D’où vient cette idée de raconter une histoire uniquement avec ses doigts ?
Jaco Van Dormael : On a d’abord commencé avec Kiss & Cry avant de faire Cold Blood. Ce sont deux spectacles différents mais qui ont été faits sur le même processus et avec la même équipe. Au départ, Michèle Anne et moi, respectivement chorégraphe et cinéaste, nous faisions nos activités chacun de notre côté. Puis nous nous sommes demandés si on ne pouvait pas faire quelque chose ensemble. Le premier essai était très intéressant, c’était le prologue de Kiss & Cry. Le challenge pour moi était de faire un long métrage sur la table de la cuisine ! Je revenais de Mr. Nobody, un film qui m’a pris dix ans, et je souhaitais revenir à l’extrême légèreté et à une certaine pauvreté, afin de voir jusqu’où je pouvais aller. Pour Michèle Anne, l’enjeu était de voir si nous pouvions danser uniquement avec les mains : c’est à partir de là qu’est né ce spectacle, avec des décors très petits, avec des mélanges d’échelles…
Michèle Anne De Mey : Dans le petit et le grand, le spectateur vient voir une pièce de théâtre dont l’histoire est la fabrication d’un film. Ce que le spectateur voit, c’est ce montage-là. Les protagonistes, les acteurs sont donc des caméramans, des danseurs et des manipulateurs… Dans un même temps, le film que l’on est en train de fabriquer est projeté sur grand écran, il y a vraiment deux narrations : le scénique et le résultat de la fabrication. Les yeux du spectateur voient la scène, ce que la caméra, elle, ne voit pas. De son côté, la caméra révèle au public tout ce qui est filmé en petit, qui n’est pas visible à l’oeil nu. On joue vraiment sur deux échelles.
Vous dites que Cold Blood n’est ni une suite, ni un épilogue de votre précédent spectacle Kiss & Cry, qui traitait de l’endroit où vont les gens une fois qu’ils disparaissent de notre vie. Cold Blood est un spectacle qui semble vouloir raconter plusieurs histoires toutes très différentes… Dès lors, quel est le sujet ?
J.V.D : Dans le processus de travail, on trouve le sujet à la fin, contrairement au cinéma ou au théâtre pour lesquels on écrit le scénario en amont. Ici, on improvise avec l’équipe, tout le monde est auteur. C’est un travail collectif et l’histoire apparaît comme une photo dans le révélateur. Le texte vient à la toute fin pour réunir toutes les idées. C’est beaucoup plus abstrait que Kiss & Cry et plus sensoriel. Le personnage principal, c’est le public qui est hypnotisé. Il va vivre sans danger sept morts. De plus il pourra revenir, sain et sauf, de là où aucun voyageur ne revient. On va suivre ces personnages qui ont des morts stupides, parce qu’elles le sont toutes au final. Mais ce n’est pas la mort en elle-même qui est intéressante, mais ce dont on se souvient avant de mourir. Finalement, on est souvent étonné de ne pas se rappeller d’événements particuliers, comme la remise de son diplôme ou de son mariage, mais d’un tout petit détail : le grain de la peau de la femme qu’on a aimé, l’odeur de l’herbe coupée, le bruit du mouton qu’on tond. Des choses qui correspondent aux cinq sens. Au final, ce dont on se souvient, c’est ce qui nous a mené nulle part parce que c’était déjà là. Ce petit moment où on se sent vivant, parce qu’il y a ce toucher, cette odeur et ce bruit…
Comment se prépare un spectacle comme celui-ci ? On imagine que vous n’avez pas le droit à l’erreur et que tout doit être coordonné au millimètre près…
M.A.D.M : On n’a pas le droit à l’erreur, mais il y en a toujours de toute façon. C’est de l’art vivant, chaque représentation est différente. L’enjeu est qu’il n’y a aucune image qui est enregistrée à l’avance, ce n’est que du live. Seul le son est enregistré, mais mixé en direct. C’est de la coordination où chacun doit jouer sa partition, comme un orchestre. On a des « parachutes » s’il y a un problème, on peut allonger le temps si besoin. L’inconnu vient surtout des effets techniques. On essaie d’être prévoyant.
JVD : Nous sommes toujours obligés de se regarder les uns les autres et de se voir du coin de l’oeil. C’est un peu comme une équipe de football où tout le monde doit être sur le qui-vive pour anticiper le jeu. Cela rend le fait de jouer ensemble très chouette, c’est un plaisir. On fait aussi cela avec des outils qui n’existaient pas il y a dix ans : des caméras hyper-sensibles et un éclairage LED, soit des lampes qui sont sur batteries télécommandées.
M.A.D.M : Capter le reflet de quelque chose, dans une goutte d’eau par exemple : le défi est d’arriver à le reproduire, de prendre le risque. C’est ça, l’art vivant. On aime cette tension.
