Le testament de Lucky Luciano : un polar boudé par la critique car suspecté d’apologie du crime organisé
Par Eric Yung – bscnews.fr / Nombreux sont les ouvrages qui passent inaperçus aux yeux du public que nous sommes. Et pour cause : la presse – et quel qu’en soit le support médiatique – les ignore pour des raisons plus ou moins légitimes dont l’une d’entre elles – la principale ? – est que la production éditoriale sans doute trop dense (l’édition française publie par an 65 000 livres – en moyenne et tous genres confondus – dont, lors de la dernière rentrée littéraire 2013, selon les chiffres de la CNL, 697 romans.
Dès lors comment distinguer telle ou telle publication et ce, quelle que soit sa nature ? Et puis, il y a les incontournables titres et auteurs qui, selon la tendance du moment, sont promus vers le succès commercial à grands renforts de publicités… en tous genres. C’est un fait : en dehors des librairies traditionnelles et quelques sites Internet spécialisés qui placent les œuvres selon leurs critères qualitatifs, nous subissons le règne de la « tête de gondole » !
Face à cette réalité, le BSC NEWS a décidé de vous présenter des livres dont on vous parle peu voire… jamais. Cette nouvelle rubrique, libre de toutes contraintes, est donc la vôtre.
Un livre unique que ce « Testament » de Lucky Luciano signé par Martin Gosh et Richard Hammer et paru à «La manufacture des livres ».
Il est peu probable qu’une partie de la critique française dite spécialisée dans le « noir » voire le « polar » ou intéressée par les documents sociologiques contemporains en parle car, déjà, à sa première publication (c’était en 1975), elle avait boudé cet ouvrage. Qui (avait-elle cru sans l’avoir lu) faisait l’apologie du crime organisé et transfigurait un gangster en une sorte de héros romanesque. Peut-on faire un constat ? Lorsque l’ex-parrain de Cosa Nostra a accepté de se confier à Martin A. Gosh (producteur de cinéma et ami du parrain) et que le « Testament » a été édité (dix ans après sa mort comme l’avait exigé Luciano) les Américains s’en sont emparé considérant qu’une archive précieuse précisait, un peu plus, qui ils étaient et comment s’était construite leur nation. Ce livre a alors connu un succès considérable. D’autres pays (en particulier européens) ont aussi pointé le doigt sur ce témoignage rare, exceptionnel et qui, à l’époque, « aurait permis de lire l’Amérique d’aujourd’hui ». Mais hormis le quotidien « Le Monde » et l’hebdomadaire « Le Nouvel Observateur » qui lui ont consacré une dizaine de lignes, la critique française a choisi de l’ignorer. Aujourd’hui, une occasion nouvelle nous est donnée : celle de découvrir par et à travers la vie de Salvadare Lucani alias Lucky Luciano dit « Charly » le rôle qu’il a tenu –certes- dans l’histoire intérieure des USA mais aussi comment il a écrit plusieurs des pages de la seconde guerre mondiale. C’est étonnant ! Ainsi, on apprend que le chef suprême de la mafia américaine, « le plus grand des criminels » (ou le plus terrible) « que le monde ai jamais connu» a voulu changer le destin d’Hitler (il était certain de pouvoir faire assassiner le dictateur par Vito Genovese, mafieux italo-américain, l’un des amis de Mussolini et du comte Ciano, son beau-fils, il a permis le débarquement en Sicile, il bousculé et fait chanter les services secrets, il a organisé le contrôle et la protection des docks de New-York et favorisé l’élection du 32° président des Etats Unis, Franklin Roosevelt. Et puis, évidemment, ce livre de mémoires nous entraîne, durant la période des années folles à celle des sixties, dans les bas-fonds de New-York, de Philadelphie et de Chicago. Et il y a de l’ambiance ! On y croise et rencontre Franck Costelo, Bugsy Siegl (l’inventeur de Las Vegas) Vito Genovese, Al Capone ou encore Dutch Schults, Alberto Anastasia etc. Les portraits sont si réalistes et les situations si authentiques que les lecteurs que nous sommes hésitent à relever les yeux du livre par peur de se retrouver face au flingue d’Eliot Ness qui vous demande, au nom de ses incorruptibles, ce que vous foutez-là, parmi la pègre. Le « Testament de Lucky Luciano » pourrait ressembler à un film de Melville revu par Coppola et corrigé par Tarantino, mais ce n’est pas du cinéma. C’est du vrai. La force de ce témoignage, de ce document pour l’Histoire, tient dans la réalité des faits, le jusqu’auboutisme des confidences de celui qui, en 1946, (après avoir organisé la conférence de Cuba) a régné jusqu’à la fin de sa vie sur le syndicat du crime composé des cinq familles de Cosa Nostra. Et c’est hallucinant ! Le plus grand des romanciers, le plus pertinent des scénaristes, n’aurait – sans aucun doute- jamais osé aller si loin dans la dramaturgie, le surréalisme et le comique. Par exemple cette scène stupéfiante que rapporte Lucky Luciano à Martin Gosh pour expliquer comment, en 1940, il a été libéré sur parole alors qu’il venait d’être condamné à 50 ans de détention .
