Après plusieurs bandes dessinées à sujets féminins comme La Bd des Filles ou Une demi douzaine d’Elles, elle s’est penchée sur ces personnages singuliers et souvent bien trempés que sont les écrivains. Les Plumes narre l’amitié de quatre auteurs: le maladif et cultivé Malard, l’insatisfait et bouillonnant d’idées Inscht, le cynique et râleur Greul et le Don Juan Alpodraco. Au Bar des Amis, ils refont le monde, tentent de se consoler, se disputent parfois, font éclore des dizaines de personnages tant et si bien que le patron du troquet parisien les trouve un peu envahissants! Un portrait tout en finesse et en humour d’êtres de chair et d’os qui jalousent souvent la vie facile des êtres de papier dont ils sont les démiurges….
Comment a germé l’idée de ces Plumes?
Il se trouve que j’avais pas mal d’amis dans la partie et du coup l’opportunité de m’en inspirer et surtout je trouve que les écrivains sont des caractères intéressants à étudier : ce sont des gens entiers qui vendent un peu d’eux-mêmes en quelque sorte, de leur intérieur. Ce sont des personnalités souvent assez fortes et qui sont donc assez amusantes à utiliser en tant que personnages. Et puis dans mes scénarios précédents, il y avait déjà aussi pas mal de questionnements, souvent sur la vie quotidienne – je ne suis pas du genre à faire de l’aventure ou du gag rapide! Aussi, utiliser des écrivains qui ont l’habitude de questionner autant le monde qu’eux- mêmes, cela permettait une forme de mise en abîme avec des personnages qui se questionnaient dans leur vie mais en sachant déjà qu’ils se questionnaient puisque c’est le propre de leur métier.
Malard, Inscht, Alpodraco, Greul…vous ont été inspirés par des figures connues de la littérature ou, au contraire, avez- vous voulu éviter ce genre de comparaison?
D’abord ça ne nous intéressait pas particulièrement, François Ayroles et moi-même, de parler de gens qui existaient vraiment; je me suis inspirée de gens que je connaissais, non pas pour définir un personnage mais plutôt pour les événements et les anecdotes. Ensuite j’ai voulu leur donner une personnalité bien particulière à chacun: il y a le grand écrivain intellectuel, celui qui a un tempérament plus chaud et plus insatisfait. Ce sont des caractères que j’ai créés moi-même plutôt que des personnalités. Pour le dessin, la démarche de François a été sensiblement la même.
Appartenant à ce milieu-là, avez-vous conçu ce scénario avec des morceaux de vous aussi ? Le fait d’utiliser essentiellement des protagonistes masculins a-t-il été une volonté de mettre une distanciation entre ces personnages et vous-même?
J’avais travaillé avant sur des scénarios avec des personnages uniquement féminins et j’avais envie de changer et de ne pas être cataloguée dans le trop « féminin ». De plus, il me semble qu’il y a plus de mystère féminin chez les hommes que de mystère masculin chez les femmes. C’est le sentiment en tous cas que j’ai – et peut-être que je me trompe complètement- et disons que mettre en scène tous ces personnages masculins permet d’avoir parfois un côté à la limite de la misogynie qui est assez marrant à créer quand on est une femme et davantage encore quand on a utilisé beaucoup de personnages féminins avant! Quand on se met dans la situation de quatre hommes entre eux, on a une vision distanciée par rapport aux femmes, forcément. Après, oui, il y a , dans cette histoire, des anecdotes qui me sont arrivées et qui marche très bien aussi dans la peau d’un homme. Même si je ne suis pas écrivain et que, dans le scénario, on n’est pas aussi autant exposé, à des luttes d’ego par exemple, et on n’a pas exactement les mêmes questionnements que les écrivains.
