Complots / La bataille d’Hamburger Hill), nous nous connaissions depuis longtemps et le travail conjoint se passait vraiment bien, bonne entente sur tous les plans. L’idée de continuer la collaboration fut assez instinctive. Lorsqu’il me proposa le concept de Dark Museum ainsi que le premier tableau à romancer, j’étais déjà conquis. Je suis moi-même assez demandeur en tant que lecteur ou spectateur de récits horrifiques, je m’y suis donc jeté dès la fin de notre première collaboration.
Gihef ( scénariste) : À la base, je rêvais depuis longtemps de travailler sur des récits horrifiques. L’idée m’est tombée dessus un peu par hasard, et comme pour Complots, j’en ai parlé à Alcante car je ne me sentais pas les épaules de développer le concept tout seul.
Le choix s’est porté sur Alcante, tout simplement parce que nous n’en sommes pas à notre première collaboration, et que nous avons développé une certaine complicité et facilité de travail. Aussi, j’apprends beaucoup à son contact en matière d’écriture et de structuration scénaristique. D’ailleurs, si nous avons travaillé un peu chacun de notre côté pour les deux premiers tomes, les troisième et quatrième seront écrits entièrement à quatre mains. Nous nous sentons désormais suffisamment à l’aise ensemble pour partager l’écriture sans empiéter l’un sur l’autre. C’est très confortable.
Pourquoi avoir fait le choix de travailler sur une oeuvre de Grant Wood pour ce premier tome ?
Stéphane Perger : Au départ, j’ai eu le choix entre 2 récits, celui d’American Gothic ou le Cri de Munch, 2 tableaux que j’apprécie au plus haut point.
Le contexte d’American Gothic m’a vraiment séduit, cette Amérique en décroissance où la crise touche les gens les plus fragiles, les grands espaces de l’Iowa et l’austérité des personnages.
Gihef : Tout simplement parce que c’est une œuvre que j’ai toujours trouvée à la fois simple et fascinante. Et que l’histoire qui s’en est dégagée m’est apparue presque instantanément.
Vous avez préalablement choisi le tableau et vous avez inventé ensuite inventé l’histoire autour de ce choix ? Ou avez-vous procédé d’une autre manière ?
Gihef : Oui, comme je l’ai dit précédemment, l’histoire s’est rapidement imposée comme une évidence dans ma tête.
Gihef, comment se sont déroulés vos recherches autour de ce tableau ? Quels sont les éléments qui vous ont aidé à bâtir ce scénario ?
Gihef : J’ai bien entendu effectué pas mal de recherches sur le tableau, son contexte historique, et sur Grant Wood. D’ailleurs, il n’y a pas que les personnages de American Gothic qui sont représentés dans l’album. Le personnage de la grand-mère est également issu d’une œuvre de Grant Wood («Woman With Plants»). Plus qu’un récit centré sur un seul tableau, je voulais créer un univers cohérent en forme d’hommage au peintre, dont j’apprécie beaucoup le travail.
Stéphane Perger, comment s’est articulé votre travail graphique autour de l’oeuvre de Grant Wood? Comment prend t-on de la distance avec le travail original de l’artiste ?
Stéphane Perger : La distance est déjà amenée via le scénario ; d’avoir créé une histoire qui prend le tableau comme un instantané de la situation à développer.
Donc, c’est comme si je devais rentrer dans le tableau pour voir et décrire tout le hors-champs de cette œuvre (qui elle, est resserrée sur ces personnages). Je n’ai pas un travail pictural en soi, même si ça peut s’en rapprocher puisque le dessin est en couleur directe avec des encres. Donc graphiquement, une distance se fait aussi obligatoirement par la technique, et ensuite par le dessin, car même si il reste réaliste, ce n’est pas le même trait que Wood.
Je n’ai pas recherché à retrouver le style du tableau mais plutôt à emprunter les personnages et le lieu pour raconter un récit différent de la réalité.
Stéphane Perger, en tant qu’illustrateur, est-ce qu’un projet comme Dark Muséum s’appréhende de façon très différente de vos autres projets dans votre manière d’aborder ce travail ?
Stéphane Perger : Et bien, pas vraiment, c’est toujours une histoire qu’on raconte, c’est mon but premier.
