Donald Ray Pollock, l'auteur qui propose une autre idée de l'Amérique dans le Diable Tout le temps - Albin Michel

Donald Ray Pollock : l’écrivain qui propose une autre idée de l’Amérique

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Propos recueillis par Nicolas Vidal – bscnews.fr / L’écrivain américain Donald Ray Pollock a un parcours singulier tout autant que l’est son premier roman pour lequel il ne serait pas raisonnable de ne pas reconnaître sa force, sa talent et sa justesse. Une rencontre exclusive avec un auteur qui s’inscrit dans la prestigieuse lignée des écrivains américains qui comptent.

propos recueillis par

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L’écriture de Donald Ray Pollock va bien au-delà du simple roman américain. Elle diffuse l’une des essences de notre humanité dans ce qu’elle peut avoir de plus glauque et de plus existentiel. Pollock a percuté le fait d’écrire à l’âge de la maturité après avoir longtemps travaillé dans une usine à papier.
Cette naissance tardive n’a été que l’accomplissement de son génie et de l’incroyable délicatesse à saisir l’Homme.
«Le Diable tout le temps» est une formidable histoire de la Rédemption à travers une galerie de personnages à la fois loufoques, cruels, attachants et violents. Servie par une brillante construction, Donald Ray Pollock traque l’insanité humaine au plus profond de l’Ohio.
Entre l’observation, le talent et la précision de son style, il a suivi la quête du Diable dans laquelle il s’est plongé corps et âme pour nous livrer ce roman. Le Diable tout le temps sonne déjà comme une oeuvre importante de la littérature américaine, portée par une nouvelle voix à la fois puissante, sociale et sans concessions.
Nous nous réjouissons ainsi de recevoir en exclusivité Donald Ray Pollock dans une longue interview où l’auteur nous explique la passionnante genèse de ce livre.

En lisant votre biographie, on a l’impression que l’écriture est le résultat d’une existence singulière et riche de par ses expériences. Est-ce le cas ?
Oui, on peut dire que j’ai vraiment été influencé par les expériences de ma vie personnelle. J’ai arrêté le lycée en cours de route, j’ai travaillé pendant plus de trente ans dans une usine et je n’ai jamais vécu à plus de 20 kilomètres de l’endroit où je suis né et où j’ai grandi, Knockemstiff, dans le sud de l’Ohio. Cet endroit fait vraiment partie de moi. J’ai toujours été un grand lecteur, l’un de mes livres préférés est Madame Bovary de Gustave Flaubert, et même à l’usine j’avais ce fantasme qu’un jour je pourrais consacrer ma vie à la littérature.
Quand je me suis mis en tête d’apprendre à écrire, j’ai surtout commencé par imiter des écrivains que j’admirais : John Cheever, Richard Yates, André Dubus, Flannery O’Connor, Ernest Hemingway, parmi d’autres. J’ai tapé à la machine certaines de leurs nouvelles pour éprouver la façon dont il les construisait, pour ressentir leur écriture, mot à mot, pour me familiariser avec leur langue. Cet exercice a été très formateur. Et puis je me suis mis à écrire, mais sans vraiment m’inspirer de ce que je connaissais moi, ce qui fait que j’ai écrit sur les états d’âme d’un catholique de Nouvelle-Angleterre, comme le faisait André Dubus, ou sur un cadre ayant une liaison adultère avec une de ses voisines, dans une banlieue chic, comme pouvaient le faire Cheever ou Yates. Mais ces nouvelles étaient franchement ratées, simplement parce que je ne connaissais rien sur ces gens et sur ces endroits. Et puis un jour, j’ai écrit cette nouvelle, Bactine, au sujet de deux losers dans un snack-bar et soudain, c’est comme si quelqu’un avait allumé la lumière. Ça m’embêtait presque de l’admettre, mais je connaissais ces types-là mieux que quiconque et je me suis dit que c’était ce que je devais faire en tant qu’écrivain : me consacrer à des situations et à des gens qui m’étaient familiers. Cela ne veut pas dire que je conseille aux autres écrivains de faire la même chose, la littérature serait franchement rasoir si l’on écrivait que sur ce que l’on connait. Peut-être n’ai-je tout simplement pas l’imagination nécessaire, mais je pense qu’il faut surtout qu’un écrivain aille vers ce qui l’intéresse vraiment.

