Vous avez parcouru plus de 11 000 kilomètres en solitaire à vélo dans l’Ouest Australien. Racontez-nous le cheminement vers cette idée incroyable…
Ce n’était pas prévu initialement. Au départ, je pensais rentrer dans l’outback Australien par les routes bitumées pour ma première expérience sur les pistes. Je ne pensais pas que le poids de mon vélo pouvait tenir sur une piste molle. C’est en allant à Punmu, avec cette communauté au cœur du désert de sable, que j’ai vu que je pouvais emprunter des sentiers battus. L’expérience m’a amené à refaire ce deuxième voyage en 2013 et elle m’a permis de traverser les pistes de l’intérieur. J’ai vu que je pouvais aller de plus en plus loin. Ce fut une surprise.
Comment vous est venue cette passion pour la culture aborigène ?
C’était assez enfoui, assez lointain à la base et cela s’est matérialisé par la pratique du boomerang. J’ai eu un déclic à l’occasion de ma première coupe du monde en 2000 à Melbourne. Je me suis découvert une fascination pour les Aborigènes. La cérémonie d’ouverture était effectuée par un Aborigène du coin qui nous avait fait une danse magnifique. Et je voulais revenir en Australie pour un an, comme beaucoup de voyageurs anglo-saxons. Ensuite, en 2003, la lecture du livre Les derniers nomades d’Australie de W.J Peasley a été déterminante. Il raconte l’expédition menée pour retrouver les derniers nomades du désert de l’Ouest. C’est fascinant et cela a contribué à ce que je décide de faire du vélo dans le désert pour aller à leur rencontre. D’ailleurs, je voulais que la première étape de ma rencontre avec les Aborigènes se fasse à Wiluna. J’ai tout un chapitre là-dessus.
Pourquoi avoir choisi le vélo comme moyen de transport ?
Le vélo était le moyen de m’en sortir dans cette zone très étendue. Je voulais me dépasser physiquement et mentalement surtout. C’était un outil, j’aurais très bien pu le faire en marchant. Toutefois c’était le seul moyen sans moteur à une vitesse humaine qui permette la rencontre et d’emporter avec soi énormément d’affaires. J’avais 70 kilos en plus sur le vélo. L’Australie est un pays particulier, il ne permet pas comme la Patagonie ou la steppe Mongole par exemple, de mettre des cours d’eau permanents sur votre chemin, ils sont souvent à sec. J’avais besoin de 39 litres d’eau à chaque étape. Cela n’a pas plus d’importance pour moi. Si je devais le refaire, ce serait peut-être à pied, histoire d’aller plus loin.
Justement, qu’apprend-t-on sur soi dans un voyage en solitaire comme celui-ci ?
Le désert créé une bulle et nous fait rentrer à l’intérieur de nous-mêmes. On apprend des choses que l’on ne veut pas forcément affronter dans notre quotidien. C’est un véritable voyage intérieur hormis lorsqu’on va à la rencontre des gens. Être pendant 4 jours tout seul, sans voir personne et rouler 9 heures par jour comme je le faisais avec un rythme monotone, ça laisse le temps de réfléchir sur soi. Cela permet une meilleure connaissance physique de notre corps. Je faisais de l’aviron en compétition, je savais où je pouvais aller. Le désert m’a amené encore plus loin. Cette fois-ci, il y a la notion de dépassement face à l’environnement qui nous entoure, prendre le risque d’aller au danger. J’ai ressenti la crainte d’y rester et ça permet de se sentir vivant.
Dans votre livre, vous parlez des nuits où les dingos venaient renifler votre tente et vos affaires. On ressent avec vous cette crainte…
C’était une crainte et en même temps tout ceci était entouré de beauté. C’est unique et on profite de chaque instant, vraiment. On est aux prises avec la vie. La crainte finit par s’en aller parce qu’on acquiert une meilleure connaissance de la nature. On se rend compte que la vie dans la nature n’est pas si violente que ça finalement. On est tous vulnérables, nous comme les animaux, ça relève de l’exaltation.
