Votre blogue a rapidement connu un bon succès. Il est aujourd’hui une référence parmi les blogues socioculturels québécois. Comment cette aventure de réflexion et de médiation a-t-elle commencé ? Quel manque vouliez-vous remplir dans l’espace d’expression québécois ?
Je tenais un blogue plus personnel (de type journal) depuis plusieurs années (2003 environ). Au départ, c’était plutôt un laboratoire d’écriture ou un scrapbook. C’est vrai qu’avec le développement des réseaux sociaux comme Facebook, le blogue a un peu perdu son caractère instantané : « Je pense à quelque chose, je vous le partage. »
À l’automne 2010, j’ai commencé à trouver que mon blogue était trop fourre-tout. Surtout que je sentais que de plus en plus de regards se tournaient vers moi, surtout grâce à Twitter. C’est en novembre de cette année-là que j’ai lancé Détails et dédales, un blogue de chroniques qui ratisse assez large mais où chacun des billets respecte une forme et un ton.
Je trouvais que les débats ne permettent pas toujours de remettre en question certains lieux communs ou d’interroger à plus long terme. Un débat fait l’actualité, ça dure quelques jours, on passe à autre chose. Même les chroniqueurs des journaux reviennent rarement sur le même sujet.
De plus, je voyais peu mon point de vue dans les médias, un point de vue qui interroge le sens des termes du débat. On vous dit : « Qu’en pensez-vous? Noir ou Blanc? » Et souvent, moi je pense: « Mais qu’entendez-vous par Noir exactement? » Je voulais donc un espace pour dire ça. Pour dire que le vocabulaire, les expressions, les idées fixes traînent avec eux des idées préconçues qu’on se doit d’interroger. J’ajouterais que je m’intéresse beaucoup aux médias et qu’il n’est pas toujours facile, pour les journalistes, de parler d’eux-mêmes. Ma position est plus neutre (ce qui ne veut pas dire objective).
Parmi les grands thèmes qui m’occupent je noterais : les arts et la culture, les médias et leur influence, la critique culturelle, le féminisme, le poids des mots, les médias sociaux.
Comment le blogue a-t-il évolué ? Entre votre vision de départ et votre analyse actuelle, quelles sont les différences et comment s’expliquent-elles ? Votre vision a-t-elle changé et pourquoi ?
Si on faisait l’histoire de mes presque 10 ans sur les blogues, ce serait trop long. Par contre, pour ce nouveau blogue qui a un peu moins d’un an et demi, on peut relire le premier billet que j’y ai publié et ainsi constaté que je m’en tiens assez à mon projet. (http://www.cvoyerleger.com/2010/11/index.html ). J’espérais, à cette date, m’éloigner plus catégoriquement de l’intime. Ceux qui me lisent savent que ces questions me poursuivent : peut-on parler de soi sans tomber dans l’égocentrisme? Quelle part l’intime peut-il prendre dans une écriture sans perdre son lien avec une idée de l’universelle? Je m’intéresse beauoup à l’autofiction et à ses dérives.
Je n’avais pas prévu, non plus, me lancer dans une série d’entrevues comme Métier = Critique. Publiées tous les 15 du mois, ces entrevues permettent de faire le portrait de critiques culturels québécois et, à travers eux, de l’état de leur profession.
J’ajouterais que le fait d’être de plus en plus lue (et souvent lue par les principaux concernés) m’apprend à critiquer intelligemment et à réduire les effets de manche qui punchent mais peuvent blesser. Il m’est arrivé de couper des passages de texte où j’exprimais mon opinion sur le travail de certains journalistes en me disant qu’ils n’apportaient rien à mon argument. Ce que je dénonce, ce sont des tendances et mon approche de la société me pousse à croire que les tendances dépendent rarement de quelques individus, mais plutôt des structures. Je ne m’empêche pas de critiquer des gens qui contribuent à légitimer ces structures sans les interroger, mais j’essaie d’éviter de faire des attaques (même si ça peut être très payant quand on cherche à être entendue de foncer dans le tas!).
