Quelle a été la genèse de ce projet Camus?
J’ai toujours travaillé mes textes comme une série de séquences se développant à la manière d’un film. J’ai besoin de voir et de donner à regarder. Ce qui explique que j’ai eu envie d’écrire un scénario de film ou de BD. Pour le film, le projet a failli se réaliser il y a 3 ans. Mais sans suite. Pour la BD, c’est le hasard ou plutôt la proximité d’un éditeur qui ont été décisifs. Il se trouve que Jean Wacquet, éditeur chez Soleil est mon voisin dans ce petit village où nous habitons tous les deux. Á peine avait-il aménagé que je lui ai proposé de réaliser une BD sur Camus et l’Algérie… Il ne montrait ni hostilité ni engouement pour le projet… Jusqu’au jour où il m’a demandé un synopsis. Á partir de là, tout est allé très vite. La rencontre, par téléphone, avec Laurent Gnoni a été décisive. Nous étions en phase…Je pouvais réaliser ce rêve de mettre en images la vie de Camus. Ce en quoi j’étais fidèle à sa pensée… Ne disait-il pas : « je ne pense que par images… » ?
Si vous deviez citer une œuvre de l’auteur qui vous a particulièrement marqué, laquelle serait-ce ?
Ce serait indéniablement L’Envers et L’endroit qu’il a écrit alors qu’il n’avait que 23 ans. Son premier bouquin publié chez Charlot en 1937. C’est une série de nouvelles qui constitue un ensemble relativement autobiographique qui fait miroir au Premier Homme. On y retrouve bien des thèmes constitutifs de son œuvre. D’ailleurs, Camus, lui-même écrit dans la préface qu’il rédige en 1958 pour l’édition américaine de ce livre : « Pour moi, je sais que ma source est dans L’Envers et l’endroit, dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu et dont le souvenir me préserve encore des deux dangers contraires qui menacent tout artiste, le ressentiment et la satisfaction. » La pauvreté d’abord n’a jamais été un malheur pour moi : la lumière y répandait ses richesses. Même mes révoltes en ont été éclairées. Elles furent presque toujours, je crois pouvoir le dire sans tricher, des révoltes pour tous, et pour que la vie de tous soit élevée dans la lumière. […] La misère m’empêcha de croire que tout est bien sous le soleil et dans l’histoire ; le soleil m’apprit que l’histoire n’est pas tout. Changer la vie, oui, mais non le monde dont je faisais ma divinité. « Et un peu plus loin, Camus écrit : » Si, malgré tant d’efforts pour édifier un langage et faire vivre des mythes, je ne parviens pas un jour à récrire L’Envers et l’endroit, je ne serai jamais parvenu à rien, voilà ma conviction obscure. «
C’est votre cinquième ouvrage sur cet auteur : sous quels angles aviez-vous abordé le personnage dans les précédents…et en quoi celui-ci diffère des autres ?
Je suis convaincu que trois éléments essentiels devaient être pris en compte pour une approche vraie de Camus : l’Algérie qui est à la fois sa terre et sa mèr(e), la pauvreté qui forge en lui cette morale simple et prégnante du quartier pauvre où il vivra jusqu’à l’âge de 17 ans et le silence… Surtout celui de sa mère (sourde, quasiment muette et analphabète) qu’il aimait désespérément. C’est la trame profonde, le sillon de ce cinquième ouvrage traité sur le mode de la vacuité et du silence.
Pour travailler autant sur un écrivain, on suppose un très vif intérêt pour l’œuvre et l’homme : quelle a été votre première « rencontre » avec l’écrivain ? Son œuvre a-t-elle joué un rôle particulier dans votre vie ?
