Le 10 Mars 2013
Cher Jean- Michel Carré,
Vous êtes de ces êtres multiples. Réalisateur de documentaires et de cinéma, directeur de photographie, scénariste, producteur. La liste est longue, mais elle n’est pas sans rapport avec le début de vos études.
D’abord destiné à la médecine, vous « bifurquez » pour la réalisation de courts-métrages puis de longs-métrages.
Ce que l’on retire des renseignements vous concernant c’est une sorte d’obstination à vouloir faire découvrir la nature du monde, son fonctionnement, l’âme humaine dans toute sa complexité… c’est donc « l’anatomie » de l’humain qui semble être au cœur de vos projets.
Ce qui semble relier entre eux les thèmes que vous abordez, c’est une volonté farouche de comprendre et d’interroger ceux qui constituent le monde dans lequel nous évoluons.
Pour cela vous parcourez ce monde à la recherche de « lieux de vies » : Cuba, Paris, Russie, Ukraine, Chine etc. Mais pas seulement… les lieux où la vie est rude ou semble l’être : la prostitution, les ghettos, le monde du travail, les dictatures.
Une question se pose alors : que cherchez-vous donc ainsi ? A l’heure d’une télé-réalité qui filme la non-réalité, l’absence de fond voire de profondeur d’âme, vous considérez-vous comme un rebelle ?
Pour en venir à votre actualité, vous avez parcouru La Chine, Le nouvel Empire dont vous avez retiré un documentaire éponyme composé de trois parties : La Chine s’éveille, La Chine s’affirme, La Chine domine (Diffusé en Avril sur Arte et disponible en coffret DVD).
Des rencontres, des témoignages, des situations. Que retenez-vous de cette grande aventure ? Si vous deviez parler d’un moment particulier, resté gravé en mémoire, quel serait-il ? Car au fond, il reste toujours des moments particuliers parmi la multitude.
Bien entendu, j’ai de nombreuses questions qui m’assaillent, mais il faut toujours retenir les « chevaux » de l’écriture…je les garde donc pour plus tard…
Afin de vous connaître un peu, voire mieux, j’ai une ultime question : à quoi ressemble votre bureau? C’est, en général, la pièce qui conjugue la « pause » (quand on est sans arrêt entre deux valises) et qui représente l’émulation créatrice, cette « évolution » sans cesse en marche dont parlait Bergson…
En attendant de vos nouvelles,
Bien à vous,
Sophie Sendra
Le 20 Mars 2013
Chère Sophie,
Excusez-moi, j’avais commencé mes réponses et puis je me suis focalisé sur le pitch à l’Asian Side* sur mon prochain film sur Poutine qui a lieu demain matin. C’est très important pour la production de ce film difficile à tourner dans ce pays qui devient une dictature.
Je ne vous oublie pas, je vous réponds très vite. Bonne soirée, moi je me lève à Kuala Lumpur.
A très vite
Jean-Michel
Le 23 Mars 2013
Chère Sophie,
Il est toujours délicat de s’autoproclamer « Rebelle ». En 1968, lorsque j’avais tout juste 20 ans, je voulais changer le monde, et aujourd’hui je veux toujours le changer, avec encore plus de raisons qu’autrefois. A l’époque, durant le mois de mai, on pouvait penser que nous étions quelques millions de rebelles en France, dans les rues, à manifester ou à lancer des pavés sur les CRS. Et puis peu à peu, les années passant, on se retrouve de plus en plus seul. Beaucoup ont retourné leur veste, ont perdu leur passion de jeunesse, ont choisit le confort plutôt que le risque. Alors oui, je suis devenu un rebelle presque malgré moi, par la différence du fait que je poursuis mes idéaux alors que beaucoup d’autres les ont abandonnés.
Je suis rebelle à la bêtise, au politiquement correct, aux réponses toutes faites, à la société de consommation, à l’égoïsme, à toutes les formes d’injustice, au dos tourné, à la haine, au mépris, au sectarisme, à la pub, à la religion, aux simplifications… Je cherche toujours à comprendre le monde dans lequel je vis, les êtres humains qui m’entourent, surtout ceux à qui on ne donne jamais la parole, mais aussi comprendre ceux qui exercent un pouvoir, qui en abusent et qui écrasent des millions d’autres. D’abord comprendre le monde pour pouvoir le transformer, qu’il devienne enfin humain, c’est vraiment mon plus grand plaisir et mon petit rôle, surtout quand il se réalise dans une création cinématographique, ce qui va me permettre de rencontrer de nouvelles personnes, de nouveaux espaces, d’autres lieux de vie et de multiples raisons de rire, de prendre du plaisir, de s’enrichir intellectuellement. On me dit parfois que je fais un cinéma militant, mais ce mot n’est plus très à la mode, presque grossier. Pourtant, c’est surement vrai, mais c’est pour moi une manière de vivre, de jouir de chaque moment et surement pas un sacerdoce qu’il faut faire pour je ne sais quelle nécessité, mais simplement et normalement parce que je suis un être humain qui vit avec d’autres êtres humains et que je peux leur être utile grâce à mon art. J’ai la chance d’être un petit grain de sable qui peut transformer un peu les choses complexes de la vie ou du moins aider à mieux les comprendre.
Les moments qui me restent en mémoire sont multiples, tellement la rencontre avec ce peuple chinois était passionnante, leur parole vraie, leur enthousiasme, leurs critiques, leurs espoirs… Mais il y a un instant plus fort que les autres : la rencontre avec une œuvre singulière et inattendue. Cette œuvre est une sculpture totalement interdite que je découvrais en descendant tout au fond d’une cave remplie d’autres sculptures des Frères Gao. Ils allument une lumière et soulèvent un drap. En dessous la sculpture d’un personnage habillé d’un costume Mao, agenouillé, la main gauche sur le cœur, en position de contrition, mais sans tête ! Juste un trou. Un des frères va dans un coin et rapporte une sorte de boule enveloppée aussi dans un tissu. Il l’enlève et apparaît la tête de Mao Zedong, les yeux baissés. Il enfile parfaitement cette tête sur le haut du corps. Cette posture est très forte pour moi, de voir Mao s’excuser du mal qu’il a fait subir à certains moments de sa vie à son peuple. Une posture qu’il n’a jamais naturellement eue mais qu’il est important qu’il ait au moins enfin maintenant, car la Chine ne deviendra une grande nation que lorsqu’elle sera capable de regarder en face les différentes violences de ses dirigeants.