Si votre blogue a du succès c’est bien qu’il induit un questionnement pertinent. Quelles sont les réactions ?
Mon blogue entraîne peu de commentaires si je me compare à certains autres blogues qui parlent directement de l’actualité. Je pense que ça s’explique beaucoup par le fait que ma démarche vise à faire réfléchir plus qu’à faire réagir. Ma pensée est rarement catégorique aussi, ce qui n’entraîne pas un flot de réactions instinctives.
Les plus belles réactions sont à long terme. J’ai des lecteurs fidèles et parfois je l’apprends avec beaucoup de retard. Penelope McQuade a parlé de moi comme l’une de ses blogueuses préférées dans le journal La Presse et je ne savais même pas qu’elle me lisait vraiment. Parfois, je constate, par un commentaire, qu’un interlocuteur est très au courant de mon blogue et j’ignorais que ça l’intéressait.
Pour les gens dont je parle (souvent des journalistes), je crois que si une critique est faite de façon intelligente, ils sont capables d’en prendre. Je pense que la plupart me respecte (même si je n’ai pas que des alliés.). J’ai longtemps cru que personne ne me lisait parce qu’ils réagissent rarement et font connaître mon blogue encore plus rarement. Finalement, je me rends compte que plusieurs me suivent, mais il y a encore un mur entre les médias traditionnels et la parole qui se prend de façon plus désorganisée sur les blogues. C’est quand même dommage. Quand j’apporte des éléments que je crois nouveau dans un débat qui a lieu dans l’espace public, j’aimerais parfois que les journalistes et les médias aient la générosité de faire connaître une voix qui se fait entendre ailleurs. Mais ça se fait peu. (Et pas juste pour moi, je le constate chez d’autres blogueurs aussi.)
Pour en revenir aux réactions, ce qui me fait le plus plaisir, c’est d’apprendre que je fais du bien aux gens. Pour mes textes qui sont plus sociopolitiques, les gens vont parfois me remercier d’exprimer un point de vue qu’eux-mêmes n’arrivaient pas à mettre en forme clairement. Sur les textes plus intimes, même si j’hésite souvent à les publier, je constate l’effet positif que ça a sur des gens qui s’y reconnaissent.
Un jour, j’ai compris que si j’arrive à écrire un bon texte sur mon rapport au corps (par exemple), quand les gens le lisent, ils ne pensent pas à mon corps. Ils pensent à leur corps. Même chose pour la sensibilité face aux critiques ou sur notre rapport aux victimes et aux bourreaux. Je pense que les gens apprécie mon intégrité.
Il y a aussi des réactions négatives. Les principales se réveillent quand je critique quelqu’un que les gens aiment. On va me reprocher, par exemple, de faire de la masturbation intellectuelle ou écrire « des mots pour des mots ». Je vis bien avec ces deux idées qui ne sont pas tout à fait fausses. À partir du moment où on est convaincu que le langage, les images, les sens communs contribuent à teinter la façon dont nous appréhendons les choses, c’est aussi agir que d’interroger le langage.
Vous êtes devenue une observatrice de la vie culturelle québécoise et aussi, surtout, de la critique qui l’accompagne. Pourquoi ce sujet vous a-t-il paru important à scruter ?
Les arts et la culture, c’est ma vie. Les médias me passionnent aussi. La jonction parfaite des deux, c’est la critique culturelle.
Ça m’a toujours intéressée, mais c’est devenu plus criant depuis que je travaille dans la francophonie canadienne. C’est au contact des artistes d’ici que j’ai compris comment l’absence de critique culturelle peut nuire à une démarche artistique qui manque de miroirs.
Or, la critique culturelle est dépréciée au Québec et on l’associe à plusieurs lieux communs dont les plus courants sont « La critique n’aime jamais rien », « La critique est complaisante avec ce qui vient du Québec », « La critique est snob », etc.
