Vos textes mettent en scène des personnages très divers, que ce soit par l’âge, l’extraction sociale, ou la période historique, comme le gardien de cochons du quinzième siècle du Roi du bois, ou le fondateur de la spéléologie du dix-neuvième siècle des Mythologies d’hiver. Quel est selon vous le dénominateur commun entre eux?
Cela découle certainement de ma possibilité à l’identification à quelque chose de leur parcours, parce que je suis incapable de décliner vraiment le « il », d’être vraiment à la troisième personne, même si je fais parfois semblant. Ce sont des miroirs, chacun d’eux correspond à une facette de moi-même. Dans Le Roi du bois, c’est le rural débarqué à Rome, pour qui ça ne marche pas bien, et dans mon texte sur Goya (Maîtres et Serviteurs), c’est aussi un rural débarqué à Rome, mais pour qui ça finit bien (Note : Pierre Michon est originaire de la Creuse, et petit-fils de paysans.) Par-delà cet aspect partiellement autobiographique, la plupart de mes personnages ont un destin qui passe soit par la langue, soit par ce qu’on appelait l’art ou la beauté. J’achoppe sur ce point. Par exemple, tous les personnages des Vies Minuscules ont pour point d’achoppement une langue qui les dépasse.
Si tous vos personnages sont éparpillés à travers les âges, les milieux sociaux, et surtout les époques, ils ont en commun une espèce de texture psychologique. Est-ce que vous croyez qu’au quinzième siècle, on rêvait, on aimait et on haïssait comme au vingtième siècle?
L’amour, la jalousie, la foi, ça ne change pas. Il y a certains très bons sociologues, comme Norbert Elias, qui disent que l’homme était différent. Je pense quand même qu’il y a un fonds commun, sinon, on ne lirait plus Tristan et Yseult, ni l’Iliade. Qu’est-ce qu’il y a dans l’Iliade qui nous est si étranger que ça, à part, peut-être, leurs biceps énormes, et leurs chars ? Quand les ethnologues allaient voir les tribus indiennes, dans les années trente, il y avait évidemment beaucoup de points qui les séparaient, toute la profondeur de l’histoire, mais ces gens communiquaient très bien entre eux. De plus, je crois que si l’homme était bien différent à une certaine époque, c’est la littérature qui l’a changé, ou qui plutôt l’a aidé à devenir plus humain. L’invention biblique et l’invention homérique, ont certainement fait advenir une image de l’homme qui ne pouvait pas ne pas être. Ce sont des textes qui arrivent au moment des grands despotismes, assyriens, égyptiens, et qui redressent la barre du côté de l’humain et non du côté de l’expansion indéfinie de l’état.
La majorité de vos romans se termine mal pour vos protagonistes : mort au combat, mort suite à l’alcoolisme, mort de froid, abandonné, trahi, désillusionné. Comme on dit qu’il n’y pas d’amour heureux, n’y a-t-il pas de littérature digne de ce nom qui puisse raconter une histoire qui finit bien?
Pour moi, tout texte est un préparatif au sacrifice. C’est un point sur lequel Bataille m’a d’ailleurs beaucoup marqué. Dans ma fantasmatique, tout texte que j’écris sacrifie son objet, le héros que j’aime tant. On amène Iphigénie, on la prépare, le père pleure, et quand même, à la fin, le couperet tombe. Les héros ne peuvent pas ne pas mourir, et s’ils ne trépassent pas physiquement, ils meurent à eux-mêmes, comme le personnage à la fin du Roi du bois. Il s’agit pour moi de révéler à quel point terrible la beauté peut être. C’est d’ailleurs le même mécanisme en ce qui concerne ma propre vie : je me lève à quatre heures du matin, je suis défoncé au café, je fume trois paquets de cigarettes dans la matinée, c’est une machine sacrificielle.
Vos romans sont généralement courts, et vous avez également souvent écrit des textes sous forme d’une série de nouvelles reliées par un même thème. Ce choix de la brièveté, et de la prolifération narrative, est-il lié à un refus de faire du roman traditionnel ?
Ce n’est pas un refus, c’est que je ne peux pas, ce n’est pas ma façon. Ça n’a rien d’idéologique, ce n’est pas un a priori esthétique. Malgré cela, il me semble aussi tout de même que 1914 a sapé la confiance dans la langue française, et a donc bien sûr changé la façon d’écrire.