« Le juge Mc Cook, ce fils de pute » raconte Luciano a demandé à me rencontrer en prison. Quand il fait son entrée, Bon Dieu, je ne l’ai pas reconnu. En quatre ans, il avait vieilli d’un million d’années (…) Quand il a commencé à parler, les mots sont sortis de sa bouche comme s’il n’arrivait plus à fermer le robinet. (…) Je n’y comprends rien, je reste assis sans dire un mot, en me demandant où diable, il veut en venir. Et soudain, le voici que se met à trembler comme si tout son corps était en gelée. Et il commence à chialer, de vraies larmes ! Vous vous imaginez (…) un merdeux de juge qui envoie des gens en taule, qui les fait asseoir sur la chaise électrique, assis devant moi en train de trembler et de pleurer ! (…) Enfin, il a accouché : il me raconte que depuis qu’il m’a envoyé en taule, sa maison a complètement brûlé et que tout ce qu’il possédait été détruit. Et ce n’était que le début : sa femme et un de ses gosses étaient morts, et toutes sortes de calamités continuaient à s’abattre sur lui, l’une après l’autre. A partir du moment où il m’avait condamné, sa vie avait été empoisonnée. (…) J’savais plus quoi dire. Et voici qu’il se jette à genoux, qu’il vient à moi en se traînant, chialant comme un bébé, qu’il me prend la main et qu’il commence à baver dessus ; qu’il se met même à m’appeler « Monsieur Luciano » ; qu’il me supplie de retirer le mauvais sort que je lui ai jeté ; qu’il jure n’avoir jamais voulu me causer le moindre tort et qu’au tribunal il n’a fait que ce qu’il croyait juste. Mais à présent, après y avoir réfléchi et sondé son âme, qu’il dit, il pense qu’il a pu se tromper et qui doit réparer. (…) Voilà un gars qui m’avait envoyé en taule pour cinquante ans et maintenant il était à genoux devant moi en train de m’embrasser la main et de me supplier de le désenvouter. Si on voyait ça dans un film on ne le croirait pas. Finalement je lui ai dit qu’il ne s’inquiète plus du mauvais sort : j’allais faire le nécessaire. C’est ainsi que ce pigeon m’est tombé tout rôti dans la bouche et qu’il m’a fait libérer ». Voilà la vérité. Les autres versions –et elles ont été nombreuses- de libération de « Charly » sont des légendes.
De l’anecdote la plus futile aux événements les plus marquants qui ont construit, durant plus de cinquante ans, l’histoire du 20° siècle des Etats Unis et qui, par la mise en place d’un véritable empire international, celui du crime, conquis une partie de l’Europe dont le sud de la France en particulier (avec la french-connection) les confessions de Lucky Luciano, rapportées dans cette nouvelle édition du « Testament » apportent une vision cynique et un peu effrayante sur les mécaniques qui unissaient à une époque que l’on souhaite révolue, les « politiques » les « financiers » les « églises » et les « gangsters ».
« Le Testament de Lucky Luciano »
de Martin Gosch et Richard Hammer.
Ed. Manufacture des livres
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