Vous avez intégré l’université à un âge peu commun pour un étudiant. Cela a-t-il était le déclic pour écrire un recueil de nouvelles puis ce roman ?
J’ai commencé à aller régulièrement à l’université vers l’âge de 35 ans, quelques heures par semaine, tout simplement parce que j’avais arrêté de boire et qu’il me fallait remplir tout ce temps que je passais habituellement dans les bars. Jusque-là je n’avais pas vraiment fait grand-chose de ma vie mais cinq ans plus tard, j’avais en poche un diplôme de lettres, à cause de mon amour des livres et peut-être de mon manque d’aptitude pour tout le reste. Je n’avais pas encore pris de cours d’écriture dans un atelier, mais pendant ces années-là j’ai découvert de nombreux auteurs avec lesquels je n’étais pas familier. Même après mon diplôme, j’ai continué de travailler à l’usine. C’est vers l’âge de 45 ans que j’ai eu une sorte de crise existentielle, et que j’ai décidé d’apprendre à écrire. J’avais déjà passé 28 ans à l’usine et j’avais envie de faire autre chose du reste de ma vie. C’est à ce moment là que je suis entré à l’Ohio State University pour obtenir un MFA (Master of Fine Arts). Et bien que je ne pense qu’il faille avoir un MFA pour devenir un écrivain, ces trois années d’études m’ont permis de côtoyer des gens passionnés par la littérature et l’écriture, ce que je n’avais connu auparavant.

Votre roman commence et s’achève à Knockemstiff, Ohio. En quoi ce lieu, ce paysage font-ils partie de vous, en tant qu’écrivain et en tant qu’homme ?
Je vis dans l’Ohio, à Chillicothe, à environ 20 kilomètres de Knockemstiff, et j’ai pour ainsi dire passé toute ma vie dans le même comté. Parce que je n’ai jamais quitté cet endroit je pense qu’il est devenu partie intégrante de ce que je suis, de qui je suis, et par extension je crois qu’il fera partie de tout ce que j’écrirai jamais. Je ne suis pas vraiment un grand voyageur, et s’il m’arrive de partir, je suis toujours heureux de rentrer à la maison. C’est presque difficile pour moi de me sentir bien ailleurs que là.
La question des lieux est importante pour moi. Comme je l’ai déjà dit, je ne connais que cette région, mais je la connais par cœur. Pour la plus grande part, le sud de l’Ohio est la Virginie-Occidentale sont peu peuplés par rapport au reste des Etats-Unis. Il y a des endroits sauvages et magnifiques, des collines, des forêts, et il y a des endroits horribles. Mais comme quelqu’un l’a justement dit « rien n’arrive nulle part » et un lieu peut définitivement être considéré comme un personnage à part entière.

Qu’est-ce qui a inspiré ce formidable roman sur la rédemption ? Autrement dit quelle est la part de fiction et d’autofiction dans ce livre ?
Je ne suis pas certain de savoir ce qui a inspiré ce roman. Quand j’ai commencé à l’écrire, je n’avais en tête que Carl et Sandy Henderson, le couple de serial-killers, et puis rapidement Arvin Russell est né dans mon imagination comme un contrepoids aux deux premiers. J’avais une vague idée de la manière dont je voulais conclure le livre et de ce qu’il me fallait faire pour ces trois personnages puissent se rencontrer.
La seule chose qui ait été influencé par des événements réels, c’est le tronc à prières. Quand j’étais enfant, il y avait ce vieil homme qui habitait non loin de chez nous et qui se baladait dans les bois le soir venu pour prier. Parfois, si le vent soufflait dans la bonne direction, on pouvait même l’entendre. Il n’était pas particulièrement dérangé, c’était juste un homme très pieux.

Est-ce que certains personnages sont-ils inspirés d’individus que vous avez rencontrés dans l’Ohio ou ailleurs ?
Je pense que tous mes personnages sont nés de mon imagination, mais je suis le premier à reconnaitre que j’ai pu être influencé par mille choses : des films, des livres, des articles, des faits divers, des gens que j’ai pu croisés dans ma vie.
C’est assez facile pour moi de ressentir de la sympathie pour des gens qui sont un peu déglingués. Non pas que je sois un saint moi-même, j’ai eu pas mal de soucis avec l’alcool et la drogue quand j’étais jeune, et je sais qu’il est vraiment facile de foutre sa vie en l’air. Un mauvais tournant, une mauvaise soirée, une erreur fatale et tout est terminé. Parfois il suffit juste de naître au mauvais endroit et d’être élevé de la mauvaise façon. Ça, ce sont des choses que je peux vraiment comprendre.
En ce qui concerne le pasteur Teagardin, son nom vient d’un avis de décès que j’ai lu dans un journal, et le nom du restaurant où travaille Sandy Henderson, le Wooden Spoon, est celui d’un café du coin qui a fermé il y a quelques années.

