Chacune de ses illustrations vous accueille dans un monde au charme suranné, où les apparences douces et apaisantes semblent cacher, comme dans les contes terrifiants, des vérités inquiétantes. Prendre le thé en compagnie d’un gentilhomme-loup, laisser son âme s’envoler au vent, se noyer dans le sol moiré de sa chambre, devenir une femme tentaculaire : autant de mises en scène étranges dont Ray Caesar nous invite à être le spectateur médusé. Une rencontre verbalisée fort intéressante pour un être qui est souvent fâché avec les mots et préfère s’exprimer en dessins…..
De votre enfance à Londres puis à Toronto, quels souvenirs avez-vous gardé?
J’ai vécu une enfance très étrange et il m’a fallu de nombreuses années de thérapie pour comprendre ce qui s’est passé à l’époque. Je me rappelle d’une vie très simple mais dangereuse et merveilleuse au début des années 60 au Sud de Londres. Tout ce que je sais est que mon psychisme ou mon » moi » s’est fragmenté comme pour survivre. Des parts de moi sont restées submergées et sont restées cachées et d’autres parts se sont présentées pour protéger ce que j’avais enterré de la même façon qu’un chien protège un os. Le déménagement à Toronto en 1967 a été surprenant et m’a semblé un voyage dans le futur. J’étais alors encore un enfant sauvage, sale et fripé et j’ai voulu quitter notre appartement une nuit et grimper sur le toit du 20ème étage de notre immeuble…..debout au sommet du toit à trois heures du matin, en regardant au travers du peu de fenêtres qui restaient allumées j’ai vu un monde étonnant. J’ai commencé alors à m’habiller en fille, à porter des couteaux et à jouer avec le feu…je suis devenu quelque chose de contaminé et d’un petit peu plus dangereux…je suis un peu surpris de ce que j’ai fait jusqu’à présent mais j’ai tendance à ne pas trop remettre les choses en question. Je trouve parfois de meilleures utilisations à cette nature en créant des images par exemple.
Diriez-vous que certains éléments constitutifs de votre enfance ont conditionné votre art?
Tout à fait! À bien des égards mon travail est une transmission d’images de ma vie. J’ai grandi dans une famille très difficile dans laquelle les mots étaient des choses très dangereuses. Les images ne sont pas seulement devenues ma façon de communiquer avec les autres mais aussi une manière de dissocier les parties fragmentées de mon « moi ». J’ai été en thérapie pendant de nombreuses années pour un trouble dissociatif de l’identité et je peux rationaliser les choses seulement en parlant d’elles et en laissant les autres m’aider avec ce processus de langage rationnel. J’ai aussi travaillé dans un hôpital pour enfants pendant dix-sept ans dans un département photographie : les documents de maltraitance des enfants, la reconstruction chirurgicale et ces années m’ont aidé à formaliser les difficultés de ma propre enfance dans un langage visuel et une armature structurée pour moi pour faire évoluer mes émotions et sentiments. L’art – ou tout simplement les images – est devenu ma façon de placer des éléments sur une page afin que je puisse rationaliser ce qui est en moi.
Dans votre biographie, on lit que vous êtes un chien….?
Je suis né en 1958 dans l’année du chien et mon enfance a été , à bien des égards, la vie d’un chien. Quand je vois un chien, je vois un noble créature qui ne sait rien du mensonge et ne sait pas comment cacher ses émotions et vit pour faire plaisir à ses compagnons. Il vous défendra avec sa propre vie et prendra une raclée de son propriétaire cruel comme aucune autre créature sur terre et en quelque sorte continuera toujours à l’aimer. Les chiens sont le sel de la terre, ils sont vraiment « Earth »; des créatures qui en savent plus sur la vie que toute autre créature que je connaisse. Je ne peux pas penser à une autre créature avec laquelle vous puissiez jouer et frotter le ventre et l’instant d’après, elle se retourne et donne sa vie pour défendre ce qu’elle aime. Les chiens dorment,jouent, aiment, se battent et ils essaient avec une telle persévérance de plaire que cela brise votre coeur . Je pense qu’ils ont un côté sombre aussi et sont des créatures de la lune. Ils sont de purs chasseurs parfaits et l’amour câlin d’un chiot peut se transformer en crocs de loup hargneux en un instant. Ils peuvent faire tomber des proies beaucoup plus fortes qu’eux et ne jamais prendre le chemin facile. Ils sont comme des fragments d’une grande créature. Leur existence est une vie d’épreuves et ils acceptent cela sans aucune arrière-pensée. J’aime ce contraste. Ce que j’aime à propos des chiens est de savoir comment ils m’influencent dans ma tentative d’être un être humain. Ils sont plus humains que les humains… plus humain que nous ne pourrions jamais l’être. Oui…je les aime.