Pour un vieux maoïste libertaire comme moi, le choc est d’autant plus fort, mais j’y souscris. Dans mon film je ne cache aucune des atrocités qu’il a pu commettre, même si je donne des explications pour ces horreurs, sans vouloir pour autant les pardonner et les accepter. Les deux frères m’expliquent qu’ils voudraient la montrer à l’étranger et pour cela ils ont conçu le stratagème de pouvoir envoyer le corps d’un côté et la tête de l’autre pour que leur œuvre puisse passer les frontières. Ce n’est qu’assemblée qu’elle devient subversive.
Mon bureau est presque indescriptible, un vrai « bordel » d’objets, d’affiches, de livres, de tableaux… J’ai des problèmes de mémoires et pour moi, ce sont les objets qui marquent chaque film, qui font que je peux facilement me repérer dans le temps. Ma vie est marquée par le film que j’ai tourné à tel ou tel moment de ma vie, aussi bien pour la naissance de mes enfants que pour d’autres rencontres. Par exemple, 1978 est l’année où je vais sortir en salles mon film « Alertez les bébés ! » et cela me rappelle la naissance de mon fils puisque je diffusais dans les rues des tracts du film avec sa mère qui était fortement enceinte de lui, mais pleine d’énergie. Il y a une concordance, comme beaucoup d’autres fois, entre ma vie privée et ma vie professionnelle qui sont, de toute façon, totalement imbriquées. Il y a bien sûr des tas de prix de festivals sur une cheminée, de tas de pays, au mur une affiche de 68 disant : « Plus on fait la révolution, plus on fait l’amour, et plus on fait l’amour, plus on fait le révolution » ! Et puis des tableaux ou des peintures de grands révolutionnaires : Karl Marx, Lénine, Ho Chi Min, Castro, Mao Zedong. Des gens qui ont, à un moment, changé la face du monde en rendant une dignité au peuple. Je n’ai jamais été dans aucun Parti, ni aucun groupuscule, c’est la liberté fondamentale de l’artiste, même si toute ma vie est un engagement permanent. Mais j’aime être entouré de ces personnages, qui ont construit, chacun à leur manière, ma vision du monde et que j’ai pu enrichir en parcourant la planète et les luttes ; en rencontrant de merveilleux êtres humains. Et puis, forcément, beaucoup d’objets de Russie ou de Chine puisque cela fait maintenant près de quinze ans que je travaille régulièrement sur ces deux pays. Mon prochain film sera à nouveau sur la Russie de Poutine qui devient de plus en plus une véritable dictature ou disons une « démocrature » d’un genre nouveau. Je rapporterais sûrement d’autres objets !
Jean-Michel Carré
Le 24 mars 2013
Cher Jean-Michel,
Je suis heureuse d’avoir de vos nouvelles. J’espère que Asian Side Of Doc 2013 s’est bien passé et que les échanges Occident/Asie ont permis un rapprochement productif et constructif.
En attendant votre lettre, j’ai regardé les trois volets de votre documentaire La Chine, Le Nouvel Empire (Arte Éditions). J’ai ainsi accumulé trois feuilles de notes diverses, de questions et d’idées.
Avant de répondre à quelques unes de vos réflexions exposées dans votre lettre, je voudrais voir si quelques-unes de mes notes résument bien ce qui m’a été donné de voir et d’entendre dans votre documentaire.
Le sentiment d’ensemble est quelque peu perturbant. On comprend mieux l’histoire globale de cette Chine que l’on pense connaître et, dans un même temps, la légendaire expression « péril jaune » refait surface. Loin de moi l’idée d’être négative, mais des dires mêmes des analystes chinois présents dans votre documentaire, cela donne cette impression : une Chine inéluctablement dirigée vers une expansion de son « univers » vers le nôtre. N’était-ce pas cette conception millénaire de l’Empire du milieu qui refait surface après une, ou plusieurs, blessures d’orgueil ? Le réveil du Dragon se fait jour, économiquement, tel ce socialisme chinois qui ne semble être qu’un capitalisme qui ne dit pas son nom, ou qui, au contraire, devient « Capitalisme d’État » ou encore un « market léninisme » comme l’explique un de vos interlocuteurs dans la deuxième partie de votre documentaire. On pourrait même dire qu’il s’agit d’un capitalisme à l’Américaine sans les lois du marché, un enrichissement personnel et individuel souhaité par les individus comme par les dirigeants du Parti.
Un autre sentiment se fait jour, celui d’une utopie qui se serait heurtée au réel. Il y a ainsi une différence entre l’idéalisme et l’application de cet idéalisme. Cette différence est due essentiellement à l’existence de la nature humaine elle-même, avide de pouvoir. De plus, on peut aisément parler d’un fossé qui s’est creusé idéologiquement entre les jeunes pleins d’enthousiasme de mai 68, idéalistes et loin de la Chine, et cette dernière qui vivait une réalité inconnue de ces jeunes. L’un de vos interlocuteurs parle même d’une politique « rouge sang ». Pensez-vous à votre propre expérience de mai 68 dans cette « déception » idéaliste, utopique ou idéologique ? Car finalement vous vous définissez comme un « maoïste libertaire »…étrange comme formulation. Finalement, Mao a été une sorte de « théocrate », considéré comme un dieu vivant, dont la mort a surpris tous les chinois (comme s’il était éternel) ; voulant être incinéré et finalement embaumé, révéré comme un dieu devant lequel on s’agenouille ; intouchable comme lors des événements de la place Tian’anmen de 1989 (lorsque des étudiants ont projeté de la peinture sur son portrait). Il régnait en maître, perdant pied, perdant de vue ses premières pensées idéologiques ; n’osant même pas critiquer Staline alors qu’il l’était à son égard et à l’égard de sa politique.
J’ai encore des tas de choses dans mes notes que je garde pour une prochaine lettre, mais désormais, passons à vous.
J’avoue être quelque peu étonnée de cette approche que vous avez sur les « grands révolutionnaires » qui trônent dans votre bureau. Est-ce leur idéalisme qui vous plait, leurs actions, ou l’idée même de « révolution » (ou de « révolutionnaire ») qui vous attire chez eux ? Car vous pouvez être déçu par la réalité et séduit seulement par l’idée qu’ils représentent ?! Moi, je préfère parler d’ « Évolution » que de « Révolution », ça doit être mon côté philosophe…
Enfin, Avez-vous peur pour tous ceux qui ont témoignés dans votre documentaire ? Car vous devez présenter celui-ci en Chine, en avant-première, et les contrôles sont nombreux, la censure existe, certains documents ne sont pas accessibles sur internet etc. Afin de ne « froisser » personne, pensez-vous avoir fait preuve de « diplomatie » lors des choix des séquences ? Cela serait compréhensible.
