Dirigé par Marcel Maréchal, Jean-Pierre Bisson, Marcel Bluwal,Otomar Krejca ou encore Sylvain Creuzevault, il a notamment mis en scène de nombreuses pièces d’auteurs étrangers comme Edward Bond, Sarah Kane, Fausto Paravidino, Ferenc Molnár, Biljana Srbljanović, Gianina Cărbunariu ou encore Anton Tchekhov. A ses tout débuts au Conservatoire, Christian Benedetti avait monté la Mouette. 32 ans plus tard, il a choisi de retravailler ce texte du dramaturge russe et part en tournée également avec Oncle Vania. L’occasion de l’interroger sur ses choix avant d’aller rencontrer Vania, Sonia, le professeur Serebriakov, Treplev et Nina…
Vous aviez déjà monté La Mouette en 1980 ; pourquoi le désir de remonter cette pièce? Parce que c’était une mise en scène « de jeunesse » et que vous souhaitiez parfaire et retravailler un texte qui vous tenait à coeur?
Exactement. Revenir à ce texte comme à des origines pour mesurer le chemin parcouru, voir les écarts, les fidélités et les trahisons,… ce qu’il reste à faire.
D’Anton Tchekhov, vous avez également mis en scène Oncle Vania et les Trois Soeurs…Pourriez-vous nous dire ce qui vous séduit dans l’écriture du dramaturge?
Pour moi la question fondamentale au centre de l’oeuvre de Tchekhov, et reprise comme titre par Giorgio Agamben, c’est » Qu’est-ce que le contemporain? « .
Avec LA MOUETTE, Anton Tchekhov interroge nos capacités, nos moyens et nos obligations. Quelle forme pour quel théâtre aujourd’hui ? « Il faut des formes nouvelles. Des formes nouvelles, voilà ce qu’il nous faut, et s’il n’y en a pas, alors, tant qu’à faire, plutôt rien. » Changer la façon de faire ne suffit pas si elle ne met pas en perspective une autre façon de regarder et de voir. Faire bouger celui qui regarde, le faire changer de point de vue. Sur la place du spectateur, il y a un combat à mener avec le théâtre et l’acte de création en général, c’est contre ce qui s’assigne, capture, fige… L’institution culturelle, par exemple, définit le rôle de chacun : ceux qui regardent et subissent, devant ceux qui imposent ce qu’ils font, dans une nécessaire hiérarchie du sens qui laisse l’expert dominer le jeu des images offertes aux spectateurs silencieux. Ici, les lignes bougent. Tchekhov interroge la construction ou la destruction de la place du spectateur. Il nous révèle que les images ont un pouvoir humanisant, et la distance qu’elles créent entre l’homme et ses émotions offre à celui-ci les conditions de sa liberté. A lui de ne pas subir les images, de les refuser. Nous avons gardé ce qui était strictement nécessaire pour jouer la pièce. Une scénographie juste indicative, allusive.
«J’écris non sans plaisir une pièce qui va à l’encontre de toutes les règles dramaturgiques … » A.P. Tchekhov
Avec ONCLE VANIA, « Lorsqu’on n’a pas de vie véritable, on la remplace par des mirages. C’est quand même mieux que rien. » La vie qui passe et on est passé à côté. Des rêves insatisfaits et l’ennui d’une existence ordinaire où il n’arrive jamais rien. Le samovar est déjà froid / «Pan !!! Raté ! Encore manqué !» / Chacun vit la vie d’un autre, une vie qui n’est pas la sienne / Il y a pire que la mort… Continuer à vivre… avec la conscience de ce que nous avons raté ! Et ceux qui viendront après nous ? Ils nous pardonneront ? Ici, être contemporain, c’est «fixer le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité.» Il n’y a qu’une urgence : l’inactualité, l’anachronisme, qui permet de saisir notre temps sous la forme d’un «trop tôt», qui est aussi un «trop tard», d’un «déjà» qui est aussi un «pas encore» . Le présent n’est rien d’autre que la part de non-vécu dans tout vécu, et ce qui empêche l’accès au présent est précisément la masse de ce que pour une raison ou une autre (son caractère traumatique, sa trop grande proximité) nous n’avons pas réussi à vivre en lui. (attention ce non vécu est la vie du contemporain. Etre contemporain signifie en ce sens revenir à un présent où nous n’avons jamais été.