La rencontre s’est faite via l’Algérie. Notre terre commune. Plus qu’un lieu c’est un personnage à part entière, vivant, généreux, angoissant. Á la fois une mémoire et un miroir. Sans être de ceux qui cultivent la nostalgie d’une Algérie heureuse (parce que française !) je me sens réellement en expatriation. Et cette notion d’exil et de royaume (ou le contraire) je l’ai tout de suite ressenti de manière quasi viscérale chez Camus. Et c’est par Camus que j’ai reconstruit cette histoire vraie et douloureuse de l’Algérie sans Gaulois ni toits de chaume. En écrivant L’Algérie de Camus (1987) j’avais l’impression de mettre mes pas dans les siens et de retrouver cette petite musique d’un autre quartier pauvre, d’une grand-mère illettrée, d’une famille dont la soumission avait eu raison des mots dont elle était tellement avare. Au-delà, il y avait l’histoire, les Arabes, la douleur de celles et ceux qui étaient bien plus pauvres et humiliés que nous tous… Et dès lors, je me suis transformé un peu en passeur de mémoire. Voilà tout !
L’écrivain n’est pas au service de ceux qui font l’histoire mais de ceux qui la subissent, affirme Camus. Est-ce pour son parti-pris du peuple que vous affectionnez particulièrement cet auteur ?
Certainement. Et je regrette que, généralement, les lecteurs ne connaissent pas ou mal son « œuvre journalistique » dans laquelle il ne cesse d’être le porte-voix des gens sans voix. Il hurle pour les muets, n’a de cesse de dénoncer les iniquités, les erreurs du colonialisme, les reniements, les promesses non tenues qui mèneront fatalement les Arabes à se rebeller, à arracher cette liberté, cette égalité qui leur est refusée. Dès 1945, il écrit dans Combat : » J’ai lu dans un journal du matin que 80% des Arabes désiraient devenir des citoyens français. Je résumerai au contraire l’état actuel de la politique algérienne en disant qu’ils le désiraient effectivement, mais qu’ils ne le désirent plus. « Nous sommes alors 9 ans avant le début de la guerre d’indépendance. Camus est conscient de ce qui risque d’arriver. Une fois encore, il est au service de ceux qui subissent l’histoire. Et si plus tard, il ne se rangera pas aux côtés des révolutionnaires qui ont pris le maquis c’est qu’il appartient à ce petit peuple qui lui aussi subit l’histoire… Il pressent qu’il ne se relèvera pas de cette politique qui les ignore également.
C’est le même constat qui m’a conduit à écrire une biographie de Mouloud Feraoun (Mouloud Feraoun, Actes-Sud, 2013 ) , un romancier kabyle édité au Seuil qui est né comme Camus en 1913. Ils étaient proches l’un de l’autre et tous deux étaient des fils de pauvres. Tous deux souffraient des dérives du colonialisme. Mais, ils n’étaient pas d’accord sur les finalités, sur l’indépendance inéluctable. Camus est mort avant la fin de la guerre d’indépendance. Feraoun a été tué par un commando de l’OAS le jour de la signature de l’indépendance de l’Algérie. Ce sont deux destins croisés, fraternels et divergeants de deux Algérie inconciliables !
Avez-vous réfléchi avec Laurent Gnoni à la ligne graphique de cet album ou avait-il carte blanche? Et si non, qu’en avez-vous pensé ? qu’est-ce qui vous a séduit dans ses choix ?
Les questions ne se sont pas posé de cette manière. Dès le début de notre collaboration, nous avons échangé quelques idées générales au téléphone pour dégager un angle. Puis, je lui ai fait parvenir quelques « séquences » de vie et d’histoire qu’il a mises en images. C’était parfait. Il était dans mon calque. J’étais dans le sien. Le reste s’est fait naturellement. C’était comme si nous avions la même histoire sur cette terre qu’il ne connaît pourtant pas. C’était une harmonie qui nous amenait parfois à de longues digressions sans que nous ayons de désaccord sur le fond ou la forme.
Votre ouvrage alterne des moments d’anecdotes autobiographiques avec une reconstitution du discours de Suède: un peu comme si vous vouliez alterner théorie et exemples ?
J’aime donner du corps à l’histoire. Je ne suis pas un essayiste et je serais bien incapable de l’être. J’essaye d’être un montreur de vie plutôt qu’un démontreur de concepts.
On suppose que, malgré votre grande connaissance de l’écrivain, vous avez fait un travail de documentation pour cet ouvrage aussi : est-il une ou deux anecdotes sur la vie de Camus qui vous restent toujours particulièrement en mémoire et que vous raconteriez à nos lecteurs ?