Ce que je peux dire, c’est que Arte, partenaire de votre documentaire, est toujours à la pointe de la diffusion de docs d’exception. Je me souviens d’un doc. sur le quartier des artistes dans lequel je découvrais les Frères Gao dont vous parlez, et leur incroyable « cave » faites d’œuvres subversives. Je connaissais donc ce « buste de la repentance » et quelques autres œuvres qui s’attaquent aux grands révolutionnaires et idéologues qui « envahissent » les esprits, tel un vaste lavage de cerveau ; qui finissent par nier toutes idées originales, toutes pensées individuelles.
Enfin, vous faites actuellement un deuxième documentaire sur Poutine. On ne peut nier un lien fort et Historique entre la Chine et la Russie (même s’il a été parfois houleux). On connait également les liens entre la Chine et les USA (tout aussi houleux). A quand un doc. sur les USA ? La boucle serait bouclée ?…des réticences à cette idée ?
J’espère que vous me raconterez votre avant-première…à chaud comme on dit…
En attendant impatiemment votre lettre,
Bien à vous,
Sophie
Pékin Le 29 mars 2013
En réponse à vos premières impressions. La peur, symbolisée par « le péril jaune » est bien au centre de préoccupations des occidentaux. C’est pourquoi il faut remettre les choses à plat. Si depuis quelques années la Chine est redevenue une puissance mondiale, c’est d’abord parce que les Occidentaux (appelons les comme cela par facilité, même s’il s’agit aussi d’asiatiques et en fait du reste du monde) y ont investit massivement pour leur propre profit, que ce soit d’user d’une main-d’œuvre bon marché où de profiter d’un futur gigantesque marché de consommateurs ! Pour l’anecdote, la France a tout raté avec ce pays. Au début des années 80, Renault était déjà présent en Chine mais n’a rien compris à la politique d’ouverture de Deng Xiaoping malgré l’insistance de quelques économistes français de l’époque. Plus récemment, Alstom, pour vouloir garder 5% de plus dans un joint venture avec la plus important constructeur ferroviaire chinois et avec la « peur » de se faire voler trop de secrets de fabrication, se retrouve aujourd’hui en compétition avec le TGV chinois qui gagne de plus en plus de marché alors qu’Alstom, en association, aurait pu devenir le leader incontesté sur ce marché et en récolter une part non négligeable de bénéfice. Les exemples sont multiples mais je ne suis pas là pour défendre le capitalisme français bien que cela rejaillit aujourd’hui sur les difficultés économiques de la France. Comme nos politiques, nos industriels n’ont aucune stratégie d’avenir avec ce pays car ils ne le comprennent pas. Quand la Chine a décidé d’utiliser l’économie de marché, elle l’a prise comme un outil comme un autre et pas comme une idéologie. Elle a su l’utiliser brillamment, mais je reste persuadé qu’elle n’est pas un pays capitaliste de plus, même si on trouve malheureusement les mêmes effets pervers ; elle est une économie socialiste d’état, comme elle se définit elle-même, évitant d’être à la merci du monde de la finance comme l’Occident, car de fait le Parti communiste à la main sur tout ou presque et a une possibilité extraordinaire de prendre rapidement des décisions économiques, financières, industrielles comme aucun autre pays. Reste maintenant à redistribuer la richesse pour tous, lutter contre la corruption, établir un état de droits, ne plus avoir peur de la liberté de la presse, autant d’immenses chantiers dont doit s’occuper le nouveau président Xi Jinping pour les 10 années à venir, ce qui n’est pas une mince affaire ! J’ai surement un côté utopiste, mais j’ai assez confiance dans cette vision de l’histoire. A voir, ou « À suivre » comme je mets à la fin de mon film qui est le sens que je voulais lui donner, non pas d’un autre film mais d’engager les citoyens à regarder de plus près la Chine.
Depuis des siècles, les chinois ont été élevés dans l’idée qu’ils étaient le centre du monde (avec la représentation de leur idéogramme, leur monde étant vu comme un rectangle, ils sont au milieu « 中 »). Ce qui ne veut pas dire qu’ils veulent devenir les maîtres du monde, mais uniquement les maîtres de l’Asie, les petits pays asiatiques ne devant être que des vassaux de la puissance « impériale » chinoise. Cela représente évidemment des sources importantes de conflits futurs, notamment avec les États-Unis qui ne sont déjà plus les maîtres dans cette partie de la planète. Mais dans une mondialisation, telle que nous la connaissons, nécessairement la Chine joue un jeu économique planétaire et va chercher des ressources et des débouchés vers l’ensemble des continents, notamment ceux que l’Occident a le plus exploité et sacrifié : l’Afrique et l’Amérique latine. Elle n’en néglige pas moins les USA en prenant en charge une partie de leurs dettes, et l’Europe en y investissant de plus en plus massivement. La Chine est au premier rang pour l’économie et au fond de la classe, encore près du radiateur, pour la politique, mais c’est un choix qui a été clairement énoncé dès Deng Xiaoping et qui n’a pas encore changé. La paranoïa du pouvoir, que ce soit du fait de l’éclatement de l’URSS ou de Tiananmen reste très importante.
De mon côté, il n’y a pas eu vraiment de déception en 68, je voyais le sectarisme des groupes Mao de l’époque en France et je n’ai malheureusement pas beaucoup d’illusion pour les révolutions, excepté au départ lorsqu’elles luttent contre un ennemi clairement identifié, en général l’aristocratie, l’impérialisme, la bourgeoisie. Il ne faut pas oublier contre qui luttaient les révolutionnaires en 1789, 1848 ou pendant la Commune de Paris, ou ensuite en Russie, en Chine, à Cuba, au Vietnam… Des peuples ont été momentanément libérés même si cela a mal tourné ensuite, où la bourgeoisie, ou une forme de bourgeoisie, a repris le pouvoir à plus ou moins long terme.
C’est pour cela que je dois expliquer ma position « Maoïste-libertaire », concept assez antinomique, prenant ce qui me convenait dans certains textes de Mao tout en vivant pleinement les luttes de 68 : la libération sexuelle, la lutte des femmes, les luttes de soutien aux peuples opprimés et aux immigrés, contre l’apartheid, le mandarinat… Les raisons de se mobiliser et de se battre étaient multiples et certaines n’avaient rien à voir avec la Révolution culturelle chinoise telle que nous l’imaginions. Ce n’est que trois ans plus tard, au retour de ceux qui avaient fait le voyage en Chine, que nous avons pris la mesure du fossé qui existait entre nos deux pays dans nos visions de la liberté, de la révolution ou de la démocratie.
