On sent chez vous une modernité dans votre musique, mais également les racines d’un jazz plus ancien. À quoi est due cette dualité dans votre création?
Mon parcours de musicienne a été le fruit d’un long apprentissage qui a commencé sur les bancs de l’American School of Modern Music de Paris puis auprès du pianiste Serge Forté. À cette époque j’étais une parfaite novice en matière de jazz et j’ai dû d’abord me familiariser avec les racines de cette musique, les negro spirituals, le gospel, le blues, mais également les grandes figures telles qu’Armstrong, Fats Waller, Ellington, avant d’avancer progressivement et par ordre chronologique vers le mainstream, le bop, le hard bop, etc. jusqu’aux formes les plus récentes de cette musique. C’est particulièrement au CMDL que j’ai pu découvrir ce qui se faisait de plus actuel et que cela m’a inspiré pour écrire ce premier album. J’y ai croisé de très nombreux artistes, ai assisté à beaucoup de concerts durant cette période, et me suis nourrie de toutes ces expériences avec une avidité sans précédent. Au fond, mes compositions sont le résultat de cette gestation de plusieurs années. C’est pourquoi l’on entend tout ce parcours dans mon écriture aujourd’hui.
Inner Stories n’est-il pas un premier album de l’introspection ?
Il y a en effet une grande part autobiographique dans les textes que j’ai écrits pour Inner Stories. Je crois qu’en tant que premier album conçu à une période charnière de ma vie, c’est-à-dire entre l’insouciance de la jeunesse et le côté plus réfléchi que l’on peut avoir à l’âge adulte, j’avais besoin d’exprimer mes questionnements, mes doutes, mes rêves et mes déceptions. On part souvent de soi-même avant de pouvoir se tourner vers l’extérieur. Pourtant, bien qu’il s’agisse d’un album très personnel, la portée de mes interrogations reste universelle, et il me semble que chacun peut s’identifier, peut-être pas au point de vue, forcément subjectif, mais tout du moins aux différents sujets soulevés par l’album.
Quel a été le moment décisif dans votre cursus qui ne vous prédisposait pourtant pas à devenir une chanteuse de Jazz ?
J’ai pris la décision très jeune de faire de la musique bien qu’ayant des facilités scolaires et universitaires qui me prédisposaient en effet à d’autres horizons, en apparence. En revanche le choix du jazz est venu très tard, car mes parents n’en écoutaient pas particulièrement. Lorsque je me suis inscrite à l’ASMM en même temps qu’en Maîtrise de Lettres à la Sorbonne, je savais surtout que je voulais pouvoir m’accompagner au piano et faire une musique non « classique » au sens générique du terme. Or le jazz est la musique que l’on vous enseigne dans n’importe quelle école de musique qui ne soit pas dédiée au classique. Je crois que cela a particulièrement bien fonctionné sur moi, car je me suis prise de passion pour le jazz assez rapidement. J’y suis entrée d’abord par le vocal, qui reste ce qu’il y a de plus accessible, (j’étais particulièrement fascinée par les instrumentistes-chanteurs !), puis par les différents grands instrumentistes de cette musique, notamment les pianistes et les soufflants. Je me disais également, puisque j’étais encore dans une démarche assez scolaire, de formation, et que le jazz me paraissait à la fois exigeant et complexe : « Qui peut le plus, peut le moins. Si tu sais jouer cette musique, tu pourras faire ce que tu veux après ». En effet, il me semblait alors que plus j’aurais d’outils, de connaissances en matière rythmique, harmonique et instrumentale, plus je pourrais ensuite faire le choix d’aller, plus tard, vers une esthétique plus épurée. Finalement, le jazz est précisément l’esthétique que j’ai choisie pour m’exprimer.
Votre entourage musical, qui vous a aidé à faire cet album, allie la diversité autant que la passion et l’excellence. Comment s’est passé ce travail musical afin de sortir un premier album de qualité ? Est-ce pas la pierre angulaire de votre travail ?
J’avais déjà quelques compositions personnelles, et lorsque je les ai montrées à Benoît Sourisse, alors mon professeur de piano au CMDL, il a tout de suite été séduit par leur couleur, et m’a glissé à l’oreille que si j’en écrivais encore suffisamment d’autres de cette qualité-là, on irait en studio les enregistrer. Cela m’a donné des ailes, bien entendu, et je me suis attelée à la tâche. L’année est passée et Benoît m’a confirmé qu’il était d’accord pour être le directeur artistique du disque. Ensuite André est entré dans l’aventure, enthousiaste lui aussi, comme à son habitude. Puis nous avons écouté des choses ensemble (Shorter, notamment), choisi certaines compositions plutôt que d’autres. Enfin, Benoît m’a écrit la musique de So Much Better et Stéphane Guillaume celle de Take My Time. J’ai pris énormément de plaisir à mettre des paroles sur chacun de ces titres, car c’est comme s’ils avaient été faits sur mesure. C’était exactement ce dont j’avais besoin, cela complétait parfaitement mes autres compositions.
Quel a été le rôle de chacun dans cette aventure ?
Tout le monde a pris part à cet album avec une implication et un dévouement sans faille, à commencer par mes musiciens, Lucas Saint-Cricq, Nicolas Charlier et Zacharie Abraham, qui ont eu une participation importante dans l’élaboration des musiques lors des répétitions, notamment au niveau de la structuration des morceaux. Je venais au local, leur apportais des partitions bien souvent pas terminées, et en jouant, leurs idées, leurs propositions me permettaient d’aller dans une certaine direction.
