Il est amoureux des textes, des grands textes. Il est passionné, survolté et passionnant. À l’occasion de cette 29ème édition du Pritnemps des Comédiens, Jacques Allaire présente Marx Matériau, une pièce de poche jouée par Luc Sabot. Entretien sur la nécessité et le risque de monter Karl Marx.
Tout d’abord où a pris naissance l’idée de bâtir une pièce autour de Marx ?
Il s’agissait d’une « carte blanche » proposée à l’ensemble des comédiens permanents du CDN dont Luc Sabot faisait partie. Chaque acteur avait le droit de faire appel à un metteur en scène extérieur. Luc m’a demandé de le diriger dans le manifeste du parti communiste qu’il avait envie de jouer. Si l’idée de travailler sur Marx me plaisait, je n’étais pas intéressé par une mise en scène du manifeste du parti communiste. Pour cette raison que si « le manifeste » constitue l’approche la plus commune et la plus la plus immédiate que chacun puisse faire ou a déjà fait de Marx, c’est en même temps cette lecture qui paradoxalement creuse le tombeau de cette pensée en ce que précisément, il y a là l’assurance que chacun sera conforté dans ses convictions qu’elles soient positives ou négatives. Autant dire que la pensée de Marx y serait comme enfermée dans la grimace de son interprétation, c’est à dire déformée par les filtres des commentaires ironiques et sarcastiques qu’utilise notre époque pour juger chacun et toute chose, afin de se conforter dans son nombrilisme libéral névrotique. J’ai proposé à Luc de travailler à la pensée de Marx. La pensée, pas le commentaire, ni le résumé de la pensée. Proposer une traversée de la pensée, dont chacun peut faire l’expérience. L’action, l’activité de penser. Faire l’expérience de penser la question de l’économie politique en empruntant le chemin de la réflexion de Marx, c’est ce que j’ai proposé de créer. Ainsi, Luc interprète non Marx mais quelqu’un qui parle et pense dans la langue de Marx. Les spectateurs dans cette mise en scène sont devenus acteurs en ce qu’eux même sont amener à penser plus qu’a écouter. C’est je crois pour tous l’expérience de la pensée économique de notre propre vie. Ces cartes blanches se faisaient au milieu d’un spectacle qui s’appelait histoire de famille dans lequel jouaient tous les comédiens sous la direction de leur directeur Jean-Claude Fall. À l’entracte les spectateurs répartis par groupes assistaient à l’une ou l’autre différentes cartes blanches proposées dans différents lieux du théâtre. Cet entracte durait 30 minutes, c’est donc la durée qui nous était impartie. Et le lieu incarna pour cette version de 30 minutes les dessous du plateau. Vous imaginez bien que cela ne tiendrait pas en 30 minutes d’entracte. La carte blanche a ainsi servi de brouillon ou si vous préférez, ce fût disons une partie d’un spectacle plus long que ce que Jean Claude Fall et le Centre dramatique national de Montpellier ont accepté de produire. Puisqu’il faut de l’argent pour fabriquer un spectacle sur l’argent ! Et j’avais dessiné un espace assez « lourd » sans compter le temps qu’ il a fallu pour avaler les oeuvres de Karl Marx. Ce fut donc Marx Materiau, celui qui parle dans sa version complète laquelle dure 1h15 crée en 2006 produit par le CDN de montpellier où il fut joué dans cette version longue deux années de suite. Je n’ai pas de compagnie et je ne souhaite pas en avoir, chacune de mes créations est portée par le théâtre qui m’invite ou me passe « commande » et qui en devient le producteur délégué. En conséquence au changement de direction du CDN, Jean-Claude Fall a naturellement dissous la troupe , et le CDN a cédé le spectacle à la compagnie de Luc Sabot – la compagnie nocturne – sous laquelle Max-Materiau est parti en tournée jusqu’à ce jour.
Comment s’est effectué le choix des textes dans l’oeuvre monumentale de Marx avec Luc Sabot ?