L’idéalisme théorique de la Révolution culturelle nous avait « transporté » pour de nombreuses raisons : la proximité avec la victoire du petit peuple vietnamien contre la super puissance américaine ; l’idée d’une révolution « culturelle », terme en général absent des discours politiques ; mais surtout le fait que la jeunesse était aux avant-postes, qu’elle voulait combattre la bureaucratie, le paternalisme, le système scolaire… Et puis, pour moi plus particulièrement, la lecture des « Interventions aux causeries sur la littérature et l’Art à Yenan » de Mao Zedong était une source précieuse d’indications sur la manière de faire des œuvres « révolutionnaires ». Lorsqu’aujourd’hui je fais lire ce texte à des amis, il leur semble complètement aberrant et abscons ! A l’époque déjà, je sautais automatiquement des locutions comme « sous le contrôle du parti communiste », « se conformer à l’esprit de parti, et à la politique du Parti »… mais je retirais du texte certains principes qui m’ont accompagnés tout au long de ma vie : donner la parole à ceux que l’on n’écoute jamais, échanger les savoir-faire, être du côté des opprimés, faire des œuvres qui soient utiles aux luttes, s’opposer au pouvoir de la bourgeoisie et de la bureaucratie, se soumettre à la critique de ceux qui sont sur le terrain… et aussi faire en sorte que ces œuvres soient les plus belles.
Donc, depuis quarante ans, sans appartenir à un quelconque parti, j’ai réalisé des films « maoïstes-libertaires », sans le revendiquer, inscrivant naturellement mon engagement sur le terrain de la création cinématographique. Le collectif de production que j’ai créé avec d’autres, s’appelle les Films Grain De Sable, dans l’idée que chaque film est un petit grain de sable dans le système étatique. Nous étions persuadés que l’art pouvait aider à comprendre le monde, que chacun pouvait s’approprier nos films et décider de les utiliser individuellement ou collectivement dans son propre combat. C’est un combat semblable que je mène avec mon film sur la Chine. Je suis un ami de ce peuple, encore faudrait-il qu’il ait à nouveau envie de se battre collectivement, et pas seulement quelques intellectuels ; ce combat là est loin d’être gagné mais je garde espoir. Assumer mon histoire personnelle ne m’empêche pas, bien au contraire, de critiquer les horreurs de Mao et des autres dirigeants, écouter l’écrivain raconter comme il avait été pris d’une crise de rire lors de la mort de Mao, parler de la grande famine, des morts de la révolution culturelle, de la guerre sino-vietnamienne, de juin 89, de la répression envers les dissidents actuels… Mon idéalisme ne peut exister qu’en mettant à plat toutes les contradictions d’une société, mais sans oublier de remettre ces évènements en perspectives avec l’époque où ils se sont passés.
Les grands « révolutionnaires » de mon bureau sont autant là pour représenter l’existence à un moment donné d’un idéalisme autant que le danger et les détournements qu’ils ont faits de leur utopie. Leur représentation iconographique, souvent très kitsch, est là pour prouver la limite de leur pouvoir comme le côté dérisoire, mais s’il est important de ne pas oublier des hommes ou des femmes qui ont pu, un moment, transformer le monde. J’ai depuis très très longtemps mis Dieu aux oubliettes ce n’est pas pour avoir de nouvelles idoles, même laïques.
Pour les personnes qui ont participées à mon documentaire, il est clair qu’ils savaient ce qu’ils faisaient et les risques qu’ils prenaient. Beaucoup sont des gens très courageux qui sont toujours dans le combat à l’intérieur de leur pays et ce ne sont pas les pressions ou la prison qui peuvent les intimider. Ils savent très bien qu’aujourd’hui avec Internet, tout peut se retrouver sur la toile, et ce film est très important pour les chinois qui vivent dans leur pays. Plusieurs professeurs veulent montrer ce film à leurs élèves car beaucoup n’ont jamais pu voir un grand nombre d’archives qui sont dans mon film. Il sera surement et heureusement piraté très vite, c’est la raison pour laquelle j’ai tenu à faire une version chinoise de très bonne qualité. Mon but n’était surtout pas de faire de la diplomatie mais d’être au plus près de la réalité historique, quelle que soient les conséquences, ce que reconnaissent aujourd’hui les sinologues occidentaux ou les chinois qui ont vus le film. Pour eux, Chine, le nouvel empire est devenu le film de référence. Mais pour certains Occidentaux, je ne suis pas dans le politiquement correct, quand je parle du Tibet ou des contradictions de Mao ou de Tiananmen, tant mieux si cela suscite le débat et la controverse, je ne suis pas dépositaire de la vérité même si, grâce à la variété de mes interlocuteurs, j’essaye de m’approcher d’une certaine objectivité sur les différentes problématiques de ce pays.
Je ne pense pas faire de film sur les USA, car ces films existent et les cinéastes américains en font de très bons. Par contre il est encore difficile sinon impossible pour des Chinois ou des Russes de faire des films comme les miens et ils me sont très reconnaissants que je les réalisent et qu’ils puissent les diffuser. Après Poutine, il y aura un nouveau film très différent bien que dans la même veine.
La projection à Pékin a lieu dans 2 heures à Pékin, je vous raconterai les débats…
Jean-Michel
Le 30 mars 2013
Cher Jean-Michel,
A l’heure où je vous écris, il est midi un quart en France. Pékin, amorce donc son début de soirée. Je suppose que votre avant-première est finie ou alors qu’elle se déroule en ce moment même… j’ai hâte de connaître les réactions !
Il est clair que votre documentaire est objectif et que vous avez su montrer ce que les occidentaux ne comprennent pas toujours. On a souvent cette représentation un peu archaïque de ce qu’est cette culture. Un peu ce que nous pouvons trouver dans les bandes dessinées de Lucky Luke : la blanchisserie, l’acceptation sans rébellion, le travail pénible et sans fin, l’habit traditionnel etc. Je pense que cette « vision » n’a pas permis à l’occident de voir à quel point nous avions sous-estimé une population capable de s’adapter au monde moderne. Nous la découvrons sans pour autant la comprendre et nous adapter à elle.
