Depuis 1990, il a joué sous la direction de nombreux metteurs en scène dont Dan Jemmett avec lequel, après Ubu et La Comédie des erreurs, il a imaginé The Notes : une pièce dans laquelle Dan Jemmet met sens dessus dessous ( une fois de plus ! ) l’œuvre de Shakespeare en montrant les fureurs et délires d’un metteur en scène au sortir d’une couturière de MacBeth. Une pièce qui , quand on connaît l’humour déjanté de Dan Jemmett et l’énergie prodigieuse de David Ayala, promet d’être un morceau de choix dramatique!
En tant que metteur en scène, David Ayala a par ailleurs monté des auteurs du répertoire, des dramaturges contemporains et a adapté des œuvres littéraires, critiques et cinématographiques pour le plateau. C’est notamment le cas pour certaines œuvres de Guy Debord dont l’artiste prise le travail et les idées. Aussi, après avoir monté Scanner, il y a six ans, il travaille aujourd’hui sur Les Idiots qui poursuit la réflexion entamée dans Scanner et la transcende en quelque sorte. Rencontre en mots et en images avec un artiste talentueux et engagé, également directeur de la Compagnie La Nuit Remue.
Les Idiots:
Les idiots est la suite logique (et inévitable) si l’on comprend bien de » Scanner » que vous aviez monté six ans plus tôt….si vous nous parliez d’abord de leur dénominateur commun, à savoir Guy Debord? Qu’est-ce qui vous séduit chez cet écrivain, essayiste, cinéaste et révolutionnaire français? Sa poésie, ses idées virulentes, sa technicité…? Evidemment tout chez Guy Debord peut séduire mais surtout fasciner, interroger et insuffler de grandes forces de vie et de combat. C’est un des seuls écrivains et théoricien de la révolution qui, en France et dans le monde, a pu susciter un tel respect et a engendré tant de courants de pensée capables d’attaquer le système. Aujourd’hui ses mots, ses idées, ses pratiques peuvent nous aider à analyser et à trouver les arguments utiles et nécessaires voire imparables pour combattre les systèmes d’aliénation. C’est le seul qui est allé jusqu’au bout de l’idée de renverser intégralement une société qui oppresse, asservit et corrompt les individus. Il peut faire peur car il est toujours resté dans une radicalité mais aujourd’hui cette radicalité apparaît comme l’une des voies les plus salutaires pour critiquer, renverser et reconstruire peut-être un monde vivable. En tout cas, les émanations de ses idées peuvent aider les individus à se positionner et à retrouver du sens là où la guerre économique a tout laminé. C’est un homme qui a oeuvré toute sa vie pour le dépassement, dépassement de soi, de l’écrit, de l’art, en particulier de la poésie et du cinéma et, bien sûr, dépassement de la vie qui nous est imposée.
On peut lire que « Dans Scanner, tout l’édifice des théories et des films de Debord rendaient compte en les analysant et les décortiquant, de tous les systèmes d’aliénation des sociétés spectaculaires marchandes » et vous affirmez que dans » Les idiots » vous allez plus loin que le simple constat de cette aliénation…c’est à dire? Passe-t-on en quelque sorte du théorique au pratique, de la cause aux conséquences?
Dans Scanner nous avons eu l’ambition de donner à voir et à entendre tout l’édifice de la pensée Debordienne mais il y avait aussi une réappropriation et une transposition de cette pensée dans la vie des gens aujourd’hui. Il en ressortait qu’on interrogeait la position du citoyen spectateur; c’était une interrogation sur la passivité en général face aux moyens d’oppression. En ce sens, scanner n’était pas un spectacle sur la théorie mais une mise en pratique souvent ludique et très vivante des idées de Debord. Aussi elles apparaissaient sous nos yeux, grâce au jeu des comédiens et à la dramaturgie, sous l’aspect d’images très concrètes et très organiques. Le spectacle Les Idiots se propose d’interroger la position du citoyen non pas simplement spectateur mais du citoyen comme anéanti, pulvérisé. L’idiot ayant donc remplacé de manière planétaire la notion de citoyen. C’est en ce sens que l’idiot est désigné comme un être privé de sa capacité de discernement et donc souvent de sa capacité d’action contre un système qui l’oppresse. C’est en ce sens aussi que la grande réussite universelle du système économique et machinique qui tente de gérer les êtres humains a réussi la prouesse de rendre inoffensifs le moindre de ses combats qui tente de porter atteinte à son intégrité. Nous sommes idiots parce que nous sommes sous emprise de la machine globale et que nous acceptons aveuglément les conditions existantes qu’elle nous impose. Où tout sens véritablement critique ou velléité de combat s’agenouille devant la puissance de l’Empire. Aussi le spectacle Les Idiots sera une manière de rire infiniment de nos travers, de nos comportements puisque tout sera exagéré ou décalé dans le système Idiot, c’est à dire dans le système qui utilise les signes d’apparition du monde d’aujourd’hui sous toutes ses formes: c’est à dire globalement grotesque, ridicule et terrifiant si l’on se place du point de vue de l’observation de l’organisation globale de la société.