Avec quels outils et matières travaillez-vous? Pourquoi ce choix?J’ai travaillé avec de nombreux matériaux et méthodes et continue à utiliser encore de nombreux médiums traditionnels, mais mon dernier travail fini a été créé en utilisant un logiciel 3D appelé Maya avec lequel je crée et modélise des figures mouvantes dans des environnements virtuels. Je les enveloppe dans des images de ma propre peau et de la peau de ma femme et ressens ainsi à quel niveau profond je leur donne vie. Je cache des objets à l’intérieur d’autres objets , tels que des lettres et des médaillons à l’intérieur des tiroirs et des armoires et donc, même si j’éteins l’ordinateur, je continue à me satisfaire de l’idée qu’ils sont encore cachés à l’intérieur de ces armoires dans une probabilité mathématique. Je ne suis pas satisfait avec le travail sur deux dimensions de l’image plane , je ressens un profond besoin de créer un petit monde dans un autre monde. Pour faire un endroit où tout ne peut pas être considéré à première vue. En réalité, ce monde commence d’abord dans mon esprit et l’environnement virtuel est simplement une expression de ce que je vois d’abord dans ma tête et sens dans mon cœur. J’ai tendance à tout simplement penser à mon médium comme à de l’encre sur du papier, et j’aime l’encre … ce médium a tendance à tacher comme le sang et a une permanence particulière.
Dans Tea with me and he, on découvre une rencontre aussi singulière que merveilleuse…est-ce la clé de votre travail? Vos peintures cherchent-elles à emporter dans un monde où les codes établis sont bouleversés?
Tea with me and him est vraiment une histoire personnelle avec mon père qui était ce que les thérapeutes appellent un « psychopathe »….mais il était aussi mon père. Il avait à la fois une déformation de l’esprit et du corps. Prendre le thé avec lui aurait pu être une chose très dangereuse et désagréable. Il a lutté pour être un être humain, mais nous savions tous les deux qu’il ne pouvait prétendre être une personne et nous avons eu à nous mettre d’accord sur cela à la fin. À bien des égards, c’était comme avoir un loup pour un père. Je ne pense pas que je suis en train de bouleverser quoi que ce soit, mais je dessine de cette façon pour expliquer en images mon monde aux autres et donner un sens à mon monde à moi-même. Pour comprendre que la vie avec les gens que nous aimons peut parfois être «désagréable», mais ils font toujours partie de notre vie et parfois il faut juste prendre le temps de comprendre la différence mystérieuse qui est en chacun de nous. Je ne peux pas trouver les mots pour expliquer ma vie avec cet homme donc j’ai fait une image et j’espère que je communique quelque chose que les mots ne peuvent pas expliquer. À certains égards, cette image est le reflet d’une histoire pour enfants qui m’est arrivé à moi étant enfant. C’est mon histoire de gosse.
Il y a par ailleurs dans de nombreux dessins une présence très forte d’une sensualité provocatrice….
Je trouve la vie sensuelle et pleine d’émerveillement et il y a une puissance dans laquelle réside une part fragmentée de moi-même. Je le sens sur un plan intuitif et sensuel. Une saveur ou une odeur comme un parfum avec des ingrédients discutables. Je tiens à vous porter tout près de moi et avez-vous senti l’odeur qui persiste dans ma vie comme l’odeur d’une meute de loups .. ? c’est un parfum huileux dangereux, mais également doux, gentil , sensuel et terrible … Sentez son plein d’amour, de soins , de tendresse, de sexualité et de tabous. Son sang, ses larmes, son bonheur, sa joie et son énergie pure. Son mystère, mais ce dernier est aisé à voir. C’est l’histoire de la vie humaine chaque fois. Nous sommes une espèce étrange et évocatrice et nous devons faire très attention à nous-mêmes ou nous pourrions consommer ce que nous sommes dans la brève flamme vacillante du temps. Je ne pourrai jamais vraiment être en mesure de communiquer ces choses dans les images mais je veux essayer. C’est comme hurler à la lune.
Vos visages au teint presque translucide, c’est l’expression d’un idéal esthétique?
C’est la manière dont j’ai été enfant , la façon dont je me vois à l’intérieur et les choses qui semblent vivre et hanter ce que je suis dans mon subconscient. Je fais des images des âmes ou des esprits et tout ce que je suis en train de faire est de construire une place pour eux … une sorte de monde de douceur à leur facture qu’ils font avec moi. Je pense en termes d’archétypes et à l’enfant endommagé, l’enfant divin en chacun et chacune d’entre nous. Ces visages sont des symboles de la croissance spirituelle et de cette innocence qui existe toujours au fond de nous. Je veux que ces visages chassent loin d’eux cette innocence avec passion … pour faire un monde où ils peuvent être ensemble à nouveau.
Ou….est-ce une autre marque du « monstrueux » que l’on retrouve dans d’autres détails de vos dessins?
Je crois qu’il y a un ange et un démon en chacun de nous. Notre travail consiste à écouter l’ange dans une main et prendre le démon effrayant dans l’autre main et de marcher le long de la plage. Même en tant qu’espèce, nous devons faire face à l’ange et au démon en nous … nous pouvons commettre des atrocités que nulle autre créature ne peut même pas imaginer, mais on peut aussi s’élever au-dessus de tout le mal dans ce monde comme un phare de lumière. L’astuce est de garder les mains jointes, parce que nous devons le faire ensemble.