Avant d’aborder quelques idées, quelques questions notées ici et là sur les « petits papiers » posés sur mon bureau, l’actualité me pousse à vous parler d’un pays qui mériterait un documentaire comme celui dont nous parlons ici : il s’agit de la Corée du Nord. Aujourd’hui même ce pays s’est déclaré en guerre contre la Corée du Sud.
Quel est votre analyse sur le sujet et, puisque vous êtes à Pékin en ce moment même, y-a-t-il des réactions ? Puisque la Chine a soutenu pendant longtemps ce régime… est-ce toujours le cas ? Car cela ne semble pas être dans l’intérêt de Xi Jinping, Président actuel de la Chine.
Mis à part un excellent documentaire (ou film… je ne sais pas comment qualifier ce genre particulier!) de Strip Tease sur France 3 (datant de 2000) consacré à la Corée du Nord, les images de ce pays se font rares, l’analyse et la compréhension de ce celui-ci sont difficiles à faire et notre vision des choses est partielles. Cela mériterait, là aussi, un documentaire ?!
Après cette digression, venons en à mes petites notes…
Tout d’abord, sur la question du Tibet. La discussion sur ce sujet déclenche souvent des « visions » opposées. Afin de discuter de mon point de vue sur la question et sur l’évocation de ce sujet dans votre documentaire, j’ai parlé à un ami, Claude, historien de formation et professeur. Nous avons des divergences : lui, regarde l’histoire du Tibet et les dates d’indépendances ou d’appartenances de ce pays à la Chine pour déterminer son statut et moi, je regarde du côté des divergences culturelles, cultuelles et géographiques. Certes il s’agissait d’une théocratie qui avait tous les défauts possibles d’un régime tel que celui-là, mais je pense que les réformes étaient en marche avec le Dalaï Lama (Tenzin Gyatso). Cette question semble être un sujet de « crispations » pour l’occident et pour la Chine, qui manœuvre pour coloniser (et le mot n’est pas trop fort ici) cette région du monde.
Ensuite, autre question : peut-on considérer qu’il y a deux Chine : une Chine politique et une Chine culturelle ? Je pose cette question car il semble, au regard de votre reportage, que la période que vit la Chine actuellement, pourrait correspondre à celle que l’Europe a connu lors de la Renaissance : ouverture technologique, ouverture vers d’autres Savoirs, ouvertures vers d’autres cultures etc. La Chine re-naitrait donc après une longue période de « sommeil », alors que sa politique, elle, semble quelque peu « figée ».
Je dis cela parce que la soif de connaissances, d’expressions artistiques est palpable lorsqu’on regarde le travail des intellectuels chinois et des artistes à l’instar de Ai Wei Wei ou des frères Gao et de bien d’autres qui se sont installés dans le quartier Art 798 à Dashanzi. La référence en matière de renaissance intellectuelle est celle de Liu XiaoBo prix Nobel de la Paix en 2010.
Enfin, je ne peux m’empêcher de vous poser cette question (qui est en dehors du sujet qui nous intéresse) : en matière de reportages, de documentaires, pensez-vous que le travail d’un philosophe comme Bernard-Henri Lévy soit utile, de qualité, intéressant, objectif ? En d’autres termes, avez-vous un point de vue sur son travail et pensez-vous que le regard d’un philosophe soit utile de nos jours ? J’ai un point de vue très partagé sur ces questions et je voudrais avoir votre sentiment et votre opinion de spécialiste du documentaire.
Dernière petite question en passant…je n’ai pas réussi à voir sur les génériques, mais, est-ce votre voix que l’on entend dans le doc ? Si tel est le cas, je connais la vôtre et vous ne connaissez pas la mienne…Sophie 1, Jean Michel 0.
Si tel n’est pas le cas…balle au centre …
A très bientôt,
Amitiés,
Sophie
Le 30 mars 2013
Vol Pékin-Paris via Doha
La projection est terminée et elle s’est remarquablement passée. Excepté que plusieurs personnages du film n’ont pu se rendre à l’Ambassade de Belgique où se déroulait cette avant première en version chinoise, empêchés par les autorités ! Ce fut le cas de l’artiste Ai Weiwei, du philosophe Xu Youyu et de l’avocat des droits de l’Homme Li Jinsong. Nous avons appris que d’autres ont eu leur invitation bloquée sur leur mail et n’ont pu la recevoir à temps. Malgré tout, une trentaine d’entre eux qui habitaient dans la région de Pékin ont pu venir. J’ai ressenti beaucoup d’émotion et de bonheur de revoir mes personnages. Certains, comme Wu Lihong, le militant écologiste, avait réussi à se débarrasser de ses « gardes du corps » pour venir de Shanghai. Avant la projection, plusieurs m’ont dit qu’ils étaient très curieux de découvrir le regard d’un réalisateur français sur leur histoire, même si ce sont uniquement des chinois qui intervenaient. A la fin des 3 heures, il y a eu de longs applaudissements. Les réactions ont été très positives et tous voulaient absolument acheter une copie ; Je leur ai dit que j’avais prévu naturellement de leur en offrir une dès que j’aurais pu rectifier quelques petites erreurs de traduction, et surtout qu’ils ne se gênent pas pour la pirater avec mon accord et la faire circuler sur le net. C’est ce que j’avais déjà fait pour le Système Poutine ou des militants et des ONG ont fait graver des milliers de Dvd qui ont été distribués lors de réunions, sous le manteau, comme à l’époque des Samizdats*. De plus, internet a très bien marché en Russie puisqu’il a des centaines de milliers de visionnages du film en version russe. Je ne suis pas sûr que ce soit si simple avec mon nouveau film sur le net chinois !!!!! Par contre il a été piraté en dvd. Pour les réactions, certains ont été étonnés d’apprendre des choses sur leur pays, ce qui leur paraissait comme un comble ; Ils ont compris l’énorme travail qu’avait demandé ce film, que je ne les avais pas trahi et plusieurs ont dit qu’il devrait devenir le film de référence sur leur pays car ils trouvaient le film très objectif, très juste, et pour une fois sans une volonté critique à priori, mais une volonté de comprendre et de faire ressortir la complexité de leur pays. Ceux qui travaillent à l’Université vont organiser des petites projections avec leurs étudiants pour qu’ils découvrent, notamment à partir des images qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de voir, des aspects qui leur étaient, de fait, totalement inconnus, surtout dans la deuxième partie. Deux jeunes étudiants du film ont été très étonnés de voir remis en question l’image idéalisée qu’ils avaient de Deng Xiaoping et cela les a beaucoup perturbé, mais ont montré une satisfaction réelle alors qu’ils sont membres du Parti. Une journaliste dissidente trouvait que je n’avais pas encore été assez dur sur la responsabilité de Deng pendant les évènements de juin 89, elle qui avait été incarcérée durant sept ans sur ordre de Deng, simplement parce qu’elle s’était exprimée plusieurs fois publiquement sur la place.
