Au cœur de vos dessins, semblables à des estampes ou des gravures, se déploient des forêts denses, des végétaux, des insectes et animaux singuliers dessinés de manière extrêmement minutieuse. Vous couvrez vos feuilles de figures ou de motifs identiques, rappelant le procédé du pavage, dans des illustrations structurées telle de la dentelle. Les éléments s’entrelacent, se combinent, se confondent avant de se transformer progressivement. Pourriez-vous expliciter la complexité de votre technique artistique, ainsi que le choix du noir et blanc, parfois rehaussé de couleurs ?
De surcroît, comme votre travail très raffiné semble relever d’un rigoureux exercice de patience et de méticulosité, pourriez-vous évoquer votre processus créatif, autrement dit, les différentes étapes de votre travail (recherches, dessins préparatoires…) ?
Les idées et les images précises me viennent assez librement et ne me quittent plus jusqu’à ce que je les ai posées sur le papier. Elles sont presque toujours inspirées par le besoin d’un retour aux sources, par la recherche d’un équilibre et d’une harmonie où chaque détail a sa place, son rôle à jouer, comme un écosystème. De là sans doute viennent les motifs répétitifs, tel un réseau d’échange d’énergie. Je dois assembler chaque maillon de la chaîne qui, une fois complète, formera un sujet central. J’ai assez peu recours aux travaux préparatoires. S’il m’arrive d’exécuter un croquis très rapide sur un bout de papier, la plupart du temps je me lance presque immédiatement dans la réalisation du dessin final, quitte à y consacrer des heures et à ne pas en être satisfaite. De par mon métier de graphiste, mon processus de travail est très influencé par la manière dont je conçois une affiche et, spontanément, je choisis presque toujours un format vertical. Sur ma feuille, je trace parfois les grandes lignes qui définissent la manière dont je vais occuper la page et répartir les forces, pour que graphiquement la composition soit aboutie. Le moindre détail compte, et il m’est impossible de savoir si l’œuvre que j’ai en tête fonctionnera sur le papier avant de l’avoir achevée. Une fois ce mouvement amorcé, j’ai parfois du mal à m’arrêter, mue par la nécessité de remplir la page, de pousser le processus jusqu’à la limite du format. C’est sans fin.
Le noir-blanc s’est imposé de lui-même lorsque je me suis mise à dessiner pour peupler les pages du fanzine de dessins que je co-éditais, Le Dévaloir. J’ai alors commencé à développer une démarche artistique. Ainsi, si mon travail ne fonctionne pas d’abord en noir et blanc, brut, de façon autonome, je juge inutile d’y adjoindre de la couleur. J’en reviens à la conception d’un visuel graphique ou typographique où celle-ci vient s’ajouter dans un second temps, lorsque l’image est au point. A présent, j’ai progressivement recours aux apports colorés. De petites touches de rouge, vibrantes, sanguines, quelques aplats confèrent de la profondeur, révèlent certains éléments, donnent du volume. A ce titre, je suis très inspirée par les estampes japonaises de paysage et d’animaux où la polychromie est utilisée avec beaucoup de subtilité, parfois juste pour une signature.
Bien que citadine, vous semblez très proche de la nature. Eprouvez-vous le besoin régulier de vous promener en forêt pour vous ressourcer, sur le plan personnel et artistique ?
J’en éprouve le besoin, mais j’en ai rarement le temps – ou je ne le prends pas. Mais j’y pense presque quotidiennement. La forêt, les arbres en particulier, font partie de mes repères ; ils m’apaisent. Dans la cour intérieure de l’immeuble où j’habite en ville est planté un noyer que mes colocataires et moi avons baptisé Aristide. Je le regarde tous les jours et il m’apparaît tellement vivant, son aspect varie à chaque instant ; ses feuilles reflètent la lumière et dansent dans le vent, les oiseaux viennent se reposer ou jouer sur ses branches. Il est là et le temps qui passe ne l’affecte pas alors que nos vies sont rythmées par la montre, il « accepte » tout ; il me fascine. Je me sens attirée par ces végétaux ; partout où je vais, mon attention se porte facilement sur eux ; je les trouve tout simplement beaux ; j’adore leur paisible immobilité alors que le monde va si vite.
On peut voyager en parcourant les herbiers traditionnels, sources de découvertes et d’émerveillement pour les amoureux de la flore. En regardez-vous régulièrement, ou avez-vous constitué le vôtre en collectant des végétaux que vous auriez fait sécher ? Avez-vous souvenir d’un herbier qui vous aurait particulièrement marquée, fascinée, au point de vous influencer artistiquement ?
Bien que je trouve ces ouvrages très beaux, je n’en ai jamais fait, hormis mon herbier imaginaire dessiné, et je m’applique à répertorier de la même façon les feuilles et les végétaux nés de mon imaginaire que je peux décliner à l’infini, n’importe où et n’importe quand. J’ai toujours préféré les plantes vivantes, dans la terre, dans leur milieu naturel, même s’il est fascinant de détenir la beauté figée dans un petit carnet. Enfant, je considérais la moindre petite forme de vie comme sacrée ; j’avais une amie avec qui nous organisions de petites cérémonies d’adieu aux arbres abattus dans la forêt, et nous ne cueillions pas les fleurs car nous savions qu’elles étaient vivantes. Nous nous sentions égales à la plus infime des créatures.