Ensuite, c’est vrai que l’on a toujours un peu l’ombre de Grant Wood et de ce tableau important au-dessus de soi, mais il est tellement connu et a déjà tant de fois été utilisé, parodié, trafiqué que l’on a plus l’impression de suivre une longue file d’interprétations de ce tableau qu’autre chose.
On imagine que le titre Dark Museum sera valable pour les trois autres tomes. Comment a été déterminé ce choix de titres?
Stéphane Perger : Le choix du titre de la collection a été travaillé avec notre directeur de collection (Grégoire Seguin) qui souhaitait que ce titre soit suffisamment évocateur pour que personne ne puisse penser qu’on faisait un travail documentaire sur Grant Wood ou le tableau lui-même, ce qui n’est vraiment pas le cas.Il fallait être clair sur le fait que nous interprétions les tableaux pour les transformer (les pervertir ?) en récits angoissants.
Gihef : Oui, il s’agit du titre de la série. Chaque album portera le titre du tableau auquel il est consacré. Au départ, nous étions partis sur un titre de travail plus simple, mais pour le coup, beaucoup moins évocateur («GALLERY»).
Les oeuvres pour les 3 prochains tomes ont-elles été déjà choisie? Le cas échéant, pouvez-vous nous en dire plus ? Quelle sera la fréquence de parution ?
Gihef : Le second tome est prévu pour septembre 2017. Il sera consacré au tableau «Le Cri» d’Edvard Munch, et c’est essentiellement Alcante qui en est l’auteur cette fois. Le dessin sera assuré par Luc Brahy (avec qui nous avions déjà collaboré sur «Complots», tout comme Stéphane Perger d’ailleurs).
Le troisième portera sur «L’Angélus» de Jean-François Millet, et le quatrième sur «La Leçon d’Anatomie du Docteur Tulp» de Rembrandt.
Il n’y a que quatre albums prévus pour le moment, mais si le succès est au rendez-vous, nous aimerions bien entendu en faire davantage.
Peut-on dire que cette bande dessinée a une portée sociale avec une certain idée de l’Amérique profonde ou est-elle centrée plus spécifiquement sur l’exploitation artistique autour de Grant Wood?
Stéphane Perger : Comme dit précédemment, il y a effectivement un désir de décrire cette Amérique de l’époque, celle d’après le krach boursier, mais loin des grandes villes, là où elle fut dévastatrice.
Gihef : Oui, c’était également le but. Je désirais vraiment utiliser le contexte social et économique de l’époque, car il justifiait (enfin… un peu) l’horreur dans laquelle on bascule de page en page. Rien n’est gratuit, contrairement à ce que le genre autorise en général.
Pour terminer, comment avez-vous travaillé pour l’élaboration de cette bande dessinée? Mettez-vous régulièrement votre travail en commun ou travaillez-vous chacun de votre côté ?
Stéphane Perger : C’est assez simple en fait, je reçois le scénario de Gihef (déjà préparé, découpé en pages et cases), je le lis, l’annote, je fais des recherches historiques et documentaires (si besoin) et je me mets à travailler sur le story-board pour avoir une vision globale de ce que va donner l’album. Je l’envoie ensuite au scénariste et à l’éditeur, on en discute. À partir de là, je travaille sur des crayonnés plus poussés que je montre une fois de plus. Lorsqu’on est tous d’accord, je fais les planches finales. Donc nous sommes chacun dans notre coin mais travaillons ensemble via internet (emails et autres), c’est une petite partie de ping-pong où nous sommes tous gagnants à la fin.
Gihef : Comme pour notre précédent album commun («Complot : La Bataille d’Hamburger Hill»), je soumets le scénario à Stéphane. Je suis toujours prêt à écouter les envies et les suggestions de mes collaborateurs, mais sur ces deux albums, il ne m’a pour ainsi dire fait aucune remarque. Ensuite, je lui propose le découpage des dialogues, et il esquisse rapidement des storyboards et crayonnés poussés qu’il me soumet à son tour. En général, il y a toujours quelques petits ajustements, mais avec Stéphane, pratiquement aucun n’a été nécessaire. C’est un virtuose de la mise en scène et son découpage est riche en idées (par exemple, la forme de la fourche du héros apparait souvent dans l’agencement des cases, ainsi que la fenêtre de la maison du tableau). J’ai vraiment été bluffé à chaque page. Puis, il passe à l’encrage et la mise en couleur.
DARK MUSEUM
Americain Gothic
GIHEF/ALCANTE/PERGER
Editions Delcourt
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