Beaucoup d’éléments interpellent dans votre livre et nous alarment, notamment sur la mutation de cette culture aborigène vers l’économie matérialiste et la société de consommation…
Merci d’aborder ce sujet. On a tendance souvent à ramener l’Australie à une carte postale et, à tort, de ramener les Aborigènes à des personnes alcooliques qui errent dans la ville. Dans l’Australie il y a deux mondes actuellement qui ont du mal à cohabiter, qui s’entrechoquent mais qui n’arrivent pas à faire quelque chose d’unique. La société australienne est extrêmement violente. Elle produit un apartheid avéré sur ces populations. Ils peuvent monter dans un bus et s’asseoir à coté d’un blanc, mais c’est plus pernicieux que ça. Les droits sont bafoués depuis trop longtemps. Le 27 mai dernier marquait le 49ème anniversaire de la citoyenneté aborigène. Avant cela, ils étaient rangés dans la catégorie de la faune et de la flore. Les Aborigènes sont absents des livres d’histoire entre 1900 et 1960. L’histoire est glorieuse, c’est une installation et non pas une invasion. Cela contribue à conforter les gens dans l’idée que les Aborigènes sont un détail de l’histoire…
Il y a eu aussi un génocide qui a duré de 1869 jusqu’en 1970 qu’on appelle « les générations volées ». La génération la plus récente concernait les enfants enlevés dans les années 70. Mais cela a continué de manière officieuse. On les mettait dans des institutions religieuses, on acculturait les filles et on leur interdisait de parler leur dialecte. On essayait de « sauver leur âme ». Cette génération 70’s a une perte totale de repères. Ils sont sans racines. Leur souffrance est immense, c’est désastreux. Il y a une cassure entre la société et les Aborigènes, avec une immense culpabilité qui pèse sur les épaules des Australiens blancs. Il y en a une partie qui ont de la compassion et qui se sentent coupables et une autre, la majorité, qui ne veulent pas admettre, qui sont dans le déni. Ils ont été esclaves modernes, ils ont travaillé gratuitement ou été payé avec du sucre, de la farine, du tabac ou des couvertures. C’est ce qui les a tués aussi et endommageait leur métabolisme. Ils n’étaient pas habitués à ça. C’est la citoyenneté qui les a amenés à une plus grande pauvreté, parce qu’il fallait les payer. Et récemment le Premier ministre, un conservateur qui ne connaît pas réellement l’histoire de son pays veut fermer les communautés aborigènes du désert de l’Ouest parce qu’il pense que c’est un choix de vie et que la société n’a pas à prendre en charge.
« J’ai ressenti la crainte d’y rester et ça permet de se sentir vivant »
Il y a réellement comme un sentiment de révolte dans votre livre face à ces traitements réservés aux populations aborigènes concernant l’assimilation et leurs revendications d’autodéterminations. Ce livre n’est pas un moyen de rendre une certaine justice aux yeux des lecteurs ?
À ma petite échelle oui. J’aimerais vendre plus de livres pour que les gens soient au courant de ce qu’il se passe là-bas. Je ne suis pas l’énième voyageur qui a fait son tour à vélo pour faire un bouquin derrière et le mettre dans son CV. Je voulais surtout parler de l’Australie actuelle, le rendre accessible et notamment aux 30 000 jeunes français qui se rendent en Australie et qui prennent un visa vacances-travail. C’est énorme mais tout ce qui se passe là-bas reste du domaine de l’inconnu pour les touristes qui ne voient pas tous ces aspects négatifs. Sans être dans la critique constante, j’ai essayé de montrer de la joie et la beauté de ce pays sans pour autant occulter le reste et mettre ça en perspective avec les connaissances assimilées.
Vous semblez prendre du recul par rapport à la culture occidentale et ce qui en est inhérent. Est-ce ce sont ces voyages en Australie qui ont façonné cette prise de recul ou est-ce que c’était déjà présent dans votre tête ?
Ils les ont révélés. J’ai toujours été révolté contre les injustices depuis ma tendre enfance. Cela va de pair avec l’empathie que l’on peut avoir envers les hommes et la nature. Et aller au plus près du désert a été un accélérateur.