Vous évoquez, avec un humour parfois féroce, les acteurs-clé du monde du Livre: auteurs (forcément) mais aussi éditeurs, attachées de presse, journalistes… Et l’on voit notamment certains de vos protagonistes revenir déboussolés de réunions éditoriales, commerciales…
Les écrivains sont des gens qui, foncièrement, travaillent tout seuls et sont assez isolés à part quelques célébrités. Quand on les sort de cet univers-là qui est leur univers naturel et qu’on les met sur un plateau de télé ou dans une réunion de représentants où ils sont directement confrontés au monde du commerce et de leur propre commercialisation, ça fait un choc et ça les déstabilise… ce qui est évidemment intéressant pour moi à travailler en tant que personnage, de la même façon que lorsque je les imagine dans un mariage ou un anniversaire où ils se retrouvent complètement en décalage avec les autres convives…
Il est question, dans le second volet des Plumes, d’une interview de Greul qui n’arrive pas à trouver les bons mots à la radio et lors de laquelle la journaliste, dès qu’il quitte l’antenne, se met à critiquer le roman alors qu’elle en faisait la promotion juste avant…Est-ce une situation réelle ou un cauchemar d’écrivain?
Il se trouve que ça a été une situation réelle mais il suffit que vous en ayez entendu parler pour que ça devienne un cauchemar! L’écrivain est très attaché à la publication et prêt à mille compromis pour l’être, après ce qu’on fait et ce qu’on dit de son livre, il y est attaché mais il ne veut pas forcément le montrer et ça lui échappe complètement. Il y a des écrivains très mal à l’aise face au succès et parfois un de leurs livres marche soudainement et ils se retrouvent face à une presse grand public dont ils n’ont pas l’habitude, d’autres espèrent le succès mais ne l’ont pas et vont le reprocher à l’éditur, à l’attaché de presse, au journaliste… Oui, il y a des situations réelles dans ce scénario que j’ai tirées jusqu’au cauchemar.
Chaque interview pour un écrivain est- elle vraiment une source d’angoisse? Le paradoxe de l’écrivain est -il de ne justement pas avoir la répartie facile?Il y a quelques écrivains stars qui sont aussi bons à l’oral qu’à l’écrit, certains sont même saignants car ils ont l’habitude des plateaux – car tous les écrivains ne vivent pas de leurs plumes, c’est un fait- beaucoup chroniquent à la radio, sont journalistes ou enseignants et n’ont pas forcément de problèmes à l’oral, même s’il s’agit d’autre chose lorsque l’on parle de son propre travail. Pourtant beaucoup sont embarrassés vis à vis de l’oral et de la répartie parce que l’écrivain ou le scénariste ont tendance à trouver la bonne répartie douze heures plus tard après gestation.
On sent la volonté de ne pas basculer dans la caricature…
Le but était d’utiliser le potentiel de personnages des écrivains. Je me sers d’ailleurs de cela pour faire quelques exercices de langage et de style. Dans le tome 2, ces quatre écrivains parlent de l’hypothèse d’être transformés en personnages et évoquent combien ce serait confortable pour eux. Je pense qu’il y a ce fantasme chez l’auteur de se dire « ce que c’est chouette d’être un personnage! » parce qu’il joue lui-même avec des personnages et qu’il a cette conscience-là. C’est plus facile des fois de se dire qu’on pourrait être comme une marionnette et qu’on vous tire simplement vos fils. L’écrivain est souvent habité par ses personnages; d’ailleurs, on a fait une scène là-dessus, dans le tome 2, dans laquelle Malard, lorsqu’il écrit, est envahi par ses personnages, par ses amis et tout ça se mélange. C’était ce potentiel-là qui nous intéressait et donc la caricature n’est pas de mise puisqu’il s’agit d’abord d’une histoire d’amitié et de choses qui ne sont pas particulièrement liées au fait d’être écrivain – même en ce qui concerne les mondanités !- on y évoque le regard des autres sur son activité, la compétition sociale, la concurrence, les problèmes de postérité, la peur de mourir, l’envie de tout plaquer, la peur d’être oublié, les difficultés sentimentales.. Ils ont une vie assez normale, ils sont juste un peu spécialisés dans un type de questionnement et de relations au personnage et au fait d’être un personnage, ce qui est très amusant puisqu’on transforme en personnages des gens qui ont conscience qu’ils pourraient être des personnages et qui en l’occurrence en sont! Cette mise en abîme est drôle même si le lecteur ne voit pas tout forcément à la première lecture.