Une discussion s’est faite sur le titre « Chine, le nouvel empire ». Un producteur de documentaires chinois trouvait qu’il était trop provocateur car apportant une ambiguïté avec le terme impérialiste, qui n’est pas une caractéristique chinoise. Tous les autres trouvaient, au contraire, que cela représentait bien la vision d’avenir de la Chine et l’un d’eux insista pour expliquer que l’Empire d’aujourd’hui n’avait jamais été aussi puissant. Bref, on a prévu de se revoir à la rentrée prochaine vers octobre pour organiser une nouvelle projection-débat avec une version anglo-chinoise afin que l’ensemble des journalistes étrangers puissent participer à la discussion avec le maximum d’intervenants. J’en profiterais pour faire une escale à Hong Kong et peut-être à Shanghai pour, là aussi, organiser ce type de rencontres.
Avant de partir pour la Chine, j’ai envoyé une copie à l’Attaché culturel de l’Ambassade de Chine à Paris. Nous devons nous rencontrer la semaine prochaine. J’aurais cette fois une vision officielle dont je vous ferai part.
Vous me parlez des problèmes actuels avec la Corée du Nord. Mais depuis la guerre de Corée de 1950, ce pays n’a cessé d’être une épine dans le pied de la Chine. Comme je l’explique dans le film, c’est la Corée du Nord et surtout l’URSS qui ont poussé la Chine à rentrer dans cette guerre. Mao Zedong hésitait sachant que la rupture serait alors complète avec les USA sur la question de Taiwan. L’armée chinoise y laissa un million de soldats et Mao son fils ainé. Et à la fin de cette guerre, les frontières reprirent les mêmes frontières qu’avant !
Si la Chine a défendu la Corée de Nord, c’est qu’elle ne tient surtout pas à avoir une frontière commune avec un pays, comme la Corée du Sud, ce qui reviendrait à avoir les USA à sa frontière. Ce n’est pas pour autant que la Chine apprécie l’attitude de Kim Jong-un. Bien sûr que La Corée du Nord mérite des films, malgré la difficulté de tourner dans une totale dictature, et il y en a quelques-uns qui existent, mais je ne pense pas que c’est un problème essentiel aujourd’hui malgré les aboiements répétés de son nouveau chef. Dans un autre ordre d’idée, j’avais, il y a quelques années, refusé de faire un documentaire sur Berlusconi, un autre sur le Front National ou encore Sarkozy. Il y a naturellement toujours un intérêt, même sur ces personnages de seconde zone, mais surtout je n’avais pas envie de perdre quelques mois de ma vie pour de petits personnages que l’histoire oubliera.
Depuis très longtemps, le Tibet est un abcès de fixation entre la Chine et l’Occident et il y a actuellement sur ce sujet des positions occidentales « humanistes » ou même parfois disons confessionnelles, de défense du peuple tibétain, qui me semblent essentielles, mais ces combats nient systématiquement toute la complexité des réalités historiques des rapports entre Chine et Tibet. Résultat, de chaque côté on assiste à un débat qui ressemble plus à de la propagande et qui, de fait, ne débouche sur rien. Sur ce sujet aussi, il faudrait plusieurs films, plus que les cinq minutes que j’y passe dans mon film, mais durant ces cinq petites minutes, des faits essentiels sont révélés, où du moins remis dans le débat pour les quelques uns qui les connaissaient, mais qui souvent se gardent bien d’en parler (qu’il s’agisse de l’aspect théocratique, de l’esclavage encore présent à cette époque de l’arrivée de L’APL au Tibet, de l’existence d’une société de castes, des accords en 17 points signé par le gouvernement du Tibet et la RPC pour reconnaître le droit à l’autonomie régionale du Tibet, de la nomination du Dalaï Lama comme vice-président de l’Assemblée Nationale Populaire chinoise, de l’admiration du Dalaï Lama pour Mao Zedong, du jeu antagoniste et des moyens logistiques et militaires que la CIA va mettre en place pour former une armée tibétaine…). Il faut se faire une raison, la Chine ne lâchera pas le Tibet, parce que le gouvernement en exil demande l’indépendance du Tibet « historique », qui représente environ un tiers de la superficie de la Chine pour six millions d’habitants tibétains, que s’y trouve la source des plus grands fleuves d’Asie, qu’elle sert de tampon frontalier face à l’Inde et aux pays d’Asie centrale… Il ne faut jamais oublier que la Chine est un État laïque et qu’il n’acceptera jamais une collusion entre pouvoir religieux et pouvoir politique. C’est au gouvernement tibétain en exil, aux pays occidentaux et aux tibétains qui vivent encore au Tibet, de trouver un terrain d’entente audible par le pouvoir chinois. C’est le même problème pour les autres religions présentes en Chine.
Dans ce film, toutes les 4 ou 5 minutes, on pourrait s’arrêter pour créer un documentaire d’une heure, sans problème. C’est devenu d’autant plus évident lorsque Arte m’a demandé de faire le chapitrage du Dvd. J’ai pu dresser la liste impressionnante des problématiques traitées successivement dans le film (près de 120), faisant naturellement un film très dense.