Ce fut un long travail de lecture. J’avais par bonheur fait la découverte de l’ensemble des mManuscrits, textes étrangement méconnus ou disons mal connus et qui constituent l’essentiel du spectacle. Sinon, nous nous sommes répartis la tâche pour certaines lectures dont les contenus étaient précis où il n’y avait qu’à « découper » tels les démonstrations. Il en va ainsi du livre 1 du Capital avec les démonstrations de la plus-value. À cela se sont ajoutés quelques fragments de l’ensemble des oeuvres , les textes sur le salaire minimum et quelques extraits de sa correspondance avec sa fille.
Justement, comment avez-vous travaillé sur le découpage ? Et comment se sont portés vos choix envers ces textes pour les adapter à la scène ?
Le décor a produit le découpage, pratiquement comme pour tous mes spectacles. Comme dans » La cuisine amoureuse » que j’ai écrit pour Jean Varela et qui s’est jouée au printemps des comédiens, il y a des similitudes avec celle-ci. La construction en est à peu près identique pour ne pas dire complètement. Le cheminement est le même, Jean Varela* souhaitait à l’origine lire des extraits de la cuisine amoureuse de Marie Rouannet, et j’ai décidé d’écrire et fabriquer à partir d’une somme de textes (Goethe /brillat savarin / Mfk Fisher etc) sur la gastronomie un spectacle qui est l’histoire d’un repas dont les spectateurs sont les invités et l’acteur Jean Varela le cuisinier « poète ». Là pour Marx Matériau, Luc est celui qui invite des spectateurs « chez lui » pour partager la pensée de Marx.Le découpage du texte dans l’un et l’autre cas répond à une organisation de l’espace, une dramaturgie d’un espace en mouvement sans qu’on comprenne que le mouvement de l’espace produit le spectacle.Les spectateurs eux-mêmes sont partie prenante de cet espace. Ils sont d’une certaine manière autant acteurs, que l’acteur unique (comme dans la cuisine amoureuse Jean Varela). Ils le sont quelque part aussi dans Marx Matériau avec Luc Sabot. Je souhaitais que «La cuisine amoureuse» soit une fête des sens, et que Marx Matériau soit une fête de l’esprit et dans les deux cas, il importait que ce soit une expérience réelle et en aucun cas des objets que l’on regarderait de loin. Dans l’un, on fait un repas qui est le spectacle. Dans Marx Matériau, on pense et cette pensée en acte est le spectacle.
On lit notamment chez nos confrères de France Culture une note au-dessus du titre « Une tentative de théâtre à partir des écrits de Karl Marx ». Pouvez-vous nous éclairer sur cette tentative de théâtre ?
C’est exactement cela : un essai. Est-ce qu’on peut faire du théâtre avec Marx, alors oui c’est une tentative de théâtre à partir des écrits de Karl Marx. C’est le sous titre du spectacle dont le titre est : Marx Matériau, celui qui parle. La pensée de Marx est un matériau disponible et qui met en oeuvre chez quiconque le lit et le dit : « celui qui parle « .Marx n’existe pas, le bonhomme Marx tout ça, d’une certaine manière, c’est du folklore si on ne s’intéresse pas à la pensée. Il ne s’agit pas de faire revivre Marx comme on agiterait un drapeau ou souffler pour raviver sur les cendres dispersées à tous vents de la révolution. Il n’est pas question non plus de représenter le bonhomme Marx, sa vie de famille, sa femme, ses trois filles, ni sa barbe légendaire. Il est mort, ils sont morts. Je ne suis ni biographe, ni politicien, ni commentateur, chacun à sa place joue déjà largement son rôle.
Pour vous, Jacques Allaire, existe-t-il une langue de Marx à part entière ?
Oui. Il y a une langue spécifique de Karl Marx, celle du jeune homme qui se destinait à la philosophie, amoureux de Shakespeare au point d’en citer des pages entières, ou de prendre des extraits de ces pièces pour exemple. Sa langue est le mélange de ces différentes aspirations et de son activité intellectuelle incessante. Une langue par moment purement technique, en d’autres endroits traverser d’envolées poétiques, en d’autres encore d’un lyrisme pleinement théâtral et quelqu’en soit le mode, elle est toujours traversée d’une sensibilité philosophique.