J’ai voulu m’attaquer à ces sens communs. Ça a commencé par un texte qui s’intitulait « Ma déclaration ou pourquoi j’aime les critiques d’amour » et finalement, le sujet m’a assez intéressé pour y revenir régulièrement. D’autant plus que j’ai réalisé que presque personne ne s’intéresse à ce sujet. Souvent, quand apparaît un texte qui se targue de critiquer les critiques, on réalise qu’il critique en fait les opinions des critiques. (Tu as aimé un film que je n’ai pas aimé, donc tu es un mauvais critique.) Pour moi, critiquer la critique, c’est critiquer sa forme, ses références, son originalité, son sérieux, ses nuances, pas son opinion.
C’est à l’été 2011 que j’ai commencé à rencontrer des critiques pour leur permettre de mieux exprimer leur démarche et d’expliquer dans quelles conditions ils travaillent. Mon hypothèse est que l’essentiel des problèmes que traverse la critique culturelle au Québec n’est pas dû à un manque de compétences de ceux qui la pratiquent, mais à des conditions de travail qui sont loin d’être optimales (à commencer par l’espace qu’on leur accorde).
Quel est pour vous le rôle de la critique artistique ? Vis-à-vis des créateurs ? Des médias ? Du public ? De la société en général ?
Je crois que les critiques sont des passeurs. Je lis plusieurs critiques sans même penser si je verrai ou lirai les œuvres. C’est une forme de culture générale. Savoir ce qui se fait, savoir ce qui se brasse. En ce sens, je pense que la critique a un rôle important auprès du public, mais pour moi, ce n’est pas un rôle de conseil de consommation. (Je hais quand les médias me donnent des conseils de toute façon.) Ça explique mon certain malaise avec la notation par étoiles (même si je sais que les gens adorent ça).
Je ne crois pas que les critiques s’adressent d’abord aux artistes (en tout cas pas la critique dans les quotidiens ou hebdomadaires), mais je crois qu’elle s’adresse tout de même à eux et que c’est à ce titre qu’elle ne devrait jamais baisser les bras quand il s’agit d’interroger une démarche artistique. J’aime quand un critique positionne une œuvre par rapport à d’autres artistes. Je pense que les artistes apprécient ça aussi, qu’on mette leur œuvre en dialogue. J’aime quand un critique ose aller plus loin que le propos de l’œuvre pour interroger sa forme.
Les critiques sont des analystes. Je milite beaucoup contre cette idée que les critiques sont des artistes ratés (et donc des gens frustrés). Comme quand on leur dit « Si t’aimes pas ça, fais-en un toi, un film! » C’est comme si on disait à Michel David ou Vincent Marissal : « Si t’es pas content, présente-toi en politique. » C’est absurde.
Mais je me bats peut-être en vain parce que ce phénomène touche presque tous les métiers qui relèvent de l’analyse et la pensée. Voyez toutes ces méchancetés qu’on va entendre contre les « pédagogues du Ministère de l’Éducation » qui, évidemment, sont des enseignants ratés et qui portent des jugements sans être sur le terrain. Pour moi, le jugement contre les critiques est du même ordre, on estime qu’il est impossible d’avoir un métier dont la fonction serait de réfléchir et d’analyser une réalité, d’autant plus si on a jamais travaillé directement dans cette réalité.
Les critiques, comme les journalistes en général, souffrent ainsi d’une mauvaise réputation qui est lié au travail intellectuel. Alors imaginez si en plus on demande à enlever les étoiles et à rendre la critique plus analytique et moins basée sur le « conseil de consommation »…
Vous m’avez dit estimer que la situation s’est dégradée depuis une dizaine d’années. Selon votre analyse, pourquoi ? Quelles en sont les conséquences ?
Grande question. D’une part, il m’apparaît de plus en plus évident que nous assistons à l’applatissement de la sphère médiatique : de plus en plus du même partout. Tout le monde se bat pour l’agrandissement des parts de marché tout en disant du même souffle que l’atomisation des sources d’information rend impossible des parts de marché aussi grandes qu’avant.
Résultat : comme la culture ne permet pas d’aller chercher un très grand audimat ou un très grand lectorat, elle n’a pas la cote. La critique encore moins, sans doute en partie parce qu’elle est trop analytique, peut-être aussi parce que les gens « n’aiment pas la chicane ».