«Écoutez, j’ai tout écrit, c’est dedans.» A.P. Tchekhov
Avec TROIS SOEURS, être contemporain c’est » être ponctuel à un rendez-vous que l’on ne peut que manquer « . Il écrit au dos de son manuscrit : « Du présent n’attendez rien, n’espérez rien… » Et Tousenbach à l’acte deux : « Le sens… Tenez il neige où est le sens? » Le théâtre de Tchekhov est fait de structures dramatiques polyphoniques où les voix s’entrecroisent dans une lutte impuissante ou une résistance passive, balayées par le flot ravageur d’une Histoire faite par d’autres. Tchekhov est le premier qui arrive à rassembler le social et le personnel à l’intérieur de drames, comme Edward Bond, dans le sens de la logique de l’imagination et de l’humain. Il sort du théâtre qui peut imiter ces choses-là, mais le théâtre est une expérience factice sans réel contenu. Dès que nous parlons du drame, nous parlons de nous.
«Rien ne vous instruit mieux des conditions de la scène que le capharnaüm d’une répétition.»
«Il faut effrayer le public, c’est tout, il sera alors intéressé et se mettra à réfléchir une fois de plus.» A.P. Tchekhov
Je reprends vos mots : « Pas de psychologie, pas de pathos, pas de « personnages »… Des caractères et des structures mentales confrontées à des structures de comportements et d’actes à l’intérieur d’une structure globale.Comment représenter ce qui semble irreprésentable ?Non seulement changer la façon de faire, mais changer la façon de regarder. Déplacer le spectateur de sa fonction, l’obliger à changer de « point de vue », à regarder à côté, juste à côté. » Quelles réponses sténographiques et scéniques avez-vous imaginées, donc, pour représenter l’irreprésentable?
Tchekhov interroge nos capacités, nos moyens et nos obligations. Quelle forme pour quel théâtre aujourd’hui ?
« Il faut des formes nouvelles. Des formes nouvelles, voilà ce qu’il faut, et s’il n’y en a pas, alors tant qu’à faire, plutôt rien. » (La Mouette – acte 1 – Treplev à Sorine).
Changer la façon de faire ne suffit pas si elle ne met pas en perspective une autre façon de regarder et de voir. Faire bouger celui qui regarde, le faire changer de point de vue. Si le spectateur naissant est l’homme même, la mort du spectateur est la mort de l’humanité. Comme le dit Marie-José Mondzain: « C’est la barbarie qui menace un monde sans spectateur. « Mettre en scène Tchekhov, aujourd’hui, c’est prendre en charge pleinement cette nécessité et son questionnement. Il y a toujours un modèle chez Tchekhov. Nous sommes souvent en deçà de celui-ci. Les tragédies sont pourtant les mêmes, pas inférieures. Il ne s’agit que de la mort chez Tchekhov… Mais pas de la mort toujours représentée comme le sujet même de la représentation théâtrale. Nous savons que nous devons mourir et nous n’avons pas forcément besoin du théâtre pour nous le dire ou nous le rappeler. Non, il s’agit du vrai sens de la représentation, de la vraie raison du théâtre : Pourquoi on ne sait pas pourquoi on va mourir.
L’espace? Tchekhov le décrit précisément (les lieux, les objets). L’esthétique théâtrale de l’époque y trouvait son compte. Aujourd’hui, laissons au cinéma le soin de reconstituer ce passé perdu et laissons au théâtre le soin de le réinventer. Lorsque nous arrivons dans un théâtre, le régisseur de l’endroit dispose, pour les répétitions, un espace provisoire, fait de bouts d’autres ayant déjà servis… Un tracé au sol … Ces fragments et ce tracé deviennent alors « notre espace ». Ce « pas fini », ce provisoire, c’est le théâtre même … » Détester, avec la lucidité toute relative de ma raison, toute scénographie qui ne soit pas uniquement indicative » , comme le disait Pasolini. Nous travaillons et nous continuerons à travailler sur un principe scénographique unique, allusif, un espace de répétition. Nous utiliserons seulement ce qui est utile pour jouer la pièce : quelques chaises, deux tables, une balançoire, deux bancs, un fauteuil. Juste ce qui est nécessaire pour mettre en lumière le sens, montrer la pensée.
Quels comédiens avez-vous choisis? Selon quels critères? S’il n’y a pas de personnage, on voit les acteurs sur scène…il faut donc les choisir de façon judicieuse, non?
À votre avis ? Il faut des acteurs un peu particuliers pour pouvoir arrêter le temps… changer l’espace d’un regard …
La pièce de La Mouette nécessite une réflexion sur la mise en abîme…Comment avez-vous imaginé de montrer cette représentation ratée de Nina?