Peut-on considérer qu’il y a deux Chine, l’une politique, l’autre culturelle ? C’est très complexe puisque depuis des siècles, la richesse culturelle s’est forgée avec sa puissance politique impériale, et que l’empire ne fait aujourd’hui que perdurer sous une forme plus « républicaine ». S’il est clair que vu depuis un regard occidental la progression économique, technologique, scientifique et artistique est sans conteste impressionnante tout en s’appuyant sur une attitude d’ouverture réelle aux autres civilisations, de tester leurs apports et, de fait, d’en faire ses choux gras lorsqu’ils leur semblent correspondre à leur développement propre, les avancées politiques paraissent bien plus frileuses. Personnellement je ne suis pas totalement convaincu par cette vision. Le politique est certes en retard, mais il y a des explications à cela, ne serait-ce que par l’immensité territoriale de la Chine mais surtout de son imposante population ; Comme le dit dans le film un analyste économique citant le Premier ministre Wen Jiabao : « Si vous prenez n’importe quelle ressource, quelque importante qu’elle soit, et si vous la divisez par un milliard 300 millions, vous en avez très peu. Et si vous prenez un problème, même un tout petit problème, si vous le multipliez par un milliard 300 millions, vous avez un gigantesque problème. » Cette notion de nombre est absolument essentielle, et c’est là quelque chose qui a tendance à un peu agacer les chinois, effectivement, de se voir donner des leçons par des pays qui ont très bonne réputation comme la Suède par exemple, les pays d’Europe du Nord qui sont des pays très, très attachés aux Droits de l’Homme… Mais, vous savez, toute la Suède fait entre huit et neuf millions d’habitants… C’est-à-dire que l’ensemble de la population de la Suède représente à peu près trois quartiers de Pékin…
On ne peut pas dire que la période maoïste ait été une période de sommeil (excepté naturellement du point de vue économiste occidental) alors qu’il s’est passé un interminable, et parfois dramatique, débat idéologique pendant trente ans. Le sommeil politique démarre beaucoup plus avec l’arrivée de Deng Xiaoping en 1978, et surtout lors de son retour après la glaciation de l’après 89 et l’éclatement de l’URSS où il accepte de maintenir la main mise totale du Parti sur l’ensemble de la société et de l’économie, mais en faisant accepter l’ouverture et l’économie de marché. Une situation qui n’a pas changée depuis cette époque. Et en même temps, aujourd’hui, il y a chez tous les chinois, même chez certains dissidents, la peur d’un chaos dans l’éventualité du délitement du Parti communiste alors qu’il n’y a pas, actuellement, d’alternative politique (puisque tout est fait pour qu’elle n’existe pas) et que cela pourrait conduire à un bain de sang, à une reprise en main par l’armée… Peut-être faut-il en passer par là, mais qui pourrait en prendre la responsabilité ?
Parler de renaissance intellectuelle avec le Prix Nobel de la Paix Liu Xiaobo me semble quelque peu exagéré. S’il était intéressant d’écrire la Charte 08 dans la situation actuelle, la Chine, largement inspirée par la Charte 77 de Vaclav Havel, beaucoup d’intellectuels dissidents, même s’ils l’ont signée, ne l’a trouve pas pour autant à propos dans la période présente. S’ils demandent la libération de Liu Xiaobo, c’est principalement pour des raisons de respect de la liberté d’expression que d’une acceptation de ses propos. Peut-on faire confiance à quelqu’un qui a soutenu la guerre d’Irak, comme à Wei Jingsheng, maintenant aux États-Unis, qui avait été le plus célèbre prisonnier politique de Deng lorsqu’il avait demandé la « Cinquième modernisation », c’est à dire la «Démocratie » sur le mur dit « de la démocratie », puis qui se plaint qu’il n’ait lui-même été nommé au Prix Nobel de la Paix à la place de Liu Xiaobo ? Je pense que le renouveau intellectuel est plutôt du côté d’écrivains qui sont dans le film comme Yu Hua (Brothers, Le vendeur de sang, La Chine en dix mots…) ou Yan Lianke (Servir le peuple, Bons baisers de Lénine, les Quatre Livres…), des cinéastes et des artistes plasticiens (du moins quand ils ne se satisfont pas de faire que de l’argent…)
A propos de BHL je dois dire que le personnage ne me passionne guère, son aura médiatique a parfois permis de mettre la lumière sur des événements qui ont poussé les politiques à réagir, et donc tant mieux. Je pense pour autant que le regard philosophique est essentiel et indispensable à la compréhension du monde, autant que l’Art. Ce sont pour moi les deux disciplines les plus importantes pour que l’humanité prenne du sens. Mais elles sont toutes les deux de plus en plus mises de côté. Est-ce à cause de l’état actuel de la société, tournée essentiellement vers la cupidité, ou parce que les philosophes et les artistes manquent d’intégrité intellectuelle comme d’engagement politique ? Les deux, je pense.
A propos, il vous arrive d’employer, certes rarement, le terme de « reportage » au lieu de documentaire à propos de mon film. Ce n’est qu’un débat de professionnels de la profession, mais il est pour moi important de faire la différence. Dans son terme exact de « documentaire de création » sous-entend la notion d’auteur, d’artiste et donc de point de vue. Avec cette possibilité de subjectivité qui peut rendre une approche paradoxalement plus objective. Ce n’est pas une question de qualité, il peut y avoir de très bons reportages et de très mauvais documentaires. Le reportage se veut être, par définition, informatif, souvent accompagné d’un commentaire de journaliste qui pourrait être interchangeable et même contradictoire sur de mêmes images, et pourrait être réalisé par différents « techniciens ». Comme le film de fiction, le documentaire est une œuvre unique, personnelle, qu’elle soit réussie ou ratée. Elle existe par sa durée de fabrication, son engagement artistique ou politique, dans son écriture particulière, dans ses prises de risques.
Oui, c’est ma voix dans le film. Donc vous menez. Puis-je me permettre une bise…
Amitiés,
Jean-Michel Carré
*Les Samiztdats étaient des systèmes clandestins permettant de faire circuler des informations en dehors du contrôle de l’état en ex-URSS (NDRL).
Le 03 avril 2013
Cher Jean- Michel,
Bien entendu, vous pouvez vous permettre une bise…
Quelle sensation extraordinaire cela doit être de voir son travail récompensé ainsi, surtout quand on pense à toutes ces personnes « empêchées » par les autorités. Je ne suis pas réellement surprise par ce que vous expliquez concernant Ai Wei Wei, Xu Youyu ou encore Li Jinsong car ils représentent à eux seuls une certaine liberté de penser : un artiste, un philosophe et un avocat des Droits de l’Homme. Que pouvons-nous dire de plus malheureusement…
J’attends donc vos réactions quant à votre entrevue avec l’Attaché Culturel de Chine à Paris. J’aurais aimé être une petite souris pour voir ça !
Ce que l’on constate aux vues de vos explications extrêmement claires et précises – que ce soit dans notre correspondance que dans votre documentaire – c’est à quel point ce pays est complexe tant dans son histoire que dans les méandres de sa politique. Passionnant tout ça ! De plus, on voit très clairement votre attachement, votre passion pour cette partie du monde. Je pense qu’on ne peut transmettre les choses qu’avec un minimum de passion. En ce qui vous concerne, on sent à la fois la transmission et la passion au maximum. Quoi que vous puissiez encore vous dépasser avec votre prochain documentaire sur Poutine… j’attends cela avec impatience !
