En effet, on raconte que Le Fondateur de la Lignée était de petite taille et qu’en s’accouplant avec des humaines, il a fondé une génération d’ogres immenses. Petit est ainsi confié, à l’insu de son père et de la cour, à sa tante Desdée, qui vit recluse dans une partie éloignée du château car elle refuse de dévorer des humains et leur voue de l’affection. Petit devra donc choisir entre l’éducation humaniste qu’il reçoit et les instincts familiaux dont il a hérité…
Un récit gothique tout bonnement génial autour du déterminisme familial. D’où notre monstrueuse envie d’en savoir un peu plus à propos de la genèse, les sources d’inspiration et les sentiments des auteurs sur cet album terriblement attrayant !
Hubert / Histoire
Comment est née l’histoire de Petit? De votre intérêt, tout petit, pour les histoires d’ogres et de géants?
On est tous marqué par ce genre de récit quand on est petit, ne serait-ce que parce qu’à cet âge on est tout petit au milieu d’un monde de géants. Mais Petit est en fait né d’une envie d’écrire quelque chose dans la veine des récits gothiques dont j’ai été un grand lecteur vers l’âge de vingt ans ( comme «Le Manuscrit trouvé à Saragosse», «Melmoth») dans lesquels les malédictions familiales et les châteaux géants font partie des ingrédients habituels. Les géants s’y sont naturellement inscrits avec cette idée de lignée en pleine dégénérescence, puisque ça permettait de rendre ça visuel : ils rapetissent de génération en génération, jusqu’à se rapprocher de la taille des humains. Il y a surtout un événement plus personnel : suite à la maladie d’un de mes parents, j’ai découvert beaucoup de choses sur ma famille que j’ignorais, secrets qui apportaient une lumière nouvelle sur celle-ci et sur moi-même. J’ai eu la sensation très forte d’être programmé par cette histoire familiale, de n’être que le résultat de celle-ci. C’était très flippant, comme si je n’étais qu’un petit robot. D’où le thème central du déterminisme familial.
Le choix d’alterner des épisodes de bandes-dessinées avec de courts chapitres narratifs était là dès le début du projet? Et si oui, pourquoi ce choix?
C’est un choix qu’on a fait au tout début avec Bertrand. La matière était tellement importante qu’il aurait fallu 600 pages si on avait tout traité en bande-dessinée. De plus, ça aurait noyé l’histoire de Petit au milieu des autres. Bertrand a eu l’idée de cette forme, qui correspondait aussi à une envie de ma part. C’était mon challenge personnel dans ce livre : écrire du texte, moi qui aie l’habitude de me cacher derrière le dessin et de n’écrire au final quasiment que des dialogues.
Comme Bertrand se chargeait de mettre en scène l’histoire, il était important qu’il puisse avoir l’espace qui lui était nécessaire et qu’il sente l’histoire pour pouvoir l’incarner. Nous avons eu beaucoup d’échanges pendant la phase d’écriture, ce qui a fait évoluer l’histoire et l’a enrichie, tout comme pendant qu’il mettait en scène. C’est un vrai travail d’équipe. Ces récits étaient importants parce qu’ils éclairent les comportements et les choix de Petit, qui sans cela seraient souvent incompréhensibles. On a essayé de rendre le passage du récit bande-dessinée aux textes le plus fluide possible, pour qu’ils n’arrêtent pas la lecture. D’où les têtes de chapitres, qui annoncent le saut d’un mode de narration à l’autre.
Petit est prédestiné à un terrible rôle, celui du fondateur, qui doit accepter de voir toutes ses femmes mourir en couches pour recréer une nouvelle génération de géants…Un rôle qu’il refuse sous l’influence du personnage pour lequel vous semblez avoir le plus d’affection, Desdée… Desdée qui veut faire disparaître définitivement sa famille de dégénérés… Comment est né ce personnage?
En fait toute l’histoire est née d’un bloc. Dans les premiers temps d’écriture, je contrôle très peu la matière. J’écris en mode associatif, de façon intuitive, je note tout ce qui sort… Mais l’idée que Petit soit pris entre sa mère biologique et une mère de substitution s’est imposée très rapidement dans la logique de l’histoire, à partir de l’instant où il devait grandir caché. De même le fait que cette deuxième mère soit à l’écart de la famille, rejetée des siens parce qu’elle n’en partage pas les valeurs, tout en étant assez puissante pour le protéger. A partir de là, Desdée est venue à la vie très vite, immense, presque toujours immobile, très attachante par certains côtés et effrayante par d’autres : elle a beau essayer de se comporter de façon humaine, elle n’en est pas moins une géante, avec des pulsions aussi violentes que les autres membres de sa famille.
La mère de Petit est l’un des personnages les plus complexes…Est-ce uniquement l’instinct de mère qui la pousse à ne pas dévorer son enfant…ou n’est-elle pas un peu moins dégénérée que les autres?
J’ai toujours vu la mère de Petit comme une femme qui est au-dessus de son entourage, bien plus consciente des choses que les autres, qui, finalement, se laisse aller au pire de ce que la famille peut être. Malgré sa nature monstrueuse, elle a une grande dignité et une haute conscience d’elle-même, même si elle n’échappe pas au poids de sa famille et des préjugés de son éducation, contrairement à Desdée. Pour moi, sa réaction n’est pas liée à un instinct maternel, mais à son intelligence : elle connaît mieux que personne l’histoire de la famille, elle en est la dernière détentrice, et elle voit immédiatement le lien entre ce rejeton minuscule et les origines du clan. Mais à partir de là, elle fait peser sur Petit ses propres attentes : que Petit sauve la famille la sauverait de la vacuité de son existence et lui donnerait un sens.
