Gaëlle Josse : un roman historique intense et tendu
Par Laurence Biava – Ce cinquième roman de Gaëlle Josse est particulièrement esthétique et ambitieux. Un vrai bonheur de lecture dans lequel on plonge tête baissée.
De la part de l’auteur, on sent un vénérable désir de bien faire, semblable à celui de l’ouvrière appliquée devant sa toile. On est frappés ici par l’ardeur de la veine romanesque, où s’épanouit d’ailleurs de roman en roman une écriture décidément soyeuse, précise, ciselée. Chaque phrase est travaillée, pas un mot n’est en trop, et le lecteur se laisse dériver, happé par la mélomanie du texte. Ici, le récit, plein de ferveur touche et marque encore plus les esprits que les précédents.
Sur fond de guerre opposant le Royaume de France et le Duché de Lorraine, on assiste à une savante mise en perspective de l’histoire de la création du Saint Sébastian de Georges de la Tour sous Louis XIII – De la Tour deviendra, par la grâce de ce prodigieux tableau le peintre officiel du roi -, dans laquelle se superposent les aléas d’une équivoque et assez destructrice relation amoureuse. Un récit parfaitement ajusté, intense et tendu, un roman historique à sa façon doublé d’une réflexion nécessaire sur la dépendance, l’oubli de soi, le masochisme unilatéral. Un roman passionnant dans lequel on plonge, le coeur pétrifié, comme on plonge peu à peu dans… les halos de la nuit.
En effet, on l’apprend assez vite, la narratrice est au musée des Beaux-Arts de Rouen, devant le tableau Saint Sébastien soigné par Irène qui l’hypnotise et dans laquelle elle se fond, se remémorant une histoire ancienne douloureuse. En arrière fond, deux prismes articulent le scénario et convergent : celui du syndrome de la femme « sauveur », et celui du couple destructeur, dans sa forme sacerdotale. Dans ce tableau qu’elle mire et où se lit toute son histoire personnelle, font corps modèles et artistes, sauvés et sauveurs, transfigurés par l’amour, le désir, ou bien la souffrance. Deux tempos d’écriture servent de fil conducteur à la trame narrative, où peu à peu se révèlent quelques amputations tandis que des flashback égrènent des impressions vécues. Avec ou sans l’autre – l’homme qu’elle aime, et à qui elle donne tout – Gaëlle Josse évoque avec brio les plages de solitude, d’attente, de silence, de frustration, qui côtoient un goût sensible affirmé pour la spiritualité et toute forme d’art.
1er extrait :
« Tu te montrais attentif, prévenant, tendre. Nous étions bien ensemble. Mieux que bien. Je t’aimais et il me semblait voir arriver le moment où cela deviendrait réciproque. Je te laissais venir, à ta façon, à ta vitesse, sans rien demander sans rien brusquer, comme on laisse s’approcher de soi un cheval au pré. Tu m’aimais beaucoup. Tu ne m’aimais pas. Je pensais que ce terrible mot de trop finirait par disparaître. Je t’aimais tellement qu’il ne pouvait en être autrement. »
Le récit avance ainsi, évanescent, somptueux, ourlé, « féminin » livrant une construction très maîtrisée. La mise en perspective est efficace avec son effet loupe. D’un côté le regard d‘Irène, de l’autre, celui de la narratrice qui dénoue les nœuds de sa passion malheureuse, jusque dans les miasmes de son enfance fébrile. Au clou et au pinacle, les mensonges pieux des hommes, les faux éclats de vérité, les manques d’authenticité. Et cette dévotion toujours. Et cette conviction que plus elle donne, plus elle se convainc qu’il va l’aimer…
Le tableau de Delatour, quant à lui, nous entraîne au cœur de la jubilation fervente et de l’effervescence créatrice de l’atelier du peintre. Là, jaillit la beauté de toute chose, et le regard mystique de Claude la fille de l’artiste, pour Laurent l’apprenti amoureux, investi d’une copie de la dite toile à réaliser. Gaëlle Josse livre ici, le meilleur, à ce moment du texte, avec de grands moments d’épiphanie comme des petits miracles. « Relu ces jours-ci Jean de la Croix. La nuit de l’âme d’où jaillit la lumière de la foi, comme une source de vie. Dans cette nuit heureuse, en secret, car nul ne me voyait, ni moi ne voyais rien, sans autre lueur ni guide que celle qui en mon coeur brûlait. » La foi, oui. Rappelons que nous sommes au XVIIème siècle, en Lorraine dévastée par la guerre de trente ans. Le désordre extérieur est palpable, il revient parfois en rappel injectant quelques doses de réalisme dru : la vie fervente et sacrée qui règne dans l’’atelier du peintre oppose alors une forme d’alternative à l’histoire du monde. Intéressant l’italique des paragraphes, qui signifient des murmures.
2ème extrait :
« Je rêvais de tout ce que j’allais te montrer et te faire aimer, les beignets de fleurs de courgette, le granité au café de la Tazza d’Oro, la cantine ouvrière du Trastevere où j’avais mes habitudes, la fontaine des Tortues, ma préférée, les étranges inscriptions hébraïques sur les façades du Ghetto, le Caravage de la basilique Sant’Agostino et les épaules de marbre blanc de Paolina Borghese. J’ai passé ce week-end seule, au milieu de ce que j’aimais le plus au monde, et tout cela n’avait plus de sens. J’étais expulsée de mon propre paradis, parce que je ne pouvais le partager avec toi, et que tu ne désirais pas le connaître. »
Je fus très émue en achevant L’ombre de nos nuits qui est sans conteste, un des temps forts de la rentrée littéraire d’hiver. Grande réussite que ce livre de haute tenue littéraire, tant au niveau de l’audace qui le caractérise que de son contenu savamment nourri, autour de la perception d’une relation et de l’analyse des sentiments.
L’ombre de nos nuits
Gaëlle Josse
196 pages, 15 euros
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