Dans mes premiers voyages, j’avais une véritable phobie pour les araignées et finalement en les observant je les ai trouvées belles. C’est ça aussi les voyages, développer de l’empathie pour la nature. C’est lié avec mes colères contre la société de consommation, qui casse cette nature, et qui n’aide pas à la préserver. Les Aborigènes ont pris de plein fouet cette société-là. Ils commencent à accéder aux smartphones et à écouter des musiques occidentales alors qu’ils ont une musique formidable… ils développent des travers même s’ils restent encadrés par les anciens. Mais ils ne sont pas éternels…
Y-a-t-il des motifs d’espoir en ce qui concerne la préservation de cette culture ?
On parle de société du désert de l’Ouest, du désert central et du territoire du nord. Les autres sociétés australiennes sont beaucoup plus métissées. La culture est déjà partie dans ces sociétés-là. C’est en train de mourir mais les anciens sont précieux parce qu’ils contribuent à faire des dictionnaires écrits, à écrire les légendes pour les enfants. C’est une culture orale mais qui transpose avec l’alphabet latin.
Est-ce que vous saviez dès le début que ce voyage déboucherait sur un livre ?
L’idée du livre m’est venue après le premier voyage en 2010 où je me suis dit qu’il y avait moyen d’écrire quelque chose de fourni et fouillé, avec tout ce que j’avais acquis sur le sujet. J’ai mis plusieurs années à faire ce livre et je ne voulais pas juste sortir un livre banal, juste pour flatter l’égo mais qu’il apporte une vraie valeur ajoutée. Je voulais plonger le lecteur dans l’immédiat.
Le livre est un mélange d’apports historiques, ethnographiques et politiques mais alimenté avec votre vision très personnelle des choses…
Je ne voulais pas me mettre en valeur et je ne voulais pas faire un livre historique peu accessible. Il fallait qu’on puisse s’identifier à travers le « je » et qu’on voyage avec moi. C’est indissociable. C’est pour ça que je me suis dirigé vers Transboréal (N.D.L.R : la maison d’édition). Ils ont une vraie exigence par rapport à ça. Je voulais tendre vers un voyage intérieur. On est aux prises avec l’histoire, avec l’ethnologie, la botanique… Quand on lit Nicolas Bouvier, Théodore Monod, c’est vers ça que je voulais tendre. Je veux qu’à la fin de mon livre, on est l’impression d’en connaitre plus sur l’Australie et son peuple, sans être dissociable du plaisir.
S’il ne devait rester qu’un souvenir d’un voyage comme celui-ci…
En lien avec la nature, c’est de m’être penché sur les cartes du désert en les fantasmant comme si elles étaient inaccessibles, ce qui était dans mon esprit avant que je les traverse. Ces couleurs, ce désert et cette sensation de l’infini m’ont rapporté à ma vulnérabilité d’homme. C’est la conscience d’être au milieu de nulle part. Pour ce qui est des Aborigènes, c’est une somme de moments simples, du quotidien… C’est quand on est revenu de la chasse, c’est quand j’ai découvert cette petite grotte avec les anciens qui faisait partie du lieu de leur enfance, c’est cette bienveillance des martus envers moi et ce rapport d’égal que l’on a eu.
Est-ce que vous comptez revenir en Australie ? Avez-vous d’autres projets de voyage ?
Quand on commence à mettre le nez dans l’histoire et la culture en profondeur, dans les voyages, on ne peut pas s’en défaire. Quand j’ai terminé la rédaction de ce livre, je me suis dit que j’avais toute la vie pour y retourner. J’ai été très marqué par le Cambodge, c’est un pays magnifique avec des gens très beaux et une culture très belle. Je pense que c’est ma prochaine destination et je compte beaucoup lire à ce sujet. Mais je suis en train de me replonger aussi dans des livres sur l’Australie que je n’avais pas eu l’occasion de lire encore. C’est comme un fil que l’on tire à l’infini. Je vais retourner aussi en Australie… mais cette fois-ci à pied à travers le Bush, qui irait au-delà de l’engagement physique et mental. J’avais aussi l’idée de traverser l’Asie centrale à pied, hors des pistes. C’est mon grand rêve.
Aborigènes
d’Eddie Mittelette
Editions Transboréal
20,90 euros
(Photos d’Eddie Mittelette extraites du récit de voyage contemporain Aborigènes, Avec les derniers nomades d’Australie )
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