Jacques Tallote et la liberté bafouée
Par Laurence Biava – bscnews.fr/ Après Alberg ( Prix Marcel Aymé 2010 ), Jacques Tallote revient avec un second roman aussi impeccable qu’étrange. C’est le roman d’une enfance saccagée, d’une libération difficile. Deux filles et deux garçons sur l’ile d’Oléron, autour desquels plane une atmosphère dramatique chargée d’énigmes et de pressentiments dont ils se jouent instinctivement avec la grâce de leur jeunesse. D’où vient donc cette peur qui semble irradier leur vie ? tous aux alentours de la vingtaine, deux filles et deux garçons, quatre individualités fortes et fortement attachantes, physiquement très présents dans une décor atlantique rendu avec une sorte d’hyperréalisme magique rappelant les clairs-obscurs.
Oléron 1999. Sur les côtes du Nord-Ouest de l’île, durant les derniers mois du millénaire, la vie de quatre personnages est bouleversée par les échos terrifiants d’une tragédie dont ils ignorent tout. A cette atmosphère funeste, assombrie de pressentiments et d’énigmes, ils opposent leur insouciance, leur humour, leur art d’esquiver le mal ou d’affronter avec témérité ses leurres. L’histoire dans l’ordre – Livia – Louisa – Nils et Luca – Susan.
Que s’est-il passé durant les quatre heures semblant coupées du «film» de ce jour durant lequel Livia Sorgue, 19 ans et séchant un peu sur un travail consacré à la guerre froide, s’est trouvée probablement agressée sur une dune, après y avoir entendu des plaintes suspectes, avant de reprendre ses esprits dans sa chambre, sans autre souvenir ? Telle est l’angoissante interrogation que Livia partage avec Luca, dans la vie duquel elle est pour ainsi dire tombée du ciel – il l’attendait d’ailleurs -, et avec lequel elle est entrée en immédiate complicité. Installé dans une espèce de loft en campagne où il travaille la matière et les formes, Luca, diplômé en philo, a viré dans les arts plastiques où il poursuit une recherche personnelle exigeante. C’est là aussi qu’il a accueilli Nils, de deux ans son cadet, qui fuit un père, Polob, manifestement psychotique aux penchants morbides destructeurs après la désertion, aux alentours de ses sept ans, d’une mère Norvégienne retournée dans le froid partager la vie d’un musicien de black metal, avant de crever comme une bête blessée le long d’une autoroute. Pour compléter le quatuor de cet été-là, paraît encore Susan, fine Anglaise de dix-sept immédiatement attirante aux yeux de Nils et bientôt attirée par celui-ci. Lorsque Luca et Livia reviennent sur les lieux du traumatisme vécu par celle-ci, nul signe visible n’atteste la réalité du drame, pas plus qu’on ne saura ce qui est réellement arrivé à Susan au même endroit où, vingt-cinq ans plus tôt, une autre jeune femme encore a été agressée. Ce qui est noté, dans le cas de Livia et de Susan, c’est que la figure de Monsieur Chien fait signe puisque c’est là, aussi, que Nils a trouvé son animal fétiche, genre de caniche de plastique noir à tête dévissable… Monsieur Chien, simple jouet trouvé sous le sable des dunes, devient comme le centre immobile de ce singulier récit.
Le lecteur est frappé immédiatement par son climat et la singularité de ses personnages, trois fois un chien est aperçu. Signes et symboles, à vrai dire flottants sinon ironiques, hantent le récit aux motifs dédoublés, tel Monsieur Chien dont la présence fera pendant à celle d’un certain Blacky à la destinée funeste – mais on se gardera de dévoiler le détail de l’histoire. Au reste, ce qui compte ici ne relève aucunement du fait divers dramatique, mais bien plus du mystère fondu au noir des apparences. Si le charme prenant de ce roman tient à la présence quasi magique de ses jeunes protagonistes, sa gravité découle de son arrière-plan, marqué par un gâchis familial et social significatif. Les parents de Nils en sont les figures lugubres, sur fond de «cataclysme et fin de siècle», et particulièrement le sombre Polob, père maniaque de l’ordre à proportion de son nihilisme morbide, de sa «phobie de l’au-delà», de sa détestation de toute beauté – véritable «saboteur des merveilles».
D’une plasticité saisissante, donné au présent de l’indicatif mais avec d’étonnante modulations temporelles, comme au fil d’un montage cinématographique bousculant parfois la chronologie, roman à l’écriture intense… et vrai guide de survie en territoire hanté. Enfin il faut souligner, au top des qualités de ce roman, son expression d’une concision cristalline, aux ellipses et aux images constamment surprenantes, mêlant pensée et poésie, parler d’aujourd’hui et parole de toujours. d’une «langue faite de pressentiments, d’intuitions; une sorte de verbe irrationnel et mystérieux grondant dans les abysses du coeur». Or il y a de cela dans le verbe, apparemment limpide, mais sensible aux ondes les plus profondes, de ce romancier à découvrir.
Une fois de plus, Jacques Tallote joue sur la frontière du réel et de l’onirique, des souvenirs diffus et des indices troublants pour nous entrainer dans ses mondes imaginaires.
Monsieur Chien
– Jacques Talotte
Editions L’Âge d’Homme
Collection Contemporains
17 euros – 169 pages
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