Un autre est celui de la jeune amante de Petit : qu’est-ce qui la pousse à vouloir absolument tomber enceinte de Petit? L’humain est-il si fasciné par ces dieux géants qu’ils en oublient son propre intérêt?
C’est vrai que dans le monde de Petit les humains ont constamment une place subalterne, proies, serviteurs, aliments… Ils sont à la disposition des géants qui ont monopolisé le pouvoir, et qui, bien qu’issus de la même souche, se considèrent désormais d’une nature différente. A force de vivre dans une certaine façon de voir le monde, on en vient à ne plus pouvoir considérer qu’il puisse être différent. En fait, Sala n’a pas vraiment conscience de ce danger : elle a été élevée ailleurs, et son niveau d’éducation ne doit pas être très élevé. Elle a du mal à relier Petit avec la lignée de géants dont il est issu : il est à peine plus grand qu’un homme normal. Elle est un élément étranger dans le château, et on semble la destiner à deux fonctions seulement dans ce monde (et notamment la mère de Petit) : être mangée ou porter des enfants. Donc elle voit dans le fait de tomber enceinte de Petit une façon d’être plus en sécurité. C’est lui qui est effrayé à l’idée qu’elle puisse tomber enceinte d’un enfant monstrueux qui la tuerait, parce qu’il a le poids de son histoire familiale sur les épaules.
Il semblerait presque qu’une suite puisse s’envisager…est- ce le cas? Vos lecteurs en ont-ils déjà fait la demande? Serait-ce envisageable pour vous?
On a pensé Petit comme une histoire complète, avec un début et une fin, déjà parce que c’était un livre tellement énorme à réaliser qu’il n’était pas sûr que Bertrand ait envie de remettre ça une fois qu’on l’aurait fini ! Il y a effectivement des lecteurs qui nous le demandent en dédicace. Mais nous n’avons pas envie de faire les aventures de Petit tome 2. Ce serait forcément très décevant et pour nous et pour les lecteurs. Par contre, l’univers qui s’est créé pendant que nous imaginions cette histoire est vaste, et nous n’en avons exploré qu’une petite partie pour l’instant. Donc on pourrait raconter d’autres histoires complètes, centrées sur d’autres personnages, à condition que ça enrichisse aussi la perception qu’on a de l’histoire de Petit… Vaste programme!
Bertrand Gatignol : Mise en scène & Dessin
Qu’est-ce qui vous a séduit dans le projet de « Petit »?
La profondeur de la thématique, la Bande Dessinée demande une telle somme de travail qu’il est nécessaire pour moi de porter une histoire possédant une certaine dose de «nécessité dramatique ». Si, elle ne parle de l’humain, je ne trouve pas l’énergie nécessaire pour l’incarner et lui donner vie.
Pourquoi la présence exclusive du noir et du blanc…avec quelques touches de doré de ci de là dans les en-têtes de chapitres?
Le noir est la couleur du récit, je voulais donner la sensation que le personnage est digéré par sa famille et la société qui l’entoure. La référence aux illustrations de Gustave Doré pour son Gargantua et son Pantagruel est devenue évidente très rapidement.
La question des diverses échelles de taille et de modifications des points de vue a été un des challenges de cet album, on suppose? Et si non, quelles ont été les difficultés d’adaptation auxquelles vous vous êtes confronté?
L’expression des échelles était un réel enjeu narratif, car en dehors de la représentation de ce monde, elle exprime surtout ce vertige et cette pression permanente dans laquelle le héros évolue. Je me considère plus comme un réalisateur de film que comme un illustrateur, l’enjeu pour moi est de créer l’émotion et d’impliquer le lecteur dans sa lecture. J’essaie en permanence de supprimer la distance qui existe entre le lecteur et le livre, de lui faire oublier le temps de sa lecture, qu’il est physiquement détaché de l’objet. Si à la fin de sa lecture, le lecteur garde une empreinte physique de son expérience, c’est gagné.
Quand vous avez découvert le texte d’Hubert, des images vous sont-elles venues immédiatement? Des visages de personnages? Des architectures spécifiques?
Non. Je travaille très instinctivement mais avec une cadre de création très rigoureux. Les choses apparaissent et s’imposent d’elles-mêmes, mais avec une méthodologie assez stricte. Dans un premier temps, l’histoire d’Hubert est entrée en résonance avec mon propre vécu, j’ai su que je pourrais me laisser porter par la thématique et dérouler le fil de mon inspiration pour l’interprèter et lui donner vie. Ensuite, j’ai surtout demandé à Hubert ce qu’il avait en tête. Etant là pour
mettre en scène, incarner et donner vie à ses idées, j’ai besoin de connaitre également la vision qu’il a de son univers. Il m’a donné beaucoup de références, et a même créé le château de la famille dont il avait une vision assez précise. Avec toutes ces informations, je me suis créé une sorte de boite à outils graphiques dont je me suis servi ensuite pour raconter l’histoire. Pour moi tout se joue dans l’interprétation, pas réellement dans la 36 qualité technique graphique de l’oeuvre. Mieux vaut un dessin faible mais expressif et puissant, qu’un dessin virtuose qui n’exprime pas le fond de l’histoire.
Enfin, quelles ont été vos sources d’inspiration en matière de graphisme?
Mes sources d’inspirations principales ont été: Gustave Doré et Goya.
Petit – Les Ogres Dieux
Éditions: Soleil
Collection: Métamorphose
Histoire: Hubert
Mise en scène & Dessin: Bertrand Gatignol
Parution: Décembre 2014
Prix: 26€
Crédit- Photos : Chloe Vollmer-lo
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