Pourrait-on imaginer aujourd’hui une émission comme La bande des six ou des artistes viennent défendre leurs œuvres devant des critiques? Dans la nouvelle mouture baptisée Six dans la cité, le moment où un artiste arrivait sur le plateau était dédié à la promotion, il n’y avait plus de critique, même si autour de la table étaient assis certains des plus féroces critiques du Québec. Cette façon de faire me semble très parlante de la difficulté que nous avons au Québec avec la critique.
Il faut aussi dire qu’en se solidifiant, le milieu des arts et de la culture a adopté des modèles industriels. C’est sans doute une bonne nouvelle pour la santé du milieu. Par contre, ça fait que les junkets, les entrevues-cassettes et les pré-papiers se sont multipliés. Quand la moitié de mon cahier Culture du week-end (qui a déjà bien maigri) est consacré à des pré-papiers qui ont des odeurs de promotion, je me demande ce qui reste comme place pour la pensée. Quand lit-on ou entend-t-on, dans les médias, des entrevues avec des artistes, sans que ces derniers soient sur un mode promo? Rarement. C’est donc l’espace pour la confrontation d’idées autour d’une œuvre qui fond comme peau de chagrin.
Finalement, il y a aussi tout ce qui se passe en ligne qui a une influence. J’ai déjà écrit un texte dans lequel j’invitais les journaux à ne pas se prendre pour un site web s’ils veulent garder leur couleur. Mais ils font exactement l’inverse. Quand les médias donnent dans le vox pop ou publient les critiques des citoyens, je me demande à quoi on joue. Le Web déborde de lieux ou « monsieur et madame tout le monde » disent ce qu’il pense des films. Pas besoin de ça dans mes journaux.
Il me semble au contraire que ceux qui font la promotion de la critique professionnelle devrait encourager celle-ci à aller où les quidams n’iront pas. Les critiques voient ou lient des centaines d’œuvres par année. Il faut leur donner l’espace pour que ça se sente. Au contraire, on leur coupe l’espace et on leur demande de plus en plus de faire du « j’aime/j’aime pas » impressionniste, comme s’ils étaient n’importe qui.
Votre travail de blogueuse, d’entrevues, se veut-il une alerte ? Comment voyez-vous les choses évoluer ?
Je le voyais d’abord comme un travail de médiation. J’interviens souvent sur Twitter dans des débats pour faire comprendre aux gens qu’ils colportent des faussetés lorsqu’ils disent par exemple « Les critiques n’aiment jamais les films québécois. » Alors je vais leur chercher des critiques parfois touchantes de journalistes qui ont été bouleversés par des films québécois.
J’essaie d’expliquer que ce n’est pas anormal qu’il y ait un fossé entre l’opinion critique et la faveur publique. Les critiques sont des professionnels. Je ne connais personne qui trouve étonnant que McDonald continue à vendre même si tous les gastronomes du monde s’entendent pour dire qu’on peut manger vraiment mieux ailleurs,
Je pense que je convertis des gens un à un, et les convaincs de regarder ça avec un autre œil. Là où les médias sociaux n’aident pas, c’est qu’ils font rouler en boucle les textes qui font le plus jaser, souvent des critiques négatives. Pour donner un exemple bien concret et qui a fait beaucoup parler, la chronique de Marc Cassivi où il critiquait Filière 13 et son réalisateur a eu 114 commentaires, a été partagé près de 300 fois sur Facebook (et nous étions en plein été!). Je prends au hasard une chronique sur un film qu’il a bien aimé, Café de flore, a un commentaire et a été partagé une vingtaine de fois sur Facebook. Les gens croient que les critiques n’aiment rien, mais sont surtout au rendez-vous quand ça saigne un peu…
Finalement, quand on les confronte, on réalise qu’ils lisent très peu de critiques.
Pour ce qui est d’influencer les médias, je ne crois pas avoir ce pouvoir. J’ai bien peur de ne pas être très positive pour l’avenir. Je crois que certains médias plus spécialisés creusent leur niche, mais si les médias de masse abandonnent complètement la critique intelligente, tôt ou tard, c’est la culture générale qui va en pâtir.