Vos récits évoquent en effet souvent ces hommes d’après 1789 mais d’avant 1914, qui avaient foi en la Langue. Vous semblez éprouvez une certaine sympathie pour ces ancêtres que vous jugez néanmoins naïfs ?
Je les appelle les « barbichus », et j’ai effectivement beaucoup d’affection pour eux. Ce que j’aime, c’est leur courageux « on va continuer sans Dieu, on va quand même continuer sans Dieu », en n’imaginant pas les catastrophes que ça allait donner au vingtième siècle, catastrophes dont ils sont en partie responsables. J’aime aussi leur courage physique : ils étaient spéléologues, paléontologues, et explorateurs, ce qui a d’ailleurs donné directement sur le colonialisme. Le bon, le mauvais, tout cela est inextricable, mais je pense que le rejet dont ces gens sont l’objet est exagéré. C’est comme ceux qui disent « Staline, c’est de la faute à Marx. » Je ne suis pas d’accord : Marx est un bon barbichu, Freud est un bon barbichu. J’aime cette croyance selon laquelle l’humanité ce n’est pas forcément le pire. Or, nous sommes installés dans l’idée que l’humanité c’est le pire. Le pire a été sûr, au dix-neuvième et au vingtième, mais est-ce que cela malgré tout est vrai ?
Mis à part La Grande Beune et Les Onze, vos textes se concentrent en grande partie sur des personnages historiques, qu’ils soient d’ailleurs majuscules ou minuscules, anonymes ou illustres. En général, l’on a pourtant tendance à associer le roman à la fiction : pourquoi, chez vous, cet intérêt récurrent pour des personnages de chair et d’os ?
Je n’ai pas d’imagination, peut-être ne suis-je d’ailleurs pas le seul dans ce cas, mais je ne peux pas inventer de toutes pièces, il faut que j’aie vu. Par exemple, dans La Grande Beune, c’est fait de bric et de broc, d’un désir que j’ai eu réellement pour une femme à cet âge-là, de ma mère qui était institutrice, et de l’école où j’habitais à l’époque. Pareillement, j’ai été récemment invité au Palais de Justice, par des jeunes avocats dans le cadre du Cercle de la conférence organisé par le Barreau de Paris. Les sujets sur lesquels ces jeunes garçons planchent ont une relation avec l’invité, et là c’était : « nos vies sont-elles minuscules ? Le poète est-il maudit ? » Il y avait un homme, avec une barbe et le crâne rasé, et tout à coup je vois Vautrin jeune, et là, je me dis, je vais le replacer quelque part. Ça ne me caractérise pas, c’est sans doute la démarche de toute homme qui écrit. Mais effectivement, parfois, des gens m’apparaissent. Cette terminologie de l’apparition dont j’ai sans doute abusé, reste néanmoins vraie, certaines personnes que je vois sont comme des combles d’humanité, que je capte soudainement, et qui réapparaitront dans mes livres.
Comment voudriez-vous être lu ?
Le rêve, c’est bien sûr de parvenir à passer quelque chose au lecteur, dans le déroulement de deux phrases, pas nécessairement dans la totalité des livres qu’on a fait, en deux lignes, c’est merveilleux, ça suffit. Je pense qu’il arrive quelquefois dans ce que l’on écrit, que l’on le sache ou non, que l’on est en phase directement avec la grande Mère Langue, et avec l’Autre – mais c’est hélas une jouissance qui ne dure pas. Il y a un très beau texte de Péguy, Péguy qu’on ne lit d’ailleurs guère plus, qui s’intitule « Victor Marie, comte Hugo. » C’est un chef d’œuvre : Péguy y raconte comment Hugo tout à coup a senti, c’est son mot, qu’ « il couchait avec Dieu. » Voilà, finalement, en écrivant, il arrive des moments où l’on se dit que l’on couche peut-être avec Dieu. Avec Dieu, c’est-à-dire avec la totalité de la langue dans ce qu’elle peut avoir de plus beau, et avec l’Autre, puisque Dieu c’est aussi le genre humain.
Pour vous, la langue et Dieu sont inextricables ?
S’il m’arrive de rencontrer quelque chose qui ressemble à Dieu, c’est bien dans ces moments où j’écris : à la fin du Bandy dans Vies Minuscules, de Watteau dans Maîtres et Serviteurs, et à certains moments de La Grande Beune – même si là ce n’est pas Dieu mais plutôt la grande Aphrodite qu’on y découvre.