Le spectacle des » Idiots » se divise en trois phases, celle où l’on montre les spectateurs du temps de Debord puis celle des spectateurs d’aujourd’hui, les fameux « Idiots » et enfin, celle que vous nommez » La chambre des désirs »…? En quoi se distinguent-elles scéniquement et intellectuellement parlant?
La première partie sera quasiment sans texte (ou presque). Elle sera visuelle et sonore mais comportant énormément d’accessoires de scènes. Elle mettra en scène les visions de l’Idiotie globale. Comment tous les actes de nos vies peuvent être « montrés » et « démontrés » (de manière extrêmement ludique, comique, méchante aussi). Ce sera comme une suite d’études de comportements de toutes les parties de la vie quotidienne, standardisée et globalisée. Une sorte de recherche sur les comportements déviants, délirants induits par l’organisation de la vie sociale dite « normale ». Le texte et les images de Debord interviendront dans un second temps et passeront tout cela au crible de sa critique.
« La chambre des désirs » est quelque chose que je veux explorer mais je ne sais pas encore bien comment. Je sais seulement que cela interrogera la notion de survie, d’être humain et surtout d’être humain pouvant choisir de continuer à être ou de disparaître. Cela pourra aussi parler de la mutation de l’être humain, voire même de la notion de post-humain.
Dans le titre de votre pièce, après les « Idiots » est ajouté entre parenthèses » Irrécupérables »…l’humanité ne peut donc pas s’extirper seule de cette Idiotie selon vous? David Ayala est-il profondément pessimiste à ce sujet? L’humanité au fond peut bien continuer à faire ce qu’il lui plaît et c’est d’ailleurs ce qu’elle a toujours fait sans jamais nous demander notre avis. Quand je fais Scanner ou Les Idiots je ne veux surtout pas donner de leçon (puisque de toute façon elles ne servent à rien), je veux faire passer un sens, une émotion et surtout pas un message. Par contre je peux m’octroyer la liberté de châtier, punir, violenter et ne pas respecter les règles quand bon me semblera, et surtout pas les règles de la bienséance. Etre pessimiste ou optimiste ne veut rien dire pour moi, je réagis plus sur des mots comme désespoir et joie ou force de vie et force de mort.
Comment se concrétise sur le plateau et dans le jeu cette volonté de montrer les » Idiots » d’aujourd’hui? Aborder avec sérieux et légèreté des thèmes philosophiques comme la question du pourquoi l’homme accepte sa » servitude volontaire sans se révolter », c’est un sacré challenge, non?
C’est pour moi l’unique défi, mettre à jour les forces de mort qui nous entourent et nous réduisent et trouver les moyens de les combattre. Les systèmes politique, économique, médiatique et culturel actuel construisent les prisons et les désespoirs des gens. Combattre le sentiment de honte que l’on peut éprouver en regardant ce qui nous entoure est une des formes de colère qui peut donner l’énergie à bâtir un tel projet. Il faudrait vraiment que le public éprouve la honte, la terreur et la pitié d’être devenus de tels idiots. Nettoyer l’ordure et la merde incrustée dans les cerveaux et dénoncer la lâcheté généralisée, c’est ce que nous entendons faire humblement avec Les Idiots. C’est ce qu’a fait d’ailleurs Debord en son temps sans trop de modestie et nous l’en remercions.
Enfin, vous dites que » le texte de Debord oblige le théâtre à « déposer les armes » et qu’il vous a forcé à inventer une nouvelle forme de théâtre où vous y interrogez la place du spectateur: Est-ce à dire que ce dernier pourrait monter sur le plateau, avoir son siège sur la scène….?
