Reto Albertalli et ses Girls of Kabul
Par Julia Hountou – bscnews.fr/ Particulièrement sensible aux problèmes socio-politiques et religieux qui touchent les individus – notamment les femmes – dans les pays en difficulté, Reto Albertalli(1) n’a pas craint de s’engager à nouveau en réalisant le portrait de jeunes filles de Kaboul. C’est à l’occasion d’un deuxième séjour d’un mois en Afghanistan, en 2011-2012 (2), qu’il a réalisé sa série photographique intitulée Girls of Kabul. Il enseigne alors la photographie dans la capitale afghane, à l’Afghan Mini Mobile Circus for Children, une école de cirque et d’activités multimédia, auprès de garçons âgés de 16-17 ans, les filles n’ayant pas le droit ne serait-ce que d’établir un contact visuel avec lui.
Désireux de sensibiliser ses élèves à la condition féminine, le photographe entra vite en contact avec diverses interlocutrices dont des femmes policiers, l’équipe féminine de basket ou encore une doctoresse, directrice d’un hôpital de Kaboul. En revanche, lors de la visite de l’établissement, le photographe mesura l’impossibilité d’approcher la majorité des femmes : en entrant dans la salle d’attente, burqas et corps se repliaient, telles des fleurs qui se ferment.
Ne pouvant plus chauffer ses locaux, faute de bois, l’école (3) qui aurait dû accueillir les jeunes filles avait fermé ; pour cette raison, ces dernières avaient trouvé refuge dans le centre où enseignait Reto Albertalli, un lieu rassurant. Un jour, la jeune fille la plus audacieuse lui a demandé pourquoi il ne les prenait pas en photo. Au fur et à mesure, un lien privilégié a pu s’instaurer avec elles. Le photographe a alors aménagé un petit studio de fortune dans lequel elles se sont plu à poser. « C’est le miracle de ce voyage, trois jours avant sa fin ! Pas besoin de voler à des kilomètres et de parcourir le pays, mon sujet était là. » Après quelques clichés souriants réalisés avec un appareil digital pour les mettre à l’aise, Reto Albertalli prit son Hasselblad pour saisir leurs visages emplis de gravité et de mélancolie. Comme à son habitude, ses portraits très serrés n’hésitent pas à couper le sommet de la tête afin que toute l’attention se porte sur le regard, témoignant ici d’un courage et d’une grandeur incroyables, relevant presque du défi lorsque l’on sait que les Talibans avaient à l’époque interdit la photographie. Sur ces faces d’enfants en passe de devenir femmes, diverses expressions se lisent. Toutes voilées, elles laissent dépasser quelques mèches de cheveux, en signe de confiance. Ces jeunes filles dont nous ne savons rien ont ainsi accepté d’être portraiturées à visage découvert, brisant les barrières culturelles et sociales qui claustrent la condition féminine dans ce pays après trois décennies de conflit.
Cette série Girls of Kaboul s’articule autour de deux langages photographiques parlant d’une seule et même histoire : les portraits en couleur cohabitent avec des photographies en noir et blanc où dominent les figures masculines. Ces vues dramatisées qui dépeignent ce que nous connaissons de l’Afghanistan à travers les reportages télévisés (paysages désolés, ruines, kalachnikov, chien errant…) tranchent avec les images couleur au sein desquelles émergent miraculeusement les visages de ces adolescentes pris en gros plan, qui expriment un désir de liberté et d’affranchissement.
Symbole d’enfermement des femmes sous le régime des Talibans, pendant lequel elle était obligatoire, la burqa – expression vestimentaire du purdah (littéralement « rideau ») – n’est désormais plus légalement imposée aux Afghanes, même si l’on croise encore fréquemment leurs silhouettes dans les rues de Kaboul. Dans une de ses photographies noir et blanc, Reto Albertalli a fixé une femme intégralement voilée marchant sous la neige, un enfant dissimulé sous son immense drapé. Les flocons ont blanchi sa tête, hormis un petit triangle réchauffé par son haleine, conférant un aspect de statue inquiétante à cette masse uniforme, totalement camouflée, presque inhumaine et fantomatique, alors que seul un doigt dépasse du tissu. La vision de cet être recouvert d’une tenue constituée d’une seule pièce d’étoffe, unie et sombre, figure, au mieux la réclusion, au pire la négation. A hauteur des yeux, la « grille » de toile ajourée qui laisse imaginer la présence d’un visage sous cet habit rituel évoque inéluctablement les barreaux d’une prison, physique et psychologique, réduisant presque à néant la vie des femmes musulmanes, rabaissées à la fonction de « choses » que l’on peut sacrifier, humilier ou utiliser comme monnaie d’échange.
Reto Albertalli / Girls of Kabul, 2011-2012
1 http://www.retoalbertalli.com/projects
2. Reto Albertalli a effectué un premier voyage en novembre 2011 dans les provinces du Nord (notamment à Mazar-i-sharif) puis un deuxième séjour en février 2012 à Kaboul.
3. Des décennies de guerre ont démantelé le système éducatif afghan. Sous le régime taliban, les filles n’étaient pas autorisées à aller à l’école. Aujourd’hui, près de la moitié des écoles du pays ne dispose pas de locaux convenables. Si un effort est fait pour la scolarisation des filles, le contexte rural est encore bien éloigné des infrastructures urbaines.
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