Que faudrait-il faire pour changer cette situation ?
Il faudrait d’abord que les médias acceptent qu’ils ne s’adressent pas tous au même public et qu’il y a un public pour une critique intelligente et exigeante. Évidemment, il est fort probable que ce public ne représentera jamais 2 millions de côtes d’écoute. Mais il est là.
Il faudrait aussi que les médias se tiennent debout et refusent que leur activité soit dictée par des agendas et des calendriers des industries culturelles. Mais ça, ce n’est pas gagné.
Le reste, ça relève du changement de mentalité. Il y a sans doute toujours eu au Québec un certain nombre de personnes qui adhéraient à une philosophie plus populiste selon laquelle l’adhésion du public doit être comprise comme une preuve de qualité. Ce qui est troublant dans les dernières années, c’est de voir comment ce discours a gagné en légitimité, entre autres avec la hausse d’influence d’une certaine droite libertarienne.
J’ai écrit quelque part que le concept de démocratisation culturelle a été détourné par des gens qui tentent de nous faire croire que le but est de trouver des éléments culturels qui attirent le plus de gens possibles.
(http://www.cvoyerleger.com/2011/06/democratisation.html )
Le rêve de la démocratisation culturelle ne se résumait pas à des événements qui attirent le plus de gens possible dans les rues. Il faut éviter de s’y laisser berner.
Pensez-vous que les émissions de critiques, de débats, de controverse sont consubstantielles au sociétés européennes, notamment française, et pas nord-américaines ? Est-ce que ça se justifie ?
C’est un phénomène que je m’explique mal même si, comme tout le monde, je fais le constat qu’on vit mieux en France avec le débat. Je suis moi-même très québécoise en ce sens : je hais la chicane et je suis mal quand le débat s’emballe. Je me rappelle enfant, avoir été tellement choquée de la façon dont Nathalie Petrowski traitait Roch Voisine à la Bande des six, j’aurais voulu qu’on la démissionne sur le champ. Aujourd’hui, je me batterais pour lui redonner ce type de droits de parole, même si je ne suis pas toujours d’accord avec elle.
D’ailleurs, plusieurs personnes me parlent du fait que La Bande des six marque encore les imaginaires, un genre de « traumatisme » dans le milieu. Un critique me disait l’année dernière qu’aucun artiste accepterait de nos jours de venir discuter franchement de son œuvre comme on le faisait à l’époque. Je ne crois pas que ce soit vrai. Aucune vedette, peut-être, et c’est là le cœur du problème. Nos médias veulent des vedettes pour attirer des lecteurs et des spectateurs, ce faisant, les vedettes (ou leurs agents, plutôt) sont ceux qui sont le mieux placés pour contrôler le ton de la rencontre. Mais des artistes qui seraient prêts à croiser le fer pour défendre leur démarche, j’en connais plusieurs!
J’ajouterais, même s’il est mal vu de le dire, que les produits culturels les plus populaires ne sont souvent pas ceux qui s’appuient sur les démarches artistiques les plus consistantes. Or, si on veut une émission de débat, c’est pour débattre de démarche… donc pas nécessairement avec les plus grandes vedettes populaires!
Dans son créneau, je suis fan de C’est juste de la TV. Ce n’est pas une émission parfaite, mais je trouve qu’ils arrivent à être sincères et, surtout, à dépasser un aspect de « conseil télévisuel » pour discuter d’enjeux sociologiques liés à la télévision. Ils n’ont pas hésité à avoir des invités qui pouvaient être plus interrogeants, comme l’équipe d’Occupation Double qu’ils avaient vertement critiquée quelques semaines avant. Mais encore là, le débat garde toujours un ton assez cordial « vendredi-soir-apéro ».
Il faut dire qu’il y a plus que jamais en ce moment à la télé et à la radio un ton que j’ai baptisé « l’été à l’année » qui fait qu’on est plutôt dans une atmosphère « lounge-party-barbecue » que dans le travail intellectuel. Que ce soit à la radio une émission comme Plus on est de fous, plus on lit ou à la télé une émission comme La Liste à la télévision, les propositions culturelles sont à la fête. Je tiens à préciser que j’aime bien ces émissions, c’est plutôt que je constate une uniformité de ton. Il semble bien mal vu d’avoir l’air de se prendre au sérieux.