Il n’y a pas de mise en abîme… de qui et de quoi. C’est un terme à la mode et je m’en méfie. La représentation de Nina n’est pas ratée, c’est une désolation de penser cela. Tout d’abord la pièce est de Treplev… un théâtre d’après la catastrophe comme on dit aujourd’hui, il invente un théâtre à venir dans lequel il n’y aura plus d’incarnation seulement la pensée pure qui se propagera. Il cherche une nouvelle forme d’écriture. Ce texte là sera la base de tous les poètes absurdistes et zaoum ensuite… ils se revendiqueront de ce texte (Khlebnikov, Harms…) C’est un texte essentiel qui fait date. La représentation n’est pas ratée, elle est maltraitée par ceux qui regardent, mis à part Dorn -le médecin – (épine en allemand) qui lui seul comprend la pièce et sa portée. Il en est d’ailleurs bouleversé.
Enfin, vous êtes aussi le directeur du Théâtre-Studio à Alfortville depuis 1997. Pourriez-vous nous parler de cet ancien entrepôt de vin, devenu un théâtre, et de ses enjeux et ses actualités?
Le Théâtre-Studio à Alfortville, n’est pas un théâtre au sens de l’économie. C’est un théâtre au sens étymologique (l’endroit d’où l’on regarde) et au sens politique. Un théâtre de la distance, (comme l’image a besoin de la distance pour être vue, le théâtre a besoin de distance pour faire son travail ). C’est un lieu de recherche, de laboratoire et de fabrique. Un lieu de « collisions signifiantes ». Un lieu d’écriture, de résidence dans le temps. Un lieu des premières fois, dans une perspective de transmission et de partage où les conversations peuvent se poursuivre, s’interrompre et se reprendre au fil de la pensée et du temps. Un lieu de Croisement(s)… C’est un lieu de «braquage» et d’intranquillité. Une association d’auteurs, de traducteurs, de metteurs en scène, de comédiens, de techniciens, de «personnes autour» … soucieux d’inventer des nouvelles formes, de représentation, de production et de diffusion… Pas seulement dans un souci de changer uniquement la façon de faire, mais dans un souci de faire en sorte que change aussi la façon de regarder. Le temps théâtral n’est pas le temps de la productivité, de l’économie de marché, il est celui singulier de la respiration de celui ou celle qui conduit le projet. Le temps de son regard, de se réflexion, de sa pensée, de sa décision, de l’action, et de l’énergie du sens. L’espace du théâtre est l’espace où la société se pense et se construit. Le site de la parole a changé et il nous incombe de prendre cette réalité en charge. Le Théâtre-Studio s’inscrit délibérément dans le tissu urbain, dans une volonté de partage de ces liens fragiles et de l’imaginaire, avec les hommes et les femmes qui résidents sur le territoire où nous travaillons.
Dates des représentations:
Mars 2014
LA MOUETTE / ONCLE VANIA / TROIS SŒURS en alternance
du 14 mars au 22 mars 2014 à La Criée, Théâtre National de Marseille • Marseille (13)
LA MOUETTE / ONCLE VANIA en alternance
du 25 mars au 2 avril au Théâtre des Treize Vents • centre dramatique national de Montpellier (34)
Avril 2014
ONCLE VANIA
le samedi 5 avril 2014 à 20h30 au Théâtre de Fontainebleau • Fontainebleau (77)
le mardi 8 avril 2014 à 20h30 au Théâtre des Bergeries • Noisy Le Sec (93)
le vendredi 11 avril 2014 à 20h30 au Théâtre de Saint Maur • Saint Maur (94)
du 15 au 17 avril 2014 à 20h à La Comédie de Béthune • Centre Dramatique National • Béthune (62)
le mardi 29 avril 214 à 20h30 au Centre Culturel des Portes de L’Essonne • Juvisy Sur Orge (91)
Mai 2014
ONCLE VANIA
le mardi 13 mai 2014 à 20h30 au Théâtre de Lisieux – Pays D’Auge • Lisieux (14)
le jeudi 15 mai 2014 à 20h30 au Théâtre des Trois Pierrots • Saint Cloud (92)
le samedi 17 mai 2014 à 20h30 au Théâtre des Sources • Fontenay-aux-Roses (92)
le mardi 27 mai 2014 à 20h30 au Théâtre de L’Olivier • Istres (13)
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