A propos du Tibet, je ne peux contredire ce que vous expliquez. Les compromis des deux côtés ne sont pas, semble-t-il, à l’ordre du jour, mais il est certain que, dans l’éventualité d’un retour du Dalaï Lama et/ou d’une indépendance, les choses ne pourront pas revenir comme elles étaient avant 1952. L’esclavage, les castes, la théocratie ne pourront être mis en place (la communauté internationale s’y opposerait). Dans le même temps, une Chine laïque ne peut l’être que si elle n’interdit pas l’idolâtrie ou si elle ne « commande » pas un successeur du Dalaï Lama « sur mesure pour le Parti »… comme c’est apparemment le cas.
Ainsi que vous le disiez, la notion de « nombre » est essentielle et c’est quelque chose que nous, occidentaux, avons du mal à saisir. La phrase dont vous parlez est également un élément qui avait happé mon attention lors du visionnage et je me souviens y avoir repensé par la suite en me disant que cette vision des choses nous échappait quelque peu lorsqu’on y réfléchissait : si effrayante et si abstraite à la fois.
Pour ce qui est de la place de l’Art et de la philosophie, comment ne pas être d’accord avec vous. Quant à moi, les philosophes manquent parfois de connaissances du monde, au sens propre. Ils se rendent parfois hermétiques, sans en prendre forcément conscience, trop théoriques, trop éloignés des réalités et n’arrivent pas toujours à se faire comprendre. S’occupant (par moment) un peu trop de leurs nombrils. Ce qui peut les rendre peu sympathiques. Leur image devient parfois plus importante que le poids de leurs idées ou du rôle qu’ils doivent jouer : éveiller les consciences et l’esprit critique.
Puisqu’il s’agit là de notre tout dernier échange, je tenais à vous dire que cette correspondance fut très instructive pour moi et que votre documentaire (j’espère ne pas me tromper sur le terme du coup!) est à la fois passionnant et objectif, une vraie mine d’or pour tous les historiens et pour tous les curieux !
Enfin, sans le savoir, j’avais déjà associé la voix du documentaire à vos lettres, je trouvais qu’elle vous allait bien !!
J’ai découvert, au travers de vos lettres, un être passionnant et passionné qui, à l’inverse de ma vision pessimiste du monde, est un optimiste humaniste. A la lumière de votre regard sur le monde, je verrai certainement les choses autrement, c’est certain.
J’espère que la fin de cette correspondance ne sera pas la fin de nos échanges… et que, peut-être un jour prochain, nous recommencerons cette « aventure » épistolaire. Elle sera pour moi un vrai et grand plaisir. A très bientôt, j’en suis certaine …
Je me permets une bise,
Toutes mes amitiés,
Sophie
Le 06 avril 2013
Paris,
Difficile de s’arrêter ! Je vous en ai un peu voulu au départ car cela me prenait pas mal de temps alors que j’étais assez débordé et, peu à peu, on s’y fait, on y prend même du plaisir et c’est à cet instant que cela se termine ! Et en plus, je reste dans la frustration de ne pas connaître votre voix et votre regard, une chose tellement importante dans mes films. Je me dis que ce que j’ai pu écrire est tellement succinct par rapport à ce que j’ai pu vivre durant ces trois années de passion. Mais elles ne font que poursuivre les quarante années précédentes puisque j’ai décidé de vivre ma vie ainsi. En fait, il faudrait que j’écrive à nouveau un livre sur cette aventure singulière, mais je ne sais pas si j’en aurais le temps et l’occasion.
Pour la première fois vous ne me posez pas de question. Étrange et perturbant. Excepté, il est vrai, le compte rendu de la discussion que j’espère avec l’attaché culturel de l’Ambassade de Chine à Paris. Cela permettrait peut-être de terminer notre échange de manière étrange. Mais aura-t-elle lieu où le sera-t-elle à temps pour vous ?
Alors, de quoi pourrais-je parler ? De quelque chose qu’on aborde peu et qui pourrait paraître hors sujet. À propos d’engagement, on cite la passion, mais rarement le désir et encore moins l’aspect sexuel de la création. Surtout quand on se trouve sur le terrain de ce qu’on peut appeler le militantisme qui est souvent synonyme de sectarisme, de don de soi, mais aussi d’ennui et de contraintes. Pour moi c’est tout le contraire, c’est bien sûr la rencontre inestimable avec les autres, et souvent des hommes et des femmes passionnés et passionnants, plein de vie car tournés vers une vie qu’on veut rêver meilleure et pour laquelle on agit, chacun dans son domaine. Et puis le film lui-même, une caméra que l’on pose sur son épaule comme un chat, des lumières que l’on choisies comme un peintre, un objectif que l’on caresse pour trouver le meilleur cadre, des paroles que l’on enregistre pas seulement pour leur sens, mais aussi pour la musique personnelle de chacun. Et puis le montage, lieu privilégié de toutes les rencontres intellectuelles et artistiques ou une œuvre commence à prendre forme. Comme une sculpture, on lui donne peu à peu une forme, et plus on avance, plus on lisse, on caresse, tout en créant aussi des aspérités. On y passe des nuits où personne ne compte ; que cette nouvelle amante qui vous accapare autant qu’elle vous remplie d’émotions plurielles. Elle résiste, se débat, alors que vous ne désirez que la rendre plus belle, plus complexe et pourtant plus préhensible. Et pourtant, le jour où le film se termine, il ne vous appartient plus. Cette maîtresse, avec qui vous avez passé tant de nuits et de moments délicieux et complexes, de complicité intellectuelle et sensuelle dans le peaufinement, vous abandonne pour se présenter à d’autres. Fasse qu’elle soit agréablement reçue et qu’elle s’épanouisse dans de multiples endroits du monde, qu’elle provoque ires et enthousiasmes, mais qu’elle ne laisse quiconque indifférent.
Jean-Michel Carré
S’il fallait conclure
Cette interview épistolaire à cœur ouvert nous a montré qu’il était possible d’avoir des convictions et, dans le même temps, de pouvoir, malgré tout, regarder les choses en toute objectivité. Nous attendons avec impatience les prochains documentaires de Jean-Michel Carré et, souhaitons-le, une nouvelle correspondance. Un grand merci à Arte France et tout particulièrement à Maïlys Affile qui a œuvré afin que cette correspondance soit possible en faisant preuve d’une extrême gentillesse et d’une grande disponibilité.
> Chine, le nouvel empire – De l’humiliation à la domination 1911 – 2013 – Arte Edition – DVD
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