Autant qu’un matériau qui s’apparenterait à Marx… d’où le titre de cette pièce ? D’ailleurs à ce sujet, doit-on appeler cela une pièce ?
Comment faire du théâtre avec de l’économie et des démonstrations? Comment produire du jeu depuis la philosophie ? J’ai créé le poète, le cochon et la tête de veau à partir notamment de propos tenus par des hommes politiques. Puis le Tigre et l’apôtre, inspirés des grèves et des événements de 1907 (Marcellin Albert) les habits neufs de l’empereur d’après Andersen dont j’ai fait un spectacle muet à la comédie française et ensuite La liberté pour quoi faire ? d’après les écrits de combat de Georges Bernanos et je viens tout juste de créer Les damnés de la terre depuis les écrits de Frantz Fanon psychiatre, philosophe, révolutionnaire du FLN ou encore Je suis encore en vie un spectacle muet librement inspiré de Nadia Anjuman poétesse afghane battue à mort par son mari. J’ai créé ces oeuvres dans des théâtres. Doit-on appeler cela des pièces ? Je n’en sais rien, oui ou plutôt non. Mais ça se passe dans des théâtres et c’est inventé avec les moyens du théâtre, il y a des acteurs. Je ne sais pas répondre autrement à cette question sinon qu’il m’est naturel de travailler à des objets qui interrogent notre humanité. Je tâche de le faire avec les moyens du théâtre. Car je pense qu’il faut faire théâtre de tout.
Comment aborde-t-on la mise en scène afin de retranscrire au mieux la parole de Marx ?
En débarrassant Marx de sa barbe. En estimant que la pensée appartient à celui qui la pense donc à chacun. En rendant à la phrase l’évidence de la pensée en travaillant à que tout soit toujours clair et si possible lumineux quant bien même la pensée serait complexe.
Quels sont les impératifs scéniques qui imposent cette jauge très limitée de spectateurs ?
Si la jauge n’était pas limitée ce spectacle serait sans intérêt. J’ai dessiné un espace qui renvoie à la sphère privée, pas à un stade.
À ce sujet, dans une interview à nos confrères de Midi libre, vous présentiez l’espace scénique de Max Matériau « comme un lieu de repli et de repos ». D’où ma question, contre qui et contre quoi ?
Contre, je ne sais pas. Loin oui. Voilà ! Loin de l’agitation du monde.Le théâtre peut être le lieu d’une parole non filtrée, « non représentée » qui s’avance vers chacun et renvoie chacun à sa propre réflexion sur le monde, sur soi dans le monde, avant de retourner, chacun pressé par le temps, pris par le mouvement de nos vies dans le brouhaha quotidien qui nous emporte. Ainsi l’espace renvoie à une forme de civilité exacerbée, un chez-soi imaginaire, une cave, un grenier, un bureau, une cabane, un salon. Quoiqu’il en soit, oui, on peut dire un lieu de repli, de repos, un camp retranché, coupé et comme protégé du monde ; mais chaud et chaleureux, composé de palissades de bois, de vastes tapis au sol, de canapés, de livres disposés çà et là, lit, fauteuil, bancs, coussins, table, chaises, et même un bar… Il n’y a pas de scène, pas de salle, un espace unique, pour un nombre très limité de spectateurs, soixante. On doit y être comme chez soi, on pourrait y recevoir, y manger, y dormir. Ce qui permet une parole directe, non théâtrale, identique à celle que l’on aurait dans une soirée entre amis.
N’y a-t-il pas un risque à suggérer un théâtre partisan en abordant Marx ?
