Après avoir dirigé le Théâtre national de Strasbourg, il est Administrateur de la Comédie Française de 1983 à 1986. Il succède ensuite à Patrice Chéreau au Théâtre Nanterre jusqu’en 2001 puis fonde la compagnie Studio Libre avec Bernard Chartreux. Il est aujourd’hui membre des conseils d’administration du Théâtre de l’Odéon, du Festival d’Avignon et du Jeune théâtre national. Après avoir monté Don Juan de Molière à la Comédie Française en 2012, il met en scène en 2013 Iphis et Iante, une pièce d’Isaac de Benserade, un dramaturge du XVIIème siècle , connu à l’époque surtout pour ses divertissements de cour. Il nous explique son choix pour cette comédie atypique dans laquelle il est question d’une jeune femme, Iante, que la mère a travesti en homme dès sa naissance pour échapper à la vindicte d’un père qui souhaitait tuer tout nouveau-né féminin. Mais voilà l’heure des premiers amours et des questionnements de Iante, vraie jeune fille, qui est aussi désespérée que ravie du mariage que son père veut lui faire contracter avec Iphis…une pièce idéale pour débuter le printemps! Fraîche et espiègle, la mise en scène de Jean-Pierre Vincent fait de cette comédie de moeurs riche en rebondissements un moment récréatif de qualité !
Vous souvenez-vous de votre première rencontre avec la pièce d’Isaac de Benserade?
« Un soir de demi brume à Londres, un voyou… ». Non, sérieusement, ce sont les deux chercheurs universitaires – Anne Verdier de Metz et Christian Biet de Nanterre – qui ont trouvé la pièce, l’ont éditée à la fin des années 1990 et qui me l’ont fait connaître. Un petit livre, bien édité aux éditions Lampsaque (!?!). J’ai lu ça et j’ai été immédiatement frappé par la liberté de cet auteur au nom mystérieux, dont mon disque dur cérébral portait quelques traces incertaines, avec ce titre encore plus énigmatique… Ah, la pièce n’était pas facile à lire : une langue et une technique dramatique encore ancienne, des passages à l’usage des raffinés de l’époque… Mais l’histoire, la fable était stupéfiante d’actualité.
Qu’est-ce qui vous a séduit dans cette comédie?
Je pense toujours que le théâtre est fait à la fois pour déranger et pour rassembler : l’un ne va pas sans l’autre. Les artistes sont là pour voir et décrire la vie « autrement ». Cette pièce va (allait) à l’encontre de bien des préjugés, bien des refoulements et des prétendus interdits quant à la vie érotique, sexuelle de chacune et de chacun – et à ses conséquences sociales : le fameux mariage entre filles ! Benserade s’avance dans ce sujet avec une rare audace. Il transgresse la Métamorphose d’Ovide dont il s’est inspiré. Il « pousse le bouchon » aussi loin que sa société le lui permet. Cela m’a enchanté tout de suite.
Une comédie qui évoque la confusion des sentiments et des sexes…résolument moderne donc?Ce n’est pas seulement la confusion, c’est cette sorte d’incertitude, de hantise, de question parfois sans réponse que tous les adolescents se posent quant à leur devenir, ici sexuel, souvent social ou professionnel. Toutes les questions de l’identité se posent en même temps. Benserade a 22 ans quand il écrit la pièce, il se souvient bien de cela. Les comportements peuvent changer d’une époque à l’autre, mais les questions sont les mêmes. Et en plus, avant Janvier 2013 en France, la loi et les interdits sont à peu près les mêmes du XVII° siècle à aujourd’hui… Il y a des pièces anciennes qui peuvent ainsi être plus « modernes » que des pièces écrites la semaine dernière.
Isaac de Benserade était un jeune poète lors de l’écriture d’Iphis et Iante : si vous deviez qualifier le style de cet auteur, que diriez-vous?
À côté de cette modernité du propos, Benserade est un auteur d’avant nos grands Classiques. Il est de cette génération des années 1630, cherchant à écrire du grand théâtre, mais n’y parvenant pas encore. C’est aussi une génération fantasque, libertine à tous les sens du terme, encore non inféodée aux « règles », justement. La pièce est en cinq actes et en vers, mais ce n’est pas « Bérénice ». La langue est encore irrégulière, comme on dit. Certains vers sont très beaux, d’autres tirés par les cheveux : qu’importe, la jeunesse avance. On appelle ça « préclassique » ? Oui, peut-être. C’est vivant, en tout cas. Et notre travail aujourd’hui c’est de marcher sur cette crête fragile entre ancien et moderne.
Quels décors, quels costumes avez-vous imaginé pour accompagner votre vision de ce texte?
La question est délicate car la pièce fait référence à quatre époques : la Grèce très antique d’où vient la légende, le Romain Ovide qui nous la transmet, et qui la passe à Benserade en 1634, et… nous qui la racontons en 2013. Nous avons beaucoup navigué entre ces époques durant notre travail préparatoire (dramaturgie, décor, costumes, etc). Nous avons même envisagé, à un moment donné, une franche actualisation dans la Grèce d’aujourd’hui, nous qui n’aimons vraiment pas ce genre de travail. Et en fin de compte, il y a un peu des quatre ! Mais de façon fondue, pour constituer un univers fictionnel, un sorte de rêve éveillé, de « il était une fois », qui permette aux spectateurs de faire un voyage et en même temps de penser librement à eux-mêmes.
Pour cette comédie fantaisiste et cocasse, quelle distribution?
Oui, c’est une comédie, mais elle est par instants sidérante. J’aime beaucoup, personnellement, ces pièces qui passent sans arrêt du bouffon au tragique et vice versa. Les personnages principaux sont de tout jeunes gens. C’est quand j’ai rencontré Suzanne Aubert et Chloé Chaudoye à l’école du TNS que je je me suis dit (10 ans après avoir lu la pièce !) : « c’est elles ». Et c’est autour d’elles que j’ai construit le reste, avec d’autres jeunes acteurs et de vieux compagnons. Sans vedette.
Enfin, si vous deviez une phrase d’un des personnages qui illustre bien l’état d’esprit de la pièce, laquelle serait-ce?
C’est Iante qui dit au V° acte, après la fameuse nuit de noces, délicieuse et ratée :
« Ce mariage est doux, j’y trouve assez d’appâts,
Et si l’on n’en riait, je ne m’en plaindrais pas :
Si la fille épousait une fille comme elle,
Sans offenser le ciel et la loi naturelle,
Mon cœur assurément n’en serait point fâché. »
C’est la plus grande audace de Benserade, après quoi il se doit d’écrire un « happy end » farcesque et politiquement correct pour ne pas être emprisonné !
Isaac de Benserade – Jean-Pierre Vincent – CREATION 2013
Dates de représentation:
mar 2 avr. 20h30 à la Scène Nationale de Sète
mer 3 avr. 19h00 à la Scène Nationale de Sète
jeu 4 avr. 20h30 à la Scène Nationale de Sète
ven 5 avr. 20h30 à la Scène Nationale de Sète
Du 15 avril au 6 mai ( relâche le mercredi) au Théâtre Gérard Philippe ( Saint-Denis)
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