Après une si longue fréquentation, j’ai ma boîte de Pandore qu’il suffit d’entrouvrir pour que les anecdotes jaillissent. Je peux en citer une très significative et en rapport avec le Prix Nobel. Quand Camus obtient la distinction suprême, les journalistes affluent dans le petit appartement de Camus. Sa mère ne comprend pas bien ce qui se passe et c’est le romancier Emmanuel Roblès qui va répondre à sa place. Un peu plus tard elle descend dans la rue pour faire ses commissions et avise un quidam à qui elle demande ce que signifie cette bousculade. Pourquoi ? Et l’homme lui répond avec un délicieux accent pied-noir.. » Maint’non ton fils il est l’champion du mond’ des écrivains ! Oilà ! «
Comment est né ce choix d’un narrateur à la deuxième personne qui s’adresse à Camus tout au long du récit ?
Un peu par hasard. Je ne voulais pas rester sur un mode impersonnel et il était impensable de faire une narration à la première personne d’autant que c’est le cas dans les « écrans » où l’on retrouve Camus prononçant son discours du Nobel. Laurent Gnoni a eu l’idée d’introduire cette forme de voix off. Nous avons fait l’essai et tout s’est mis en place naturellement…
Camus, entre justice et mère, voilà le titre de l’ouvrage : vous évoquez ainsi l’épisode de Saïd Kessal en adoptant le point de vue de l’accusateur de Camus… et vous y mêlez la vérité historique avec une interprétation romancée du caractère de Saïd Kessal ?
Non… Il n’y a dans ce passage que des faits avérés, historiques. Je les retranscris tels que Saïd Kessal a bien voulu me les confier lors d’une interview que j’ai réalisé en 2009 à Stockholm où il vivait toujours. Je lui avais demandé des explications en 1986. Il avait refusé d’en donner. Et là, j’étais en face de lui. Il a de nouveau refusé de me parler de cet événement essentiel… Puis, il m’a raconté ce qui figure dans la BD. Comme s’il voulait se libérer de cette malheureuse altercation dont Camus subit les conséquences tout à fait injustes et injustifiables jusqu’à la fin de sa vie.
Est-ce vous qui avez voulu que l’on ne voit pas les traits de l’accusateur de Camus dans la bd…et si oui, pourquoi?
C’est une idée de Gnoni que je trouve excellente. L’homme Kessal n’étant que le porte-voix d’une accusation générale que trop d’intellectuels faisaient à Camus.
Cet album se lit comme un hommage à la mémoire d’Albert Camus…Diriez-vous qu’aujourd’hui qu’il n’est plus besoin de réhabiliter sa mémoire et que la vision que l’on faisait de lui de « petit blanc colonialiste » a disparu des milieux intellectuels…ou l’on n’est encore qu’aux balbutiements de sa réhabilitation?
Je n’aime pas le mot de « réhabilitation » dans la mesure où ceux et celles qui l’attendent sont ceux-là même qui se désolent de voir Camus sortir de l’enfer où ils l’ont jeté. Camus est en nos mémoires. Il fait partie du patrimoine culturel français et algérien. Je me souviens qu’en 2010 alors que je faisais une tournée de conférence en Algérie, le Président Bouteflika avait été interviewé à propos de la fameuse phrase de Camus « entre justice et mère ». Au journaliste lui demandant ce qu’il en pensait, le Président algérien avait répondu : « N’importe lequel d’entre nous aurait fait la même réponse ! S’il a dit ça c’est la preuve que Camus est des nôtres… «
Enfin, travaillez-vous sur d’autres projets actuellement? Lesquels?
Je termine actuellement une biographie sur le poète Germain Nouveau, un poète de la fin du XIXème né et mort à Pourriéres, un petit village varois. Compagnon de route de Verlaine et Rimbaud il a été une sorte de chantre beatnik avant l’heure. Ce qui ne l’a pas empêché d’entrer dans la Pléiade et d’être revendiqué comme un des pères du surréalisme par André Breton ! J’ai également un autre projet de BD mais il est encore en gestation… Ça nous vaudra le plaisir de nous retrouver !
Camus, entre justice et mère
Scénario: José Lenzini
Dessins: Laurent Gnoni
Parution: Octobre 2013 aux Editions Soleil
Prix: 17, 95€
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