Ce bar des amis, troquet parisien parmi d’autres, est lui aussi un des protagonistes essentiels de l’histoire…tout écrivain a-t-il son petit lieu où se poser?
Je ne pense pas mais c’est vrai que c’est un peu statique de parler d’écrivains en soi; avoir un lieu auquel ils étaient attachés, où ils se retrouvaient et dans lequel le lecteur pouvait se raccrocher aussi, ça permettait des rencontres et d’ailleurs, à la fin du tome 1, un d’entre eux rachète le bar tellement ils sont déstabilisés par la possibilité que le Bar des Amis ferme définitivement. Ce lieu devient un personnage; dedans il y a des serveurs qui changent et cela permet de donner de la matière au scénario…
Ces quatre écrivains jouent avec les mots, instaurent des concours d’oxymores, d’adjectifs…un moment jouissif à concocter pour l’auteur que vous êtes j’imagine?
Dans la mesure où l’on parlait d’écrivains, autant essayer de saisir le challenge pour être un peu écrivain soi- même et faire des jeux d’écriture et de mise en scène. On a imaginé un concours d’épithètes dans le premier, de verbes dans le second et puis il y a aussi des petites contraintes que l’on s’est donné puisque l’on fait tous les deux partie de l’Ouvroir de Bande Dessinée Potentiel qui est une sorte de dérivé de l’Ouvroir de Littérature Potentielle et par exemple, il y a la nouvelle petite copine de l’un d’entre eux qui ne s’exprime qu’avec des aphorismes.C’était une sorte de challenge et ce n’était pas évident de faire une histoire où un personnage ne dit que des généralités et que ça colle à l’histoire quand même. C’est un clin d’oeil au lecteur et l’on espère que le lecteur s’amuse à les lire aussi.
Il y a notamment une scène amusante lors d’un goûter d’anniversaire où les enfants de ces écrivains s’expriment avec un langage extrêmement élégant et semblent sensibilisés eux-mêmes à l’écriture…
-C’était encore un exercice de style pour moi mais il est vrai que souvent les écrivains sont très impressionnés par certains mots des enfants qui, sans chercher, peuvent trouver des tournures très simples, très efficaces et parfois même assez brillantes. Il y a ce contexte donc de fascination possible de l’écrivain pour les enfants et là j’en ai fait un jeu puisque les propos des enfants parodient un Proust, un Mesnil etc…
Suite au tome 1, quels retours des lecteurs? Quels types de lecteurs sont spécifiquement touchés par ces Plumes? Tous ceux qui écrivent, et ,comme le disent les écrivains de votre histoire, finalement il y en a de plus en plus?
La velléité d’écrire en France est énorme. On dit que tout le monde en France a un manuscrit dans sa tête ou dans un tiroir et je suis très fière d’être dans un pays où tous les gens ont envie d’écrire, même quand ils écrivent mal. Il faut se réjouir d’avoir cette fibre-là chez nous, même si je peux comprendre que pour les éditeurs, c’est fatigant de recevoir des milliers de manuscrits qui leur tombent des mains. Du point de vue du pays, cela montre que les gens respectent énormément la littérature, sont encore à même de lire beaucoup…même s’il y a surproduction, c’est quand même mieux que la pauvreté intellectuelle. Je n’ai pas l’impression cependant qu’il faille que le lecteur soit particulièrement intéressé par la littérature ou les écrivains pour apprécier le livre. Même chez les écrivains, il y en a qui ont aimé et d’autres bien moins et certains ne s’y reconnaissent pas du tout. C’est avant tout l’histoire de quatre copains un peu sarcastiques et c’est un sujet universel qui peut intéresser n’importe qui.