Votre œuvre comporte un seul texte sur un écrivain, Rimbaud, et de nombreux récits ayant pour personnages des peintres, comme Goya, Watteau, et Van Gogh, pour ne citer qu’eux. La peinture vous inspirerait-t-elle plus que la littérature?
Il ne faut pas croire que j’ai un sentiment sacralisé de la peinture, je l’aime, ce qui ne veut pas dire que je la vénère. Si j’ai parlé de ces peintres, c’est que je voulais en fait parler d’écrivains, mais c’est très rébarbatif d’écrire sur un écrivain, parce qu’il faudrait les citer, alors que pour un peintre, les images sont immédiatement là. Le référent des Ménines, ou de La Liberté guidant le peuple, est dans l’esprit de tous, il n’y a pas besoin d’expliquer ce que ce tableau représente. De plus, en m’intéressant aux peintres plutôt qu’aux écrivains, il n’y a aucune rivalité, je peux étudier la rencontre avec l’esthétique en étant à la fois très impliqué dans la démarche et complètement désimpliqué dans le champ.
Vous faites allusion au côté pour ainsi dire démocratique de l’image, « dans l’esprit de tous. » Il y a effectivement certaines images que tous, tous milieux confondus, connaissent. Selon vous, les mots ne suscitent pas une adhésion aussi instantanée ?
Connaître un tableau, c’est comme savoir par cœur un livre entier, or on ne peut pas considérer que les gens connaissent par cœur des livres entiers. Ecrire sur un écrivain, c’est comme écrire sur un musicien, ces deux arts nécessitent le passage du temps. La peinture, c’est très pratique pour écrire, c’est juste un petit carré d’espace que chacun porte en lui.
Votre univers, comme d’ailleurs votre style, semble imprégné de christianisme, faisant beaucoup référence à la foi, au doute, au don, et à la grâce. Quel est votre rapport à la religion ?
Mon lien au religieux est émotionnel et légèrement hystérisé. Je suis un jour allé à la messe de Pâques, et j’ai amené ma fille. Elle me demandait « qu’est-ce qui te fait rire Papa ? » Je pleurais ! Je comprenais que ce que je voyais là, c’était des costumes héritées de la vieille Assyrie, que ces cassolettes d’encens venaient tout droit d’Egypte, et puis c’était merveilleux de se dire, dans ce petit truc-là, Corpus Christi. Et pourtant, en revenant de cette messe de Pâques, j’ai relu Ecce Homo, avec le même assentiment, et le même enthousiasme.
Dans l’une de vos interviews, vous disiez avoir la fâcheuse impression que certains voulaient vous faire endosser le « vieil habit réactionnaire. » Pensez-vous que cela ait un lien avec vos choix esthétiques, ou avec votre lien avec la religion?
Cela est en fait très peu arrivé, mais une fois, j’ai effectivement lu qu’un écrivain disait que Michon, c’est « un peu cureton. » Je le regrette, je n’ai pas du tout cette impression, je ne fais pas de la foi une valeur, mais j’aime me servir, ou plutôt j’aime faire passer, toutes ces émotions religieuses. Je ne peux pas faire sans, mais personne ne peut faire sans. Notre génération fait mine de se passer de la religion, mais la foi peut se porter sur n’importe quoi, et si désormais elle n’est plus de l’ordre du religieux, elle participe au politique et au social. Maintenant, il est vrai que cette problématique-là, celle de la foi religieuse et chrétienne, qui s’étend des années trente aux années soixante-dix, et qui a directement préoccupé les plus grands, Bataille, Malraux, je ne vois plus personne qui l’aborde. Il faut dire que les retours du religieux de nos jours sont des retours dignes d’avant les Lumières.
L’on sent dans votre œuvre une influence d’un écrivain que vous citez d’ailleurs volontiers, Georges Bataille, l’auteur d’Histoire de l’œil, philosophe violemment anticlérical et qui prêche la démesure sur tous les plans, sexuel, politique, et social, et qui a été un des penseurs phares de Tel Quel, aimé par Foucault, Barthes et Derrida. Qu’est-ce qui vous rapproche, ou vous sépare, de lui?