Il n’y a aucun risque à parler sensiblement aux êtres humains. Il y a un risque bien plus grand à s’agiter en faisant des blagues ironiques et des grimaces comme dans une fête commerciale. Ou, si vous voulez, le seul risque serait qu’habitués à des formes et des discours prémachés et commerciaux , les gens se détournent de leur propre humanité. Le théâtre n’est pas un bâtiment de complaisance, et si la complexité n’est pas la confusion, la clarté n’est pas la simplification pas plus que le théâtre n’est synonyme de divertissement. « Tous les genres sont bons, hormis le genre ennuyeux » écrivait Voltaire. Le théâtre n’est pas un bâtiment de complaisance, c’est un lieu disponible, vide, prêt à prendre le chemin que l’on veut bien lui faire prendre, prêt à faire résonner les paroles ou dessiner les gestes qu’on lui veut imprimer. À nous de le remplir du sens que l’on veut partager et s’il reste vide c’est que nous le sommes.
Quel est votre dessein en présentant « cette tentative de théâtre » ? Une immersion dans la pensée de Marx ou celle de la mise en perspective du capitalisme à notre époque ?
Les deux, mon capitaine. Plus précisément, c’est la tentative de résolution d’une énigme, énigme de la vie économique de l’homme, une enquête sur nous-mêmes.
Vous parlez dans la note d’intention de Marx Matériau du « gel de l’histoire ». Qu’entendez-vous par là ?
J’emploie cette expression pour exprimer cette manière si caricaturale dans laquelle les commentateurs ont fixé ou identifié la pensée de Marx , à la Russie soviétique de Staline. Moyen le plus sûr pour se donner le champ libre ainsi qu’à l’économie libérale qui organise désormais et seule – ou pratiquement – la pensée humaine en omettant de dire qu’elle est devenue elle-même un nouveau totalitarisme. Une pensée économique totalitaire. La philosophie de Karl Marx, une fois débarrassée des spectres de son époque, débarrassée du marxisme-léninisme et autres approximations d’interprétation léguées par le temps, à défaut d’offrir un système ou un idéal, révèle une analyse et une critique radicale du capitalisme, préfiguration du libéralisme tel que nous le connaissons. Alors oui, une fois fondu le gel de l’Histoire, si l’on veut bien s’aventurer, même au hasard, dans la vaste forêt des écrits de Karl Marx, on est saisi par la clarté des idées, l’humanisme profond qui l’anime, la radicalité de ses analyses. Aujourd’hui, alors qu’il semble acquis pour tous que la société, le monde tout entier, serait libéral, que l’économie, autant dire la vie, ne serait que cela, et qu’au fond, tout serait affaire de flux de capitaux, de circulation de marchandises, de vitesse de communication, d’abolition des frontières, aujourd’hui, alors qu’au nom d’une prétendue liberté (qui se résume à la liberté d’entreprendre) l’intérêt particulier se trouve comme gravé en loi universelle de l’humanité – faisant de la richesse, ou la possible fortune, l’unique projet, la seule aspiration et justifiant par cette morale cynique la mansuétude et la misère toujours grandissante -,
aujourd’hui donc, que L’homme est une marchandise pour l’homme, il est temps de reprendre les choses à la racine, et ainsi que dit Marx « pour l’homme la racine c’est l’homme ».
Si vous deviez donner ou extraire de cette pièce deux caractéristiques contemporaines de ce texte, quelles seraient-elles ?
L’économie libérale et l’économie de marché sont les moteurs de notre vie et l’argent, notre nouvelle divinité. C’est écrit en 1847.
Cette pièce rencontre du succès auprès du public. À quoi l’attribuez-vous ?
Il faudrait poser la question au public. Mais je crois que ce spectacle offre un voyage dans notre propre vie, car c’est en définitive cela et seulement cela l’objet de ce spectacle : une manière d’enquête, non sur le sujet Marx, mais une enquête sur nous-mêmes. « Rendre notre vie consciente d’elle-même » c’est ce à quoi travaille Marx et c’est peut être cela que spectacle restitue.
Marx Matériau
Karl Marx /Jacques Allaire / Luc Sabot
Théâtre – 1H20
Théâtre d’O / Studio Jean Monnet
Au Printemps des Comédiens – Montpellier
Dimanche 8 Lundi 9 Mercredi 11 Jeudi 12 vendredi 13 Samedi 14 / 19 heures
Tarifs plein 15€/ réduit 12 €/ Jeune 8€ /DE 10 €
Réservations sur www.printempsdescomediens.com
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