L’écrivain qui est souvent imaginé comme quelqu’un de solitaire est ici souvent poussé par l’envie d’être avec ses trois autres compagnons…
Chez l’écrivain comme chez les autres, il y a une dose de solitude que l’on peut tolérer et on ne peut aller au delà. L’écrivain a souvent des enfants, une femme, une famille, parfois même une vie très pépère, très stable. Après il y a des écrivains à la vie dissolue évidemment…mais pour tous, il y a nécessité de « sociabilisation », d’abord parce que l’écrivain a besoin d’informations, tout ne lui vient pas de l’intérieur, il faut vivre pour écrire. Certains voyagent beaucoup…. et puis, dès qu’il est publié, l’écrivain a un minimum d’obligation sociale, il doit participer aux signatures et être en représentation et je pense qu’il a envie de cela aussi sinon il ne publierait pas; un écrivain c’est tout de même quelqu’un qui se propose à la vente.
Au début du tome 2, deux pages contenant des définitions-citations sur le métier d’écrivain. Si vous deviez en choisir, laquelle serait-ce?
C’est difficile parce que je n’en ai pas mise une seule que je n’aime pas. Il y en a que j’ai un peu trafiquées pour ce que ce soit parfois plus efficace ( les auteurs ne m’en voudront pas…(sourire). C’est conçu pour être lues les unes après les autres. Vous savez, tellement de choses ont été dites sur les écrivains que l’on finit par avoir tout dit! Il y a beaucoup de citations qui m’ont amusée et notamment celles qui commencent par » il y a deux sortes… ceux qui font ci et ceux qui font ça ». Exemple: « Il y a deux sortes d’écrivains: ceux qui le sont et ceux qui ne le sont pas » qui soulève énormément de questions diverses « Est-ce que je suis un écrivain? » » Est-ce que je suis un bon écrivain? » ou « Est ce que je suis un grand écrivain? » parce qu’assurément, après la qualité d’écrivain, il y a toujours l’adjectif qui va avec… J’aime assez bien la première citation qui est mignonne: « L’écrivain écrit pour pouvoir lire ce qu’il ne savait pas qu’il allait écrire ». C’est assez représentatif et je m’y retrouve aussi même si je ne suis pas écrivain mais scénariste. L’écrivain peut se surprendre et c’est aussi avant tout un lecteur- il n’y a que très rarement des écrivains qui ne lisent pas.
Si vous deviez ressembler à un de ces quatre personnages principaux, lequel serait-ce?
Ce ne serait pas vraiment possible. Je me divise un peu dans tous. En plus, je n’exerce pas le même métier. Le scénariste développe moins son propre univers et sa prose. Il ne se pose des questions comme eux mais il est plus fasciné par les idées que par son propre potentiel à développer un univers. Souvent le scénariste trace plusieurs sillons, ce qui est moins le cas chez les écrivains puisqu’on leur demande aussi d’être plus entiers et de ne pas déstabiliser leurs lecteurs à chaque livre. Un scénariste a l’habitude d’être plus polymorphe, me semble-t-il.
Pour quel écrivain, dernièrement, avez- vous eu un coup de coeur?
Ce sont plutôt les écrivains morts que je lis et il y en a tellement de fabuleux que l’on n’a pas assez de temps dans la vie pour tous les avoir lus! J’ai découvert Robert Walser assez tardivement que j’aime bien et un qui m’a fasciné -qui m’a été conseillé par une amie qui s’appelle Eva Almassy et qui fait partie de la bande Des papous dans la tête-, c’est Hans Henny Jahnn.
Enfin quels projets en cours?
La parution du tome 2 des Plumes 2 bien sûr. Et puis d’autres projets , oui, car en tant que scénariste, on est obligé d’écrire des scénarios deux ou trois ans à l’avance le temps que ce soit dessiné, coloré, imprimé. Je travaille sur un petit format avec Fanny Dalle Rive: ce sont des histoires en huit cases qui traitent de situations sexuelles comiques, de choses qui ne tournent pas très bien au lit.