Ce roman est magistralement construit et la trame ne s’essouffle jamais. Avez-vous, avant d’écrire, posé les jalons de votre histoire en réfléchissant à la place et à l’épaisseur de chaque personnage ou avez-vous au contraire suivi un fil directeur que la fiction vous inspirait ?
À vrai dire je n’avais pas de plan. Je n’avais jamais écrit de roman auparavant et je ne savais pas vraiment où j’allais. A un moment donné, je me suis retrouvé avec plusieurs intrigues parallèles et cela m’a pris assez longtemps avant de trouver comment les coordonner sans plonger le lecteur dans une confusion certaine.
J’avais une idée précise de ce que je voulais, mais il m’a fallu un certain temps avant que je décide de la construction finale du roman, découpé en sept parties. La plupart des personnages, à l’exception d’Arvin Russell et de Carl et Sandy Henderson, sont nés au fur et à mesure de l’écriture du livre. Je pourrais presque dire que je les ai découverts en écrivant. La plupart d’entre eux ont tellement de défauts que la difficulté principale que j’ai rencontrée, c’était de trouver le moyen de les présenter d’une façon telle que le lecteur ne puisse s’empêcher de ressentir pour eux de la sympathie ou quelque chose du genre.

La fiction se déroule à une période charnière de l’histoire des USA entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre du Vietnam. Avez-vous souhaité incarner une certaine idée de l’Amérique au travers des personnages ( on pense notamment à Arvin qui, malgré les meurtres, tente de s’amender en faisant le bien) où était-ce l’alibi pour planter un décor qui insuffle au texte une délicieuse profondeur ?
Parce que je suis né en 1954 et que j’ai grandi dans les années soixante, cette période tient une place particulière dans mon cœur. C’est étrange que je sois nostalgique de cette époque car je n’ai pas franchement eu ce qu’on peut appeler une enfance heureuse. Peut-être que le rock and roll et le sentiment que l’on pouvait ensemble changer le monde, en faire un endroit meilleur, rendent cette période précieuse à mes yeux. Je dois aussi admettre que notre époque, qui met autant l’accent sur les technologies, la célébrité, le matérialisme et les apparences, ne me parle pas vraiment. Comme je le dis parfois au risque d’apparaitre comme un dinosaure, rendez-moi les vieux téléphones à cadran, les machines à écrire, et la télé avec seulement trois chaînes…
Je ne suis pas sûr de savoir ce que mes personnages peuvent dire de l’Amérique si ce n’est que ce pays peut être très violent. Un pays où des gens veulent être en mesure de porter sur eux des armes à feu tout le temps et en tout lieu, mais qui râle contre les fumeurs… Au bout du compte, je crois que la seule chose qui m’intéresse, c’est d’écrire des histoires.

L’évocation du mal est brillante, polymorphe, cruelle, réelle, parfois glauque et met le lecteur face à la responsabilité de dénoncer ou d’accepter l’horreur, le meurtre et la déviance. Était-ce une volonté de votre part de secouer les lecteurs avec autant de violence ?
J’ai souvent entendu dire qu’il fallait qu’il se passe vraiment quelque chose dans la littérature, et pour une raison que j’ignore, la violence humaine m’intéresse. Peut-être parce qu’elle me fait peur ou que j’y suis sensible, je n’en sais rien. En majeure partie, la violence contenue dans ce livre vient de mon imagination. Je pense toujours avoir plus ou moins considéré le monde comme un endroit sombre et violent. Et bien que certains puissent penser que j’ai un peu forcé la dose, je sais que je trouve toujours dans la vraie vie des histoires bien plus noires et violentes que ce que j’écris. Comme écrivain, je considère la violence comme un moteur qui met des forces en mouvement, qui fait évoluer les personnages, qui saisit l’attention du lecteur. Comme le disait Flaubert, que je cite de mémoire : « Soyez régulier et ordonné dans votre vie, vous pourrez alors être violent et original dans votre écriture. »

Qu’est-ce qui relie tous ces personnages entre eux, au-delà du fait de la proximité géographique et la condition sociale ? Le mal ? L’oisiveté ? Le vice? Le désespoir ?
Ce qui lie les personnages les uns aux autres, c’est à mon avis le sentiment d’être prisonnier d’une situation ou d’un endroit sans réelle possibilité de s’en échapper. Peut-être parce que j’ai moi-même ressenti les choses de cette façon pendant longtemps. Il est si facile de faire un faux-pas, de commettre une erreur de jugement, et de se retrouver dans une situation à laquelle il est presque impossible de se soustraire. C’est pour cette raison qu’un écrivain doit à mon avis avoir de l’empathie pour ses personnages. Je ne suis pas forcément d’accord avec certains d’entre eux, mais j’essaie de les comprendre.