J.V.D : C’est aussi un hommage aux techniciens, parce qu’au cinéma, on ne voit pas ce qu’il y a derrière la caméra. Ici, on voit un cadreur qui cadre pendant 1h20, un pointeur qui fait le point… On regarde une machinerie du rêve et la tension entre les techniciens est très belle. Au cinéma, les plans durent une minute en moyenne, sur Cold blood c’est 1h20 sans s’arrêter…
Jaco Van Dormael, en tant que réalisateur de cinéma, comment met-on en scène ce spectacle minuscule ? Comment fait-on pour donner de l’ampleur à ces images?
On ne le fait pas au cinéma. Le mélange d’échelle, c’est quelque chose de nouveau. Dans le cinéma, qui reproduit le réel, on ne l’emploie pas. Dans Kiss & Cry, j’ai l’exemple d’une main qui est sur le lit et qui sort de la maison. La main est plus petite que le lit mais quand elle sort, elle est plus grande que l’habitation alors que le lit est à l’intérieur. Dans nos spectacles, on peut se permettre de faire ces choses-là. Le fait de laisser imaginer plutôt que de montrer, c’est tout l’intérêt. Nous sommes d’accord pour croire que c’est vrai, même si ça ne l’est pas. Cela conduit à une sorte de « vrai-faux » très intéressant que j’utilise aussi dans le cinéma. Dans Le Tout Nouveau Testament, le camping en Espagne, c’était un peu trop cher à recréer… Avec la chef décoratrice, nous avons donc mis en scène des petites voitures et du sable en indiquant « Camping en Espagne ». On est dans la narration, on n’est plus dans la production du réel. Dans Cold Blood, nous sommes allés un peu plus loin, dans l’illusion du réel notamment, avec des jeux de miroirs pour faire croire qu’une forêt s’étend à l’infini.
Cold Blood montre le film qui est en train de se projeter et l’image qui en résulte. Qu’est-ce qui vous attire dans cette double temporalité ? Pourquoi est-il important pour vous de montrer également l’envers du décor ?
J.V.D : Le fait de montrer la fabrication, c’est un peu comme dévoiler le tour de magie : on voit bien que ce n’est pas vrai, mais parfois nous y croyons encore plus. Ici, on invite le spectateur à participer à l’illusion. Dès lors, on est parfois encore plus émerveillé de voir comment cette dernière arrive que de voir l’illusion elle-même.
M.A.D.M : On est sur scène, on fait vraiment un spectacle : ce n’est pas un film qui est projeté en salle, c’est une représentation qui emploie la machinerie théâtrale pour développer des images. Le cinéma est simplement un des médiums par lequel on passe pour développer du scénique par la suite. Nous sommes très conscients d’être sur un plateau, devant des spectateurs assis dans une salle : on ne fait pas de DVD de Cold Blood dans lequel on montre juste l’image de ce qu’on a fabriqué. Nos spectacles n’existent pas en vidéo. Si Jaco adaptait Kiss & Cry ou Cold Blood au cinéma, ce ne serait pas cette captation de la mémoire du public.
J.V.D : Le seul support c’est la mémoire des gens qui ont vu le spectacle. Cold Blood est fait et n’existe que pour les personnes qui sont là, parce qu’à un moment donné le spectateur est dans le champ, et ça devient l’histoire de leur hypnose : il n’y aura pas d’autre enregistrement que leur mémoire. C’est ce qui rend le spectacle noble et beau. Finalement dans tous les arts, même au cinéma, ce qui reste est ce dont on se souvient. Dans Cold Blood, il y a des choses magnifiques qui ne fonctionneraient pas dans le septième art.
Cold Blood est une sorte d’hybride entre le théâtre, son exigence du direct et le cinéma avec tout son aspect technique…
J.V.D : Exactement, c’est du cinéma mais ce n’est pas du cinéma, c’est du théâtre mais c’est pas du théâtre, c’est de la danse mais c’est pas de la danse. En mélangeant les trois arts, comme on dit à l’école, l’addition des trois fait plus que trois. C’est très cliché, mais Cold Blood, c’est tout à fait ça.
En voyant quelques images de votre spectacle, on pense à des influences cinématographiques comme 2001, l’Odyssée de l’Espace, Black Swan, David Lynch… Est-ce que ces références sont voulues ?
J.V.D : Bien sûr. 2001, à fond : on s’est amusés comme des enfants ! On s’est dit qu’avec un gant blanc et un tuyau de machine à laver on pouvait faire 2001 ! C’est ça qui est formidable avec l’improvisation. On peut dire : « Sylvie, tu peux nous faire un vaisseau spatial ? » Elle arrive dix minutes après avec un vaisseau bricolé avec un sèche-linge et deux fourchettes ! En ajoutant trois lampes, on fait 2001. On voit bien que ce n’est pas Kubrick mais quand même, ça en jette ! On s’amuse comme des enfants, c’est un privilège.
M.A.D.M : Dans Cold Blood, on fait quand même pas mal de clins d’œil, que l’on pense rigolos mais aussi en hommage à pas mal de chorégraphes décédés. Il y a par exemple le fameux Bolléro de Maurice Béjart, l’Aquatique, les claquettes : on construit avec beaucoup d’humilité, de respect et de références un petit parcours.