Benoît et André ont, quant à eux, tour à tour endossé le rôle de conseillers, de directeurs artistiques, et d’arbitres lorsqu’il fallait choisir telle ou telle prise, tout en me laissant toujours avoir mon mot à dire et une très grande liberté. Ils m’ont accordé non seulement beaucoup de respect dans mes choix et mes décisions, mais aussi beaucoup de confiance. Dès lors que le projet du disque était lancé, ils ne m’ont plus jamais fait sentir que j’avais été leur étudiante quelques mois auparavant. Nous étions sur un pied d’égalité total, mais bien entendu ils m’ont apporté leur immense talent et leur expérience sans laquelle cet album n’aurait jamais pu voir le jour.
Le temps de l’enregistrement est donc venu au mois de mai 2011, et ce furent des journées magiques, à la fois décontractées et concentrées. Beaucoup de choses étaient déjà prêtes, mais certaines décisions ont été prises au dernier moment, notamment celles des chœurs et des percussions. Benoît a réussi l’exploit d’écrire des arrangements de chœurs d’une incroyable sophistication en quelques jours à peine, et André a lui-même fait un travail énorme sur les percussions qui ont donné une couleur très caractéristique à l’album, plus brésilienne, parfois presque africaine. En plus d’être un batteur d’exception, c’est également André qui a fait le son du disque, que je trouve particulièrement réussi.
Enfin j’ai eu droit au soutien et à la participation de Michele Hendricks, mon professeur d’improvisation vocale, et celui de Stéphane Guillaume. Ce fut vraiment un moment incroyable lorsque j’y repense, d’une fluidité exceptionnelle, et un moment de partage humain comme j’en avais rarement connu.
Votre album est riche tant vous alternez les reprises et les créations, le tout enveloppé par votre sensibilité. Etait-ce une volonté manifeste de proposer un album si singulier ?
Depuis des années j’avais cette envie chevillée au corps de sortir un album. Je n’envisageais d’ailleurs pas mon parcours musical autrement, tant cela représentait pour moi, plus qu’un aboutissement, un véritable point de départ. Mais, la création étant mon but avoué, il me fallait présenter dès mon premier album quelque chose qui me ressemble. C’était pour moi une véritable nécessité. C’est pourquoi j’ai préféré ne pas me presser et attendre d’avoir de la matière, voire une certaine maturité pour proposer une musique plus personnelle, et j’y suis parvenue par le processus de l’écriture. Une fois ce corpus réalisé, j’avais également envie d’ajouter à mes textes et à mes compositions des reprises rares telles que Dienda et When you dream, deux véritables coups de cœur, puis Chega de saudade. Pour Chega, j’étais tombée amoureuse depuis tant d’années de ce titre, et cependant j’en avais entendu tellement de versions, qu’il me fallait, pour rester dans ma démarche de recherche et d’originalité, faire un choix radical. C’est ainsi que m’est venue l’idée d’en faire une version uniquement vocale, entièrement arrangée et réharmonisée par Benoît.
Comment définiriez-vous votre musique dans le paysage du Jazz vocal contemporain ?
D’emblée je crois avoir une place un peu à part, car j’ai développé un rapport à la voix légèrement différent de mes collègues vocalistes, puisque je suis aussi pianiste. J’appréhende donc le vocal en lien étroit avec les différents instruments du groupe, notamment avec le saxophone et le piano. Le fait d’écrire beaucoup est aussi quelque chose qui me distingue un peu de mes aînées, car je ne voulais pas passer par la case « album de standards ».
Mais j’ai l’intime conviction que chacun a sa place propre, et que dans le jazz vocal actuel nous avons toutes et tous quelque chose de personnel à raconter et à partager. Seule la forme nous distingue.
Votre album est l’expression d’un univers personnel et passionné. Votre jeu au piano n’est-il pas votre part la plus intime finalement ?
Le piano est l’instrument auquel m’ont mis mes parents lorsque j’étais toute petite, mais c’est la voix qui a été l’instrument vers lequel je suis allée instinctivement et toute seule. En revanche, il est vrai que j’ai consacré plus de temps au travail du piano dans l’ensemble de mon parcours, et que j’ai développé avec cet instrument une relation forte. Finalement aujourd’hui, la relation voix-piano m’a construite et mon intimité, ma sensibilité s’exprime le mieux dans cette sorte un peu particulière de duo que je forme avec moi-même.
Sur votre site officiel, on parle de cet album comme d’un incipit. Doit-on en déduire que Raphaële Atlan nous racontera d’autres belles histoires musicales dans les prochaines semaines ?
Dans les prochains mois plus sûrement ! J’ai en tête l’idée de réaliser un deuxième album, mais je tiens à ce qu’il soit intéressant et différent du premier. Je prends mon temps…
Avez-vous à ce sujet des idées et des pistes pour votre prochain album ?
Il sera peut-être moins dans l’introspection, plus tourné vers l’extérieur, mais en quelle langue, dans quel style…? Je ne le sais pas encore. C’est l’écriture que j’ai commencée ces temps-ci qui me donnera bientôt les clés de la couleur du deuxième album. We’ll see !
Où pourra-t-on vous voir en concert dans les prochaines semaines ?
J’aurai le plaisir d’être en concert au Sunside à Paris le 20 juin prochain, donc très bientôt, puis à Monaco, Provins, Vannes, La Croix Valmer pour les festivals de cet été… J’ai hâte d’y être !
Achetez l’album de Raphaële Atlan » Inner Stories » chez notre partenaire Fnac.com
Le site officiel de Raphaële Atlan
À lire aussi :
Ida Sand : la voix venue du froid
Mina Agossi : la diva du jazz hors code