Complaintes des landes perdues, Double Masque, Murena, Rapaces, Croisades, Barracuda, Loup de pluie, Conquistador sont autant d’histoires singulières structurées sur ses thèmes de prédilection: le pouvoir de la folie, la solitude et ses psychés, le temps et ses égarements ou encore les blessures du passé. Ses albums, s’unissant à des illustrateurs européens de grand talent, vendus à des millions d’exemplaires et récompensés de nombreux prix, sont diffusés dans une douzaine de pays.
C’est ainsi qu’avec José Luis Munuera il a conçu Sortilèges, une série au charme puissant qui raconte les épisodes épiques de la vie de Blanche d’Entremonde, jeune femme courageuse qu’une sourde machination familiale a exclu du trône au profit d’un frère incompétent et vil… et de Maldoror qui régne sur le monde d’en Bas dans lequel les coups bas sont des us de bonne guerre. Deux tomes sont aujourd’hui parus: le second , plus machiavélique et plus sombre, transforme la Belle en guerrière matricide et le Diable en amoureux transi. Entre tensions dramatiques et humour, cette fiction, qui prend pour décor le Moyen-Âge, ses superstitions et sa féerie, nous a littéralement conquis.
Nous sommes donc très honorés de recevoir Jean Dufaux, un alchimiste du scénario au propos inspiré!
Quelle a été la genèse de Sortilèges? Blanche d’Entremonde est-elle sortie d’un de vos songes?
Toutes mes histoires, mots, images, montage, découpage, trottinent dans ma tête bien avant que je ne me mette à l’écriture. Chaque récit faisant partie d’un vaste ensemble que je commence à découvrir avec les années qui passent. Il y a donc dans les spirales ( celles qui ne sont pas encore trop atteintes ) de ma tête l’univers d’ Entremonde qui cherche à s’exprimer et qui, pour éclore, attend une rencontre. La rencontre doit se révéler magique.Ce fut le cas avec José Luis Munuera. Les songes alors se cadenassent. Tout en sachant que les contes font sauter les verrous avec une grande aisance.
Votre imaginaire se nourrit des oppositions: en créant un Royaume d’en Bas, vous poussiez donc ce thème à son acmé?
Exact. Le gémeaux que je suis creuse ses pistes, sa dualité… Pas d’ombre sans lumière et l’inverse. Cette formule résume toute une partie de mon travail. Ma vie et mes imaginaires restent fragiles entre pics et ravins, entre la voix du bas (tellement charmeuse) et celle du haut (tellement exigeante). Quand je tends la main à mon ombre, elle me refuse souvent l’accolade. Donc, j’écris pour l’amadouer…
Ces oppositions ne se confrontent paradoxalement pas toujours : certaines finissent par s’embrasser, fusionnent et finissent même par basculer de l’autre côté…c’était un peu ça le jeu de ce scénario? Blanche d’Entremonde va-t-elle finir Reine du Royaume d’en Bas?
Heureusement, sinon, mon imaginaire serait brisé, éclaterait en mille parcelles. J’ai acquis le bréviaire qui me permet de passer d’un monde à l’autre, qui me permet surtout de passer la frontière, sachant que c’est là que se situe le danger, que c’est là que s’enluminent les plus belles histoires.
Quitte à ne pas en revenir…Mais écrire, n’est-ce pas refuser tout confort? Comme disait le poète, ce n’est pas le but qui compte… mais le voyage.
Vous égrenez ça et là des clins d’œil à d’autres œuvres littéraires (et plus largement artistiques) : un ingrédient indispensable selon vous à la jubilation du lecteur?
S’il y a bien un chose que je déteste, ce sont les cloisonnements culturels. La culture, cela sert à crever les cloisons, à abattre les frontières, à accepter les différences. Chaque mot doit posséder une résonance. Chaque image doit propager ses ronds dans l’eau. Une culture sans écho est une culture morte. Alors, oui, je sème des petits cailloux dans mes histoires. Et je me bats pour sauvegarder toute mémoire culturelle. A l’heure où notre société de consommation efface un maximum de repères, d’images, pour les remplacer par d’autres, plus comestibles, plus malléables, plus au goût du jour. Méfiez-vous des jours qui prétendent avoir du goût. C’est qu’ils n’ont plus de mémoire.
Si, pour comprendre votre idéal scénaristique, vous nous citiez une bande-dessinée d’un « mentor »… laquelle serait-ce? Et pourquoi?
Je n’ai pas de mentor en bande dessinée. Des gens que j’admire oui: JACOBS, JIJE, TILLIEUX, l’esprit et l’équipe de PILOTE. Les pilotis de SORTILEGES seraient plutôt à chercher du côté de Cocteau, de Tristan et Yseult, de la quête du Graal, des récits de Chrétien de Troyes, de Von Chamisso, d’Hoffmann…
Le pouvoir rend fou dans Sortilèges, autorise tous les forfaits… un thème qui crée une noirceur dont vous atténuez l’effet en rendant la folie excentrique et carrément drôle ?
Mais il y a plusieurs sortes de folie. Elle peut confiner à l’absurde comme à l’horreur. A La poésie comme au marasme. A la ratiocination comme à l’envolée. Là aussi, mes personnages hésitent parfois avant de franchir le pas, pour finir par s’égarer. Mais c’est ça qui est intéressent aussi : réussir à se perdre. C’est souvent à l’origine d’une histoire: quelqu’un qui s’est perdu et qui n’a pas envie de se retrouver…
Le mélange des genres ( tonalités, genres littéraires, univers), c’est un credo?
Indispensable si l’on veut survivre. Il n’y a pas de tragédie sans humour. Il n’y a pas de joie sans grincement. Notre vie est ainsi faite… Même les auteurs les plus » pessimistes » comme Kafka ou Conrad pratiquent l’humour ou l’ironie… Mais l’ironie met de la distance. Cela permet à l’auteur de mieux se dissimuler…
Le second cycle s’annonce tout aussi parsemé de vengeances ourdies, de trahisons et…. d’amour qui peut tout sauver?
Oui, à condition de ne pas y croire. Et de se méfier de l’image reflétée dans les miroirs. Retrouvons Cocteau qui disait très justement que les miroirs réfléchissent mal. Mais le reflet de l’amour peut y passer… Au poète, alors, d’entamer sa descente aux enfers…
Et d’ailleurs, combien de cycles sont prévus?
Deux cycles de deux albums. Cela devrait suffire pour que le grimoire se referme dans ma tête.
Enfin, travaillez-vous sur d’autres projets en même temps que Sortilèges? Et si oui, Pourriez-vous nous en dire quelques mots?
Sans projet, c’est la débâcle, la pension des mots, le chômage de toute pensée, la reddition des rêves, le rejet du possible… L’acceptation de la mort. On écrit pour échapper.
Crédit-Photo: Dargaud – Catherine Lambermont
Crédit-illustration : Dargaud – Munuera
A lire aussi:
Pascal Rabaté : un livre-accordéon hommage à Hitchcock, Tati, Alexis et Simenon
La techtonique des plaques : un auto-portrait tordant entre humour corrosif et tendresse
Jean-Luc Istin et Elfes: 5 peuples, 5 scénaristes, 5 dessinateurs, 1 seul univers
Valérie Mangin , Honoré de Balzac et Henri-Georges Clouzot : question de mises en abyme
Guy Delisle : Du récit de voyage aux confidences rieuses de père