C’est la deuxième fois que vous montez Shakespeare. Après Timon d’Athènes, Othello…qu’est-ce qui vous séduit particulièrement chez ce dramaturge?
Ce qui me plaît particulièrement dans ces deux pièces, c’est leur rapport au verbe, à la parole. Dans Timon d’Athènes, Shakespeare fait mourir le personnage principal en le faisant se taire. La mort est donc représentée par la fin de la parole. Symboliquement tant qu’ il y a de la parole, il y a de la civilisation ; c’est le verbe qui crée. A l’inverse, dans Othello, la parole détruit : c’est elle qui va plonger le personnage principal dans la folie et provoquer la destruction de son monde.
Vous aviez monté un Timon d’Athènes version slam? Cela signifie-t-il que vous aimez dépoussiérer les classiques? Dans quelle mesure prenez-vous des libertés avec le texte original? Vous aviez auparavant travaillé sur des textes d’auteurs contemporains essentiellement ; diriez-vous que Shakespeare est un des dramaturges classiques les plus modernes qui soient et que c’est pour cela que vous l’avez choisi?
Le temps n’a pas d’emprise sur Shakespeare ; on ne peut pas parler de modernité ou de désuétude de cette auteur puisqu’il est universel et intemporel. Je ne pense donc pas qu’il ait besoin d’être dépoussiéré, d’ailleurs je n’aime pas beaucoup cette expression tout comme je déteste les endroits trop propres. Le théâtre de Shakespeare n’est pas un théâtre de produit fini, aseptisé, sous vide; il nous offre simplement la possibilité de nous réintroduire chez lui dans sa propre poussière. J’ai le sentiment, après des années à travailler sur cet auteur, d’être dans un dialogue continuel avec lui. Je ne considère cependant pas son œuvre comme un livre sacré auquel on ne pourrait pas toucher. C’est pourquoi le texte d’Othello est effectivement une réécriture, réalisée en collaboration avec Manuel Piolat Soleymat, mais qui reste proche de la version originale. Ma liberté vient d’une certaine condensation de l’action pour éviter les redites ou les descriptions trop précises nécessaires à l’époque de l’écriture de la pièce – à l’image de ce qu’avait aussi fait Orson Welles dans son film.
On oublie parfois que le second titre d’Othello est « Le maure de Venise ». Dans quelle mesure avez-vous choisi d’insister sur les origines arabes du personnage et pour quelles raisons?
Lorsque j’ai décidé de mettre en scène Othello, j’ai tout de suite eu l’envie de remettre l’Orient au centre du projet. La richesse , non seulement de la culture arabe mais aussi de sa langue, me touche par sa beauté mais aussi pour son apport aux arts et aux sciences.Le monde n’est évidemment pas un tout uniforme et s’est d’ailleurs créé à l’origine par la rencontre de deux entités dans le big-bang. L’histoire a ensuite été jalonnée par une succession de cycles de destruction et de lumières. Comme ce fut le cas pour la Renaissance qui a succédé à l’obscure période de la seconde partie du Moyen-Age ; ce qui contre balance la destruction, c’est la renaissance par la culture et les arts et c’est précisément cela qui m’enchante dans le monde et que je souhaite porter à la scène. L’idée étant de répondre à la question « qu’est-ce qui menace les civilisations ? »Par ailleurs, dans un monde comme le nôtre où la notion de frontière est complexe et en perpétuelle évolution, la figure de l étranger ne peut pas se résumer à la couleur de peau ; c’est aussi les codes de langage et de comportement. Que signifie donc aujourd’hui être étranger dans une même ville, en partageant les même lieux publics ?
Comment avez-vous choisi votre distribution? Qu’apportent , selon vous, les comédiens que vous avez sélectionné aux personnages incarnés?
Le théâtre doit ressembler à ce que je rencontre quand je sors de chez moi et ce qui me saute aux yeux, c’est que le monde est composé de gens tous différents. Je considère aussi que le théâtre n’est pas un lieu d’uniformisation mais , qu’au contraire , il doit rendre compte de cette diversité, celle qu’on rencontre sans l’avoir créée. Pour incarner Othello, je cherchais une figure contemporaine du guerrier Maure intégrée à la société vénitienne et mon choix s’est porté sur le rappeur Disiz. Je considère le rap comme l’un des médiums principaux de la revendication. C’est un des endroits où l’on a le courage de prendre à bras le corps la réalité du monde, il y a quelque chose de dynamique, combatif et c’est une réponse créative aux dysfonctionnements, à la manière de la chanson réaliste pour le début du siècle mais avec un rythme d’aujourd’hui. Pour traiter la complexité du personnage de Iago, j’ai souhaité quelqu’un qui pouvait offrir du relief au rôle et éviter l’écueil de la simple fourberie manipulatrice. Othello doit pouvoir donner le bon Dieu sans confession à Iago. Je cherchais donc un comédien alliant virtuosité et poésie et c’est naturellement que j’ai fait appel à Denis Lavant. J’avais aussi une interrogation concernant Emilia, la femme de Iago, dont j’avais du mal à identifier ce qui pouvait la pousser à aimer son mari et à trahir Desdémone , avant de déceler la frustration qui existait chez elle. J’ai donc décidé, en faisant appel à Claire Sermonne, d’en faire un personnage jeune, beau, à l’inverse des habitudes de traitement du personnage, et qui est enchaîné par Iago à cause de l’amour insatisfait qu’elle porte en elle.