Le gouvernement fédéral du Canada, majoritairement conservateur, vient d’annoncer des coupes importantes, notamment dans la fonction publique, mais aussi, précisément 10% de coupure budgétaire à CBC/Radio-Canada, l’Office National du Film et Téléfilm Canada. Comment prenez-vous la nouvelle, quelles sont vos craintes ?
Je considère bien sûr que ce sont de mauvaises nouvelles. En même temps, il faut signaler que le budget du Conseil des arts du Canada a été préservé, ce qui était loin d’être gagné.
Pour Radio-Canada, je crains que cela augmente encore la pression du diffuseur en matière de cotes d’écoute, surtout que la publicité prendra de plus en plus d’importance. Ce faisant, je ne pense pas que la critique culturelle connaîtra de beaux jours sur leurs ondes. Surtout que depuis la disparition de Six dans la cité il y a un an maintenant, rien n’est venu la remplacer.
Je pense que ça nous ramène exactement à cet espèce de pensée schizophrène que j’évoquais plus haut. Certains commentateurs demandent à Radio-Canada de remplir son mandat sans faire de la « concurrence déloyale » aux diffuseurs privés, mais en même temps, on exige que les chiffres soient au rendez-vous. Jamais on n’atteindra les mêmes cotes d’écoute que Star Académie en programmant des films d’auteur. Il faudrait donc admettre qu’il est normal pour une société de vouloir rendre disponible gratuitement un accès à la culture pour ses citoyens et d’en assumer les coûts, au-delà du succès populaire.
Ça devient une question idéologique. Et c’est là que le bât blesse. Les coupes m’inquiètent, mais ce qui m’inquiète plus que les coupes, c’est le caractère idéologique de certaines et la marge de manœuvre que l’appareil d’État semble avoir perdu avec le gouvernement.
Quand on coupe dans la culture canadienne, on sait que cela touche surtout le Québec où la création, mais aussi l’industrie culturelle, sont le plus développées, et où elles revêtent un caractère identitaire fort. Comment en est-on arrivés-là, et quelle évolution cela laisse-t-il présager ?
Je ne partage pas tout à fait cette lecture qui est assez courante au Québec. Je pense au contraire que les artistes qui se débattent pour faire vivre leur art ailleurs au Canada sont dans des positions encore plus fragiles, ne serait-ce que parce qu’ils n’ont pas de soutien provincial ou municipal comparables à celui que peuvent recevoir les Québécois.
Par exemple, nous savons très bien qu’une des faiblesses de l’industrie cinématographique ailleurs au pays, c’est qu’ils ont du mal à compléter leurs montages financiers parce qu’ils n’ont souvent pas d’équivalent de la SODEC pour venir compléter un soutien de Téléfilm Canada.
De plus, comme les choix de consommation des Canadiens sont souvent plus branchés sur les Etats-Unis, les artistes canadiens ne sentent pas toujours le soutien populaire que les artistes québécois peuvent sentir, surtout en période de crise.
Ça répond en partie à votre question : nous en sommes arrivés là parce que beaucoup de Canadiens ont jeté les gants. Ils ne voient plus ou ne sentent plus l’intérêt ou l’importance de contribuer à nourrir une vie culturelle et artistique chez eux, avec leurs artistes. C’est là que le Québec se démarque et je comprends que la population québécoise ne se reconnaisse pas toujours dans le peu d’intérêt qu’une majorité de Canadiens a pour sa culture. Par contre, le Québec aurait tout intérêt à se concentrer davantage à établir des ponts avec des communautés artistiques bouillantes partout à travers le pays.
Est-ce que cette différence de perception de l’importance de la culture pourrait avoir un impact sur la question nationale? C’est possible. Mais pour ça, il faudrait éviter que le discours de désengagement du public par rapport aux arts et à la culture fassent des petits au Québec. Il faut être vigilant. En matière d’arts et de culture, le Québec est considéré comme un chef de fil par les artistes ailleurs au pays.