La souveraineté bataillienne, son concept central, m’est totalement étranger. Bataille est totalement nietzschéen, alors que moi je suis cet oxymoron qu’est un nietzschéen chrétien, ça ne peut pas exister. Cela veut dire que Bataille m’aurait détesté, j’en suis sûr, comme un homme qui est dans la recherche d’une conciliation impossible. Et pourtant ce n’est pas une réconciliation, je porte en moi cette dichotomie.
Quel est votre rapport avec les « écoles » littéraires qui tenaient encore le haut du pavé quand vous êtes venu à l’écriture en 1984? Vous sentez-vous une parenté avec les romanciers du Nouveau Roman, ou les « scripteurs » de Tel Quel?
Le nouveau roman, c’est Robbe-Grillet, or je n’aime pas Robbe-Grillet. Le ton de Duras, par contre, est une petite musique unique. J’aime la lire, comme j’aime son regard lisse : il y a une grande compétence à voir dans Le Vice-Consul, qui est écrit depuis les deux sexes. Quant à Beckett, la fascination que j’éprouve à son égard est pour moi incompréhensible. Certaines parties de Godot, que je connais par cœur, me servent dans la vie de tous les jours sans arrêt, pour décrire toutes les situations. Il y a un miracle littéraire dans cette pièce. C’est comme l’Imitation de Jésus-Christ, à ce niveau-là, ce n’est plus de la littérature. Quant à Tel Quel, je l’ai énormément lu, d’une façon terrorisée. Ils m’ont introduit à Bataille, à Artaud, à combien d’autres, ils sont venus au moment où il devait y avoir une poignée de jeunes gens qui dispensaient pour d’autres jeunes gens ce qui était nécessaire pour cette génération-là.
Etant vous-même très au fait des théories de l’histoire littéraire, est-ce que vous pensez que de nos jours ce savoir est indispensable avant le passage à l’écriture ?
Il me semble que ce savoir est de moins en moins pratiqué. Ce sont les inconvénients de la démocratie : comme il n’y a plus de hiérarchie ni de verticalité, tout un chacun se dit pourquoi pas moi – il arrive d’ailleurs que cela porte des fruits merveilleux. Mais pour moi, la littérature ne m’était pas donnée. Dans ma déclaration intérieure des droits de l’homme, il n’y avait pas, tout homme a le droit d’écrire. Il y avait, tout homme doit, c’était en termes de devoir et pas de droit, écrire.
Vous sentez-vous proche de certains de vos contemporains, comme Pascal Quignard et Pierre Bergounioux ?
Je me sens beaucoup d’affinités avec eux. Il s’agit, je crois, pour nous tous, d’arriver à un usage de la langue qui n’est pas académique, mais qui ne vit pas dans l’oubli de tout ce qui s’est fait avant, qui connait toutes les théories, les subtilités, mais qui essaie d’être plus roué, d’une part, que les roueries que nous connaissons, mais aussi d’inscrire leur vérité dans cette lignée-là.
Percevez-vous certaines tendances dans la littérature contemporaine?
Il me semble que chacun ne se réclame plus que de lui-même, personne ne se réclame plus d’une certaine vision de la littérature contre d’aucuns qui se réclameraient d’une autre. Il n’y a plus de polémique dans les lettres, sinon des attrapades entre untel et untel. Est-ce que c’est bien, est-ce que ce n’est pas bien ? Je suis incapable de dire si c’est positif ou négatif.
Depuis votre tout premier texte, vous alternez entre récits sur les anonymes et récits sur les fameux. Selon vous, qu’est-ce qui sépare une vie minuscule d’une vie majuscule, et que peut bien y changer la littérature?
Toute vie minuscule dont s’empare la littérature devient majuscule. Ces vies bousillées, massacrées, deviennent des vies sacrifiées, avec l’apparat du sacrifice. Elles ont enfin été sacrifiées selon le rite. Au lieu d’être estropiées, les voilà bellement mortes.
Maia Beyler : Née à Paris, Maïa Beyler vit en Californie depuis 2005. Elle est l’auteur de plusieurs articles sur la littérature publiés au Canada, en France et aux Etats-Unis, notamment dans les revues Etudes Littéraires et French Forum. Doctorante à l’université de Californie, Berkeley, elle travaille sur le sacré dans les oeuvres de Georges Bataille, Nathalie Sarraute et Pierre Michon. »
( Crédit photo Hervé Thouroude)
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