Othello est d’abord une histoire d’amour qui finit en tragédie. Comment avez-vous choisi de montrer ce basculement d’Othello dans la barbarie?
Ce qui fait basculer Othello, c’est la force de la parole, la puissance du verbe développée par Iago, c’est à dire un élément immatériel qui a pourtant une emprise concrète sur les choses. Dans l’idée de remettre la culture maure au centre du projet, j’ai aussi souhaité qu’Othello ressente physiquement ce basculement en jouant sur l’idée de transe que l’on peut retrouver chez les Gnaouas par exemple.
Vous affirmez vouloir faire de Desdémone une héroïne tragique et pas une simple victime : comment cela se concrétise sur le plateau?
La notion de victime n’est pour moi pas associée à Desdémone. C’est une femme qui s’inscrit dans un parcours qui devient tragique par le complot de Iago. Desdémone n’est pas Iphigénie, ce n est pas son essence d’être une victime, elle ne possède aucun caractère sacrificiel. Elle n’ est pas née victime, elle le devient en luttant jusqu’au bout pour ce en quoi elle croit et en ça, elle est une héroïne tragique.
Dans votre mise en scène, vous ajoutez de la musique et de la danse: à des fins purement esthétiques?
Je considère l’Art, ou les arts, comme une palette de couleur et je n’ai pas envie d’en restreindre ma gamme. Si je l’utilise entièrement, c’est non seulement dans un but esthétique mais aussi pour raconter quelque chose. Il y a, par exemple, un moment de danse qui représente la tempête qui sévit pendant le voyage vers Chypre; dans ce cas, le recours à une autre discipline me permet de figurer esthétiquement l’agitation de la mer mais c’est aussi, par la pulsion des corps, le signe annonciateur de ce qui va se passer chez Othello. L’idée est toujours de croiser les énergies pour mettre en relief, en avant , d’autres facettes du texte: la musique également et plus précisément le oud peuvent être des éléments signifiants très forts. Ils participent à la poésie du spectacle et donc à cette mise en avant de la beauté du monde.
Après avoir passé plusieurs mois en compagnie de cette pièce, quelle(s) leçon(s) en retenez-vous? Que souhaitait faire comprendre Shakespeare selon vous?
Leçons??? Shakespeare n’est pas moraliste. Il interroge, il met en scène ce qu’il ne comprend pas, ce qui l’indigne, ce qui lui échappe. Si cela nous parle, cela devait très probablement lui parler à lui. Je pense que si Shakespeare avait cherché à donner des réponses aux problématiques qu’il pose, elles seraient aujourd’hui dépassées. La question du racisme, par exemple, n’est en partie qu’une projection de notre part dans le texte de Shakespeare puisqu’il était d’usage que la République de Venise fasse appel à des généraux étrangers pour gouverner ses lointaines contrées. Si l’on devait toutefois tirer un enseignement du travail de Shakespeare, cela pourrait être que pour pouvoir raconter, il faut observer en profondeur.
La scénographie et les costumes insistent-ils eux aussi sur la présence de deux mondes qui s’aiment ou s’affrontent , c’est à dire l’Occident et l’Orient? Comment et pourquoi ce choix?
Je le répète c’est notre interprétation actuelle qui place cette pièce au centre d’un clivage Orient Occident. Hormis, Iago, qui, en plus d’être raciste, est aussi et surtout misogyne, ce clivage n’apparaît pas ou peu. Certes, l’enseigne d’Othello cherche à agiter cette différence pour retourner les gens contre Othello mais mis à part le père de Desdémone, qui est surtout un père trompé, il n’arrive pas à s’appuyer sur cette différence pour mettre en place sa stratégie machiavélique. Il y a un conflit dans la pièce entre Venise et l’empire ottoman, mais pour ce qui est d’Othello vis à vis de Venise, nous sommes en présence de deux mondes qui cohabitent. C’est un aspect du texte que l’on peut retrouver dans la scénographie qui évolue pour l’arrivée dans l’orient mais sans se transformer complètement. De même, les costumes sont un alliage d’éléments qui appartiennent à l’un et l’autre monde et sont constitutifs de l’identité des personnages.
Les Dates de représentation en 2013
-Les 12,13 et 14 mars au Théâtre de Nîmes ( Création)
-Les 19,20 et 21 mars à la Scène Nationale de Sète et du Bassin de Thau
-Les 26 et 27 mars au Théâtre Liberté à Toulon
-Les 9 et 10 avril à l’Espace des Arts à Chalon-sur-Saône
-Le 12 avril à La Ferme des Bel Ebat à Guyancourt
-Le 16 avril au Théâtre de l’Archipel – Scène Nationale de Perpignan
-Du 14 au 29 septembre : reprise au Théâtre Nanterre-Amandiers
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