Par ailleurs, les étudiants québécois mènent une action de grève solidaire et déterminée pour s’insurger contre la hausse des frais de scolarité. Qu’en pensez-vous ?
Je les appuie entièrement. Je pense qu’il faut casser ce rapport mercantile à l’éducation dont je percevais plusieurs des effets pervers quand j’enseignais à l’université (à commencer par le fait que plus les étudiants paient pour un service éducatif, plus ils estiment qu’on leur doit la réussite.)
Ce débat a un lien avec ce dont je discutais plus haut, c’est-à-dire l’importance qu’on accorde dans notre société au travail intellectuel et au rôle de ceux qui font de la pensée leur métier.
Je me rappelle que dans une révision de programme auquel je participais, des employeurs avaient proposé qu’on enlève le cours de Pensée marxiste du cursus en science politique puisque ça ne sert plus à rien. Je crois que cela démontre bien comment peuvent s’opposer deux visions de l’éducation (et éventuellement de la société).
Vous êtes aussi directrice générale d’un regroupement d’éditeurs francophones hors Québec. C’est très intéressant, surtout que l’on pense trop hâtivement que toute la littérature francophone est concentrée au Québec. Quelle est donc la réalité de l’édition francophone canadienne au Québec ?
Elle se porte de mieux en mieux. Il est compliqué de faire ce genre de métier sans être impliquée, de près ou de loin, dans des questions politiques. Étant une québécoise qui travaille hors-Québec, ça me permet une vision parfois intéressante, mais aussi parfois déchirante.
Par exemple, je comprends très bien la nécessité de la loi 51 qui protège le livre au Québec. Mais je constate aussi que cette loi considère sur un pied d’égalité tous les livres « étrangers », donc le best-seller américain et un recueil de poésie acadien qu’un de mes membres met sur le marché. Je vous avouerai que quand certains auteurs retrouvent leur livre dans la section « littérature étrangère » des librairies québécoises, ils ont les orteils qui frisent.
Je pense par contre que l’édition franco-canadienne se professionnalise de plus en plus et améliore son positionnement. Mais nous restons un petit joueur (comme peut l’être le Québec sur le marché français).
Est-elle en bonne santé et quel développement connaît-elle ?
C’est une édition qui est jeune. La doyenne de nos maisons d’éditions, Prise de parole, aura 40 ans en 2013. C’est une littérature qui s’est beaucoup construite sur la dramaturgie et la poésie et qui ne cesse de se diversifier. Les éditeurs publient maintenant des essais, des romans, des livres pour enfants et adolescents qui tentent à la fois de s’inscrire dans la modernité et d’être des reflets des différentes identités francophones des différents coins du pays.
Notre catalogue compte aujourd’hui plus de 2000 titres (on peut consulter le catalogue au http://avoslivres.ca ) et nous sommes très actifs en numérisation pour nous assurer de ne pas manquer ce virage.
C’est bien entendu un écosystème fragile. Plusieurs librairies francophones ont fermé dans les dernières années : chaque fois c’est une mauvaise nouvelle. Il n’y a plus de librairie francophone à Toronto, ni à Vancouver. L’une des deux librairies de Sudbury a aussi fermé à l’automne. Même chose pour les salons du livre et les festivals littéraires qui sont très fragiles et qui doivent absolument être consolidés pour la vitalité des communautés.
Quels sont notamment les relations établies avec le marché français ? Avez-vous des contacts et comment la littérature francophone non québécoise est-elle accueillie ?
Notre Regroupement revoit présentement l’ensemble de sa stratégie internationale. Nos livres sont disponibles en France à travers la Librairie du Québec à Paris et nous sommes présents dans le stand de Québec Édition dans certains événements comme à Paris ou à Bruxelles. Mais il est évident qu’il est très difficile de se positionner sur le marché français, d’autant plus que plusieurs personnes ignorent qu’il y a des communautés francophones à l’extérieur du Québec et notre spécificité est difficile à mettre en lumière.