Diriez-vous que vous êtes nostalgique d’une époque où les femmes portaient corsets, bas jarretelles et autres accessoires gracieux?
Je portais de telles choses quand j’étais enfant et que je sentais mon esprit se disloquer. Gaines et des vêtements serrées me donnaient l’impression qu’ils étaient maintenus ensemble et qu’ils maintenaient les parties fracturées de moi-même serrées et les empêchaient de se défaire. J’étais mince et grand et avait de longues jambes à 12 ans. Quand j’étais habillé ainsi, je semblais plus vieux et ressemblais à une hôtesse de l’air avec un gant de baseball dans une main, un rouge à lèvres dans l’autre et un couteau dans la jarretière. Je ne pense pas que c’était quelque chose de sexuel, mais je comprenais la puissance sexuelle de ce « costume » .. son impact visuel. Je l’ai vu comme un moyen d’échapper au monde que je ne pouvais pas gérer. J’ai fabriqué un échappatoire dans mon esprit, mais en fin de compte, c’est devenu une évasion dans ma tête plutôt que dans le monde réel. Je me souviens de me regarder dans un miroir encadré de bois orné et je me souviens d’avoir pensé combien je voulais désespérément faire une image de ce que je voyais dans le reflet de ce monde virtuel où tout était juste.
On aurait envie de qualifier votre esthétique de « gothique, libertine et fantastique »…dans le choix de ses sujets et de ses ambiances…..
J’aime le mot «libertin» mais mon monde n’est pas très fantastique selon moi … c’est juste mon petit monde. J’essaie très fort de décrire quelque chose de ce monde … il a assurément une atmosphère particulière, mais c’est tellement difficile de mettre en mots et je n’ai aucune idée de si vous et moi ressentons la même « atmosphère ». Je suis très frustré avec les mots et parfois, je suis très en colère avec eux quand je ne peux pas décrire un sentiment ou une émotion. Les images me calment et les mondes dans les mondes sont des images qui s’animent et c’est la seule façon avec laquelle je peux décrire des sentiments.
Si vous deviez citer un peintre ou une oeuvre picturale qui vous fascine particulièrement, laquelle serait-ce et pourquoi?
Je citerai trois artistes : Watteau, Boucher et Fragonard….il y en a beaucoup d’autres mais j’adore l’univers qu’ils nous ont laissé. Je sens qu’ils ont laissé une porte de leur âme et cette porte a toujours été un refuge pour moi. Je leur dois une dette pour m’avoir montré le chemin dans ma propre âme.
Vous travailliez de nombreuses peintures en 3D : une technique qui veut donner davantage de réalité à vos sujets pour qu’on les imagine déjà en train de sortir de l’image…?
Je suis en un sens un peu prédateur. Je tiens à vous attirer dans mon site et je le fais en faisant semblant très gentiment d’être une proie. « Je ne veux pas te manger … mais cela a traversé mon esprit! ». Mes sujets sortent légèrement du cadre que je dessine mais je veux vous amener en douceur dans ce monde … mon monde. Il est plein de délices sucrés et merveilleux pour rassasier le cœur lourd, mais c’est aussi un peu dangereux pour ceux qui voudraient faire du mal ou de ne pas être gentil. Pour les gentils et les doux, c’est un petit coin de paradis.
Vous cultivez l’intemporel dans vos dessins…un pied de nez au temps qui passe?
Le passé est gravé dans la pierre mais a définitivement cessé d’exister. L’avenir n’est pas écrit et est plein de probabilités et de possibilités. L’instant éternel singulier est ce que nous vivons vraiment. Et si certains sont morts il y a des millénaires, ils vivent quand même des moments dans le temps discordant et hors contexte …. tout simplement parce que l’univers choisit de ne pas oublier tous les moments qui ont existé. Et si nous en avons vraiment la volonté et la liberté , l’univers bienveillant peut nous laisser donner à ces moments une forme d’éternité … toutes les choses sont possibles et toutes les choses peuvent même être éventuellement être probables. Aucune créature vivante n’a jamais connu la mort car c’est une impossibilité absolue … nous ne faisons l’expérience de la mort que dans notre continuité à vivre après la mort des autres . Si nous ne pouvons pas expérimenter la mort alors je ne pense pas que la mort existe, car c’est une chose impossible à vivre. Je ne veux pas être désagréable et me moquer du Temps … mais le « Temps » est un peu un bâtard et cette brimade, il l’a mérité!
Enfin,quelles sont vos prochaines expositions? Où pourra-t-on découvrir , dans le monde, votre travail?
Je vais avoir une exposition rétrospective à Culver City LA, USA, en Avril à la Corey Helford Gallery et j’exposerai mon travail en Allemagne avec la Spacejunk Gallery; puis à la Gallery House à Toronto au Canada et ensuite j’aurai mon show annuel à East Hamptons, New York, US.
A découvrir aussi:
Travis Louie et ses créatures anthropomorphes fascinantes
Bonne année 2013 en compagnie du trait délicat et sublime de Benjamin Lacombe
Didier Graffet vous offre une balade graphique jusqu’au vertige