Qu’est-ce qui vous a inspiré le personnage du Révérend Teagardin ?
Pour être tout à fait honnête, je ne peux pas vraiment expliquer comment naissent mes personnages. Comme je l’ai déjà dit, ils me viennent à l’esprit lorsque j’écris. En ce qui concerne le pasteur Teagardin, je crois qu’il est né de toutes ces histoires que j’ai pu entendre sur ces prédicateurs corrompus qui abusaient de leur statut d’homme de Dieu pour en tirer pouvoir et profit. Il y a un paquet de ces hypocrites aux Etats-Unis.
Je n’ai pas été élevé dans une famille croyante, donc j’ai toujours un peu de mal à comprendre pourquoi autant de gens ayant la foi peuvent être aussi violents. On a tant de fois utilisé la religion comme une excuse pour déposséder, convertir, assimiler de force. La religion peut être une bonne chose, quand elle procure un cadre, des règles de sens commun, pour vivre ensemble. Mais elle est trop souvent détournée de sa finalité et se résume à acquérir des richesses, du pouvoir, et à utiliser des formes de violence pour y parvenir.

Pouvez-vous nous éclairer sur le signification de votre titre  » The Devil All The Time » ?
Je pense que cela signifie que le mal nous entoure, que l’on soit bon ou mauvais. N’est-ce pas ce que l’on cherche tous à éviter, ce dont on cherche à se protéger les uns et les autres, où que l’on soit ?

Le jeune Arvin n’incarne-t-il pas à la fois tout le désespoir de ce roman, mais tout son espoir également ; l’espoir de survivre, l’espoir de se racheter, en somme l’espoir de la rédemption ?
C’est vrai qu’Arvin Russell a eu plus que son lot de malchance, et qu’il a une certaine violence en lui, mais au fond c’est un être bon. Et je pense que bien que je ne lui rende pas particulièrement les choses faciles, je lui offre néanmoins de l’espoir et une possible rédemption.

Finalement, Arvin n’est-il pas le seul à réussir à se débarrasser du « diable » ?
De nombreux lecteurs seront en désaccord avec moi, mais je pense que Roy, le prédicateur qui tue sa femme au début du roman, parvient à trouver une forme de grâce à la fin. Peu de temps avant qu’il soit lui-même assassiné. Il rentre enfin chez lui pour retrouver sa fille et se remettre entre les mains de la loi. Arvin et lui sont peut-être les seuls personnages qui parviennent à s’en sortir.

La presse américaine convient de votre talent et vous considère aujourd’hui comme une voix majeure de la littérature américaine dès votre premier roman. Comment considérez-vous cela ?
Je crois que j’ai eu énormément de chance. Il y a de nombreux écrivains qui sont meilleurs que moi et qui n’ont pas la reconnaissance qu’ils méritent. J’ai été vraiment surpris par l’attention que le livre a reçu aux Etats-Unis. Cette surprise venait en partie de mon histoire personnelle, du fait que je ne suis qu’un plouc de l’Ohio qui a passé la plus grande partie de sa vie à l’usine. Et tout à coup des gens m’ont écrit de partout et m’ont fait part de leurs sentiments à la lecture de mon livre. Malgré tout ma vie n’a pour ainsi dire pas changé. Si ce n’est que je ne reçois un peu plus d’emails qu’avant ainsi que des invitations à des lectures ou à des festivals, et même une invitation à venir en France. Je pense que ce sera moins difficile pour moi désormais que ça ne l’est pour bon nombre d’écrivains.

Êtes-vous d’accord pour dire que votre roman est une formidable parabole sur la Rédemption ?
Oui, je crois que la rédemption joue un rôle dans ce livre, même si c’est parfois de façon ténue. C’est difficile de devenir quelqu’un de bien, mais je suppose que la plupart d’entre nous poursuivent ce but, avant de passer de l’autre côté.

Si vous deviez résumer votre roman en une idée, quelle serait-elle ?
C’est une question difficile. Il faut peut-être chercher une réponse dans l’idée que les êtres ne naissent pas mauvais fondamentalement, mais qu’ils le deviennent au cours de péripéties.

Avez-vous un projet de roman à venir, Donald Ray Pollock ?
Oui, j’ai commencé à écrire un nouveau roman qui se passe toujours dans cette même région du sud de l’Ohio. Il est difficile pour moi d’en dire plus à ce stade, mais je peux préciser que j’ai remonté le temps puisque le livre se déroule en 1918.

 » Le Diable Tout le temps » de Donald Ray Pollock
384 pages
Prix : 22.00 €
Editions Albin Michel


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