Dans le cadre de notre nouvelle stratégie, nous souhaitons nous tourner vers des événements qui se déroulent en province et tenter d’établir des dialogues avec des éditeurs qui travaillent dans une position géographique excentrée par rapport au centre parisien. Je suis toujours disponible pour établir un dialogue avec des partenaires éventuels.
La littérature québécoise vous paraît-elle avoir bien évolué de son côté ?
Je crois que la littérature québécoise est en santé. On fêtait cette année les 40 ans de l’organisme Communication Jeunesse, ce qui nous a permis de constater le développement substantiel de la littérature jeunesse pendant cette période. Dans les dernières années, l’édition québécoise a aussi vu naître et se développer des maisons d’édition très dynamiques qui se positionnent bien dans le milieu. J’ajouterais qu’une jeune génération d’auteurs me semble très prometteuse.
Mais la difficulté, on en revient aux médias, c’est que le milieu a beau être diversifié et stimulant, tout le monde parle des mêmes livres ou des mêmes phénomènes littéraires. Quand on est dans le milieu, on s’en rend moins compte parce qu’il nous semble que des gens comme Jean-Simon DesRochers, Samuel Archibald, Sophie Bienvenu ou même Perrine Leblanc ont une bonne presse. La vérité c’est que cette presse a peu d’impact sur le public. Si on faisait un vox pop, bien peu de gens ont entendu parler de ces auteurs.
Je suppose que ce ne serait pas si grave si les médias pensaient qu’une partie de leur mandat est aussi de s’adresser à une plus petite frange de la société. Mais comme je le disais plus tôt, on cherche de plus en plus le dénominateur commun et le dénominateur commun ne sera sans doute jamais une littérature en émergence. Ça commence à ressembler à un cercle vicieux et je crains que le peu d’espace qui reste passe au couperet.
Comment voyez-vous le Québec dans 20 ans ? Le Canada dans 20 ans ?
Aïe! Je ne suis pas très douée pour les exercices de prédiction. On me demande généralement où je me vois dans 20 ans et j’ai le vertige. Alors, le Québec, le Canada… vous imaginez? D’autant plus que la population me semble tellement volatile ces dernières années que j’ai du mal à analyser quels seraient les mouvements profonds qui animent la population.
Une chose que je dirais, c’est que je ne crois pas que quelques années d’un gouvernement rétrograde nous fera perdre toutes nos avancées. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas combattre, mais bien qu’il faut garder confiance. Je le disais plus tôt, l’édition a bondi en 40 ans au Québec et au Canada. Ces institutions ne se démantèleront pas complètement en quelques années, même s’il y avait des coupures.
Je reste quelqu’un de positif. Je pense que sur le long terme, on avance en matière de droits, d’ouverture et de liberté.
Comme je le disais plus tôt, ce qui m’inquiète, c’est la légitimité d’un certain discours populiste qui a toujours existé mais qui n’était pas autant endossé par des élites politiques, économiques et médiatiques. Dans un texte où je comparais le rapport de la France et celui du Québec sur la valorisation de la vie intellectuelle, j’expliquais qu’il ne s’agit pas de dire que tout le monde en France est un intellectuel. Ce serait absurde. La différence que j’ai sentie dans les mois où j’ai vécu en France, c’est que personne ne va s’étonner qu’un politicien ou un journaliste maîtrise une culture qui n’est pas maîtrisée par le « grand public ». De la même façon, on s’étonne moins en Frane qu’un critique n’ait pas les mêmes goûts que la majorité populaire.
De plus en plus, au Québec comme au Canada, un discours qui valorise le plus petit dénominateur commun est défendu et promu. Ça, ça m’inquiète.
J’ose espérer que dans 20 ans, un mouvement de balancier nous aura sorti les pieds de ce marécage. Mais je n’en sais vraiment rien et j’ai tendance à ne pas trop m’exciter ou me déprimer pour des événements d’actualité. Ce qui m’intéresse, ce sont les mouvements de longue haleine. Et pour ça, il faut être patient. Et observer.
> Le blog de Catherine Voyer-Léger
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