A quelle période de votre vie remonte votre attrait pour la végétation, les fleurs, la structure des insectes, des plumes… ?
Cette fascination m’habite depuis toujours. J’ai grandi en partie à la campagne et j’ai passé beaucoup de temps dehors à observer, toucher, sentir, admirer les moindres détails qui m’entouraient. Cette beauté m’a toujours émue et je ressens souvent le besoin de me sentir protégée, camouflée, de ne faire qu’un avec mon environnement, de me fondre dans le décor, comme dans un nid, une chrysalide, un cocon. La métamorphose animale me captive aussi, pour ces transitions, ces passages vers une autre apparence, une autre vie.
Les musées d’histoire naturelle recèlent eux aussi mille richesses. En êtes-vous une adepte ?
Petite, j’aimais y aller avec mon grand-papa, mais je n’y suis pas retournée depuis longtemps. Ces moments passés dans ces murs intemporels ont sans doute contribué à mon amour du détail et de l’observation. J’ai aussi collectionné des petits riens, des cailloux, des pives tombées de l’arbre, des morceaux d’écorce… passion certainement transmise par mon grand-papa.
Suggérant une flore fantastique foisonnante, vos dessins peuvent évoquer le photographe Karl Blossfeldt (1865-1932), qui photographiait les végétaux en gros plan. Est-il une de vos sources d’inspiration ? Ou encore, le mouvement Jugendstill (Art Nouveau), qui s’appuie sur l’esthétique des lignes courbes et végétales ?
Si j’apprécie beaucoup ces photographies, ma préférence va au biologiste et philosophe allemand Ernst Haeckel (1834-1919) dont le travail atteint, selon moi, une forme de perfection dont je suis admirative. La précision des traits, les détails, les compositions géométriques et graphiques, les couleurs… sont magnifiques. Dans un autre registre, j’ai récemment acquis le livre de photographies de George Shiras (1859-1942), L’intérieur de la nuit – titre que j’adore. Les animaux sont surpris dans leur vie nocturne et ces images n’ont absolument pas vieilli ; elles restent d’une vivacité et d’une fraîcheur saisissantes.
Quant à la recherche des lignes courbes et végétales propre à l’Art Nouveau en architecture ou en typographie, elle ne m’a pas laissée indifférente lors de mes études de graphisme. Aujourd’hui, cependant, elle ne représente plus une source d’inspiration, bien que je me retrouve dans ce souci esthétique. J’ai choisi ma propre réinterprétation de la nature.
L’artiste néerlandais Escher (connu pour ses constructions impossibles, ses explorations de l’infini, ses pavages et ses combinaisons de motifs qui se transforment graduellement en des formes totalement différentes) vous subjugue-t-il également ?
Oui, car son univers fait écho à ma fascination pour la métamorphose animale, pour cette capacité à disparaître dans son biotope afin d’échapper aux prédateurs ou, au contraire, à se rendre visible pour attirer sa proie ou parader. En outre, ses compositions permettent de multiples interprétations et différents sens de lecture. Chaque élément fonctionne comme un tout, et tout est lié. Au cœur d’un motif se répètent des milliers d’autres, identiques, et cela à l’infini, selon une vision kaléidoscopique.
À travers ce caractère répétitif présent dans vos dessins, d’où naît un effet hypnotique, souhaitez-vous proposer une expérience immersive?
Oui, j’aimerais que les gens puissent s’approprier le décor de la forêt, pénétrer dans l’œuvre et former un tout avec elle.
Anaëlle Clot (*1988, Lausanne), vit et travaille à Lausanne comme graphiste et artiste. Après une formation en communication visuelle à l’école romande d’art et de communication (ERACOM), elle est engagée en 2009 comme graphiste chez studio KO à Yverdon, puis en 2012 à l’Atelier Cocchi à Lausanne où elle travaille encore actuellement, en parallèle à son activité d’indépendante.
Après avoir co-édité le fanzine Le Dévaloir dont le dernier numéro est sorti en 2015, elle lance le collectif ARISTIDE ainsi que le fanzine du même nom avec Simon De Castro et Anthony de Macedo et met en place un atelier de sérigraphie pour 2017. Elle développe également une pratique artistique et ses dessins sont depuis 2013 régulièrement exposés en Suisse, notamment à la galerie Kissthedesign (Entre les Fissures en 2016 et Objectif Gare en 2015), Davel 14, Cully (Kaléidoscope, Cully Jazz Festival 2015), Espace Culturel de Assens, galerie Trait Noir, Fribourg, 100 beste Plakate, etc.
Durant l’été 2016, Anaëlle Clot a participé à une expédition artistique au Svalbard organisée par l’association Marémotrice.
( Crédit photo : DR )
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