Vous dites que Cold Blood interroge sur l’image ou les images qui restent dans nos mémoires à la fin de notre vie. Vous-même, quel souvenir gardez-vous après une représentation ?
J.V.D : Mon œil ne se pose pas là où va se poser celui du spectateur : je suis toujours vingt secondes en avance pour voir si la scène d’après suit. C’est mon rôle sur le plateau, essayer d’être sur la musique et faire en sorte que le rythme et les enchaînements fonctionnent bien. Ce n’est pas la même vision que celle du spectateur lambda.
M.A.D.M : Cette question se pose à nous lors de la création. On s’interroge davantage sur notre vision à ce moment-là plutôt que pendant ou après la représentation.
Qu’est-ce qui fait la différence entre Kiss & Cry il y a trois ans et Cold Blood aujourd’hui ? Kiss & Cry était un événement, une innovation. Dans Cold Blood, vous reprenez un peu ce que vous avez fait avant. Qu’est-ce qui sera la nouveauté et comment comptez-vous surprendre le public avec ce nouveau spectacle ?
J.V.D : Les deux spectacles ne se ressemblent pas du tout, c’est ça qui est surprenant ! On part avec les mêmes outils, mais ce n’est pas le même processus sur un plateau extrêmement dégagé, nu, contrairement à celui de Kiss & Cry qui était plein comme un œuf… Kiss & Cry montrait que les décors avait une certaine naïveté, une frontalité que l’on a quittée dans Cold Blood. Aujourd’hui nous sommes beaucoup plus dans l’illusion, le magique, l’abstrait. C’est après avoir joué Kiss & Cry 270 fois et en neuf langues différentes qu’on s’est dit avec l’équipe qu’il y avait encore des choses à expérimenter. C’est un langage infini… Cold Blood va quelque part plus loin dans la forme, dans l’abstraction : nous sommes moins dans une histoire mais plus dans la contemplation. C’est comme si on était dans l’instant suspendu, qui est juste entre la vie et la mort, ce petit moment dont on espère qu’il va durer plus de dix secondes.
M.A.D.M : Avec Kiss & Cry nous ne savions rien : on ignorait l’intérêt qu’allait avoir le public, si ça allait l’amuser, le toucher, combien de fois on jouerait, on savait juste que les autres n’y croyaient pas trop. Mais nous nous lancés. Après le tournage, nous avons vu que cela fonctionnait. C’est pourquoi aujourd’hui nous voulons monter un second spectacle ensemble, car nous étions plein de curiosité et d’envies. On s’est imposé des règles pour ne pas trop se questionner sur le pourquoi d’un deuxième spectacle : ne pas parler de l’histoire et improviser jusqu’à la fin. Notre atout est de connaître notre collectif, à savoir une super équipe qui s’entend bien, une alchimie au niveau de la recherche et du dynamisme.
Quelque part, Kiss & Cry nous a rendus plus professionnels en améliorant certaines choses. Cold Blood a un peu plus de liberté, notamment au niveau de la technique. On fera peut être un troisième spectacle si on se rend compte que l’on peut encore innover. Est-ce que le succès sera au rendez-vous ? Au fond, ce n’est pas important tant le collectif est d’enfer en liant esprit d’équipe et créativité.
Le Printemps des Comédiens est une manifestation particulière pour le théâtre en France. Quel effet cela vous fait de revenir trois ans après Kiss & Cry ?
J.V.D : C’est vraiment un endroit où il est agréable d’amener ce type de spectacle parce qu’il y a une curiosité de la part du public et pléthore d’artistes qui font des trucs complètement dingues dans des directions différentes. Il rassemble des artistes venus de tous horizons. De plus, le lieu est magnifique : sous la pinède, on a l’impression d’être en vacances !
M.A.D.M : Il représente aussi l’importance des arts de la scène dans le monde des festivals. On avait fait la première de Kiss & Cry et ce sera pareil avec Cold Blood. Le Printemps des Comédiens est désormais devenu plus qu’un partenaire, il est aussi coproducteur, le spectacle existe grâce à lui. En sachant tout ce qu’on a traversé chacun de notre côté avec la grève des intermittents que le Printemps a soutenue, on est admiratifs de la façon dont l’événement a rebondi. Pour nous, c’est un lien fort, ça représente beaucoup. Ce n’est pas juste chouette endroit, ça veut dire beaucoup de choses vis-à-vis de la France, des partenaires français et de la Belgique : c’est un partenaire sur lequel on peut compter malgré les temps difficiles, et ça, c’est vraiment important.
Printemps des Comédiens
Domaine d’Ô à Montpellier
Du 3 juin au 10 juillet 2016
Cold Blood
Théâtre JC Carrière
Dates :
Jeudi 9 juin / 20h
Vendredi 10 juin / 20h
Samedi 11 juin / 20h
Site internet : www.printempsdescomediens.com
Crédit photo : Julien Lambert
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