En 2008-2009-2010, Scanner a été le seul spectacle joué en France qui était quasiment partout « arrêté », « interrompu » par les spectateurs eux mêmes dans la salle (et qui montaient sur le plateau). On a même beaucoup parlé de cela à la télévision, sur les radios et dans les journaux, à l’époque. C’est dire à quel point Scanner a pu re-questionner la place du spectateur. Ils n’avaient pas besoin de siège sur scène. Ils montaient sur le plateau ou déclenchaient des débats, parlaient, hurlaient, faisaient toutes sortes de trucs. Ils s’exprimaient quoi. On n’était plus tout à fait au spectacle. A certains moments on aurait pu parler d’une agora. Sur ce point et avec la marchandisation de la culture, il est intéressant de s’interroger sur la complicité des directeurs et acteurs culturels qui ne font que cultiver l’art de la passivité des spectateurs (avec pour eux dans le même temps la continuité d’un confort financier dont ils profitent grandement). Dans Scanner, la machine spectaculaire s’interrompait grâce – ou à cause – de Debord et du coup les ex citoyens avaient la langue et le corps qui leur brûlaient et se sentaient poussés d’intervenir. Cela témoignait de l’urgence absolue qu’il y avait pour certains de reprendre la parole qu’on leur avait volé. Je ne vois pas beaucoup d’oeuvres, d’auteurs ou de soit-disant spectacles qui aujourd’hui mettent cette urgence devant les yeux et les oreilles du public d’une soit- disante démocratie. Je ne m’attribue en rien la paternité d’une telle situation ( que ces réactions et interventions aient eu lieu sur Scanner). Les mots, la poésie et la force des arguments de Debord y étaient pour beaucoup. Avec Les Idiots j’espère de tout coeur que cela sera pire.
Les idiots / Adaptation, Réalisation & Mise en scène: David Ayala
Création en novembre 2014 au Théâtre Jean-Claude Carrière (Montpellier)
The Notes :
Ce n’est pas votre première expérience d’acteur sur du Shakespeare avec Dan Jemmett…si vous deviez décrire ce metteur en scène et ses méthodes de travail, qu’est-ce que vous diriez?
c’est un ami, un complice, d’une grande rigueur et d’une immense liberté d’invention, un grand bonheur de créer ensemble dans la recherche de formes théâtrales originales.
C’est une pièce de théâtre qui fait de la mise en abime son principe fondateur, c’est ça? Et vous êtes seul sur scène après une générale ratée de Macbeth! Un rôle assez jouissif, on suppose, pour un comédien et metteur en scène?…difficile aussi parce qu’il faut arriver à trouver un personnage qui ne soit pas juste soi-même? Oui tout à fait… et c’est une réponse valable pour les 3 questions.
Comment Dan Jemmett a choisi de vous faire travailler ce monologue délirant? Quelles ont été les scènes pour lesquelles vous avez eu le plus de difficulté à trouver le ton juste?
Tout a été difficile puisque c’est un metteur en scène supposé qui parle à des acteurs de la pièce qui viennent de jouer (ces acteurs étant prétendument les spectateurs devant moi). Il a fallu aussi improviser pour rendre crédibles les mots du metteur en scène à l’adresse des acteurs supposés. Concernant le texte de Shakespeare lui même, il y a une vingtaine de moments de textes assez courts qui sont joués, bien ou mal, selon l’appréciation que l’on a du bonhomme, puisque ce metteur en scène est sans doute aussi un acteur raté. Mais, au delà de ça, on peut entendre quelques grands moments de la pièce.
On imagine que le plaisir du spectateur est triple car il jouit en quelque sorte de trois pièces: la ratée qu’il n’a pas vue, la deuxième réincarnée par le metteur en scène et la troisième mise en scène par Dan Jemmett! Un rôle épuisant à endosser pour un acteur, non? Dan Jemmett a -t-il besoin de comédiens emplis d’énergie tonitruante?
Pas forcément, je ne sais pas.
Une phrase de la pièce pour conclure et nous laisser sur un vers shakespearien ou une réflexion de metteur en scène excédé?
« La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur qui se pavane et se démène une heure durant sur la scène et puis qu’on entend plus. c’est un conte raconté par un idiot, plein de bruit et de fureur et qui ne signifie rien ».
Au fait, qu’est-ce qui vous excède, vous, en tant que metteur en scène chez un comédien?
La prostitution.
The Notes / Mise en scène : Dan Jemmett
Tournée 2013-2014
Béziers – SortieOuest : 3 rep. du 15 au 17 janvier 2014
Compiègne – Espace Jean Legendre : 4 rep. du 22 au 25 janvier 2014
Maison des Arts – Thonon : 3 rep. du 28 au 30 janvier 2014
Fontainebleau – Théâtre Municipal : 1 rep. le 1er février 2014
Beauvais – Théâtre en Beauvaisis : 1 rep. 6 février 2014
Corbeil-Essonnes – Théâtre : 1 rep. 11 février 2014
Chelles – Théâtre : 1 rep. 14 février 2014
Mézières – Théâtre du Jorat : 2 rep. les 26 et 27 juin 2014
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