Ariane Bois : le monde d’Hannah par amour, pour mémoire
Par Laurence Biava – bscnews.fr / Ariane Bois, grand reporter, spécialisée en sujets de société au sein du groupe Marie-Claire et critique littéraire au magazine Avantages, a reçu un accueil unanime, l’hiver dernier, à l’occasion de son premier roman «Et le jour pour eux sera comme la nuit » publié chez Ramsay. Adoubé par de nombreux prix, cet opus est actuellement en cours d’adaptation pour la télévision.
Ce second roman « Le monde d’Hannah », paru en octobre dernier, est dédié, entre autres, à la mère de l’auteur (Hannah), dont le père et deux autres parents (très) proches ont disparu dans les camps de concentration. Haim, le père d’Hannah, fut déporté par le convoi 68, le 10 février 1944 au départ de Drancy, cette « antichambre de la mort ». L’histoire : la jeune héroine Hannah a 9 ans, et est originaire de Turquie. Elle vit en famille dans le Petit Istanbul, dans le XIème arrdt parisien, parmi une communauté judéo espagnole. Elle fait la connaissance dans la rue, de Suzon, du même âge, dont elle s’éprend de manière immédiate et inconditionnelle, avec laquelle elle partage la même école, les mêmes cours de danse, les mêmes facéties. Dans un pays miné par la guerre, en 1939, elles découvrent l’amitié et sa grâce. C’est une amitié tenace et remuante faite d’innocence, d’insouciance, de résistance aussi, loin du monde des adultes. Et pourtant. Pourtant, le danger rôde. En 1939 et durant les saisons qui vont suivre, Hannah entend parler d’arrestations de juifs, de port d’étoile jaune, de statut de juifs, de lois de Vichy, d’arrestations de juifs étrangers, on découvre l’antisémitisme, le plus ontologique des crimes *. Des adultes partent vers des villes inconnues, « Pithiviers », « Beaune la Rolande », « Drancy », des adultes qu’on ne voit pas revenir. Paris change et se transforme en ville occupée. La vie semble réduite, l’existence devient étroite, étrange comme l’invisibilité, les quartiers se figent, on prend peur, on se planque. « On dit que les allemands vont tuer tout le monde…Hannah avait tout entendu. L’exode. Tous ou presque fuyaient l’occupant. Mais où pouvaient elles se réfugier ?… », p 83, « On n’est pas des animaux, s’emporta Cécile (la mère d’Hannah), ni des bêtes à marquer au fer rouge. Dis mo,i Haim, qu’on ne la portera pas cette étoile », et puis, p 100, « Les hommes, les femmes, les enfants, les malades, comme les vieux, tous étrangers ou apatrides, allaient être parqués dans le XVème arrondissement, au Vélodrome d’hiver, – le Vel d’hiv, comme disaient Suzon et son père, avec des étoiles dans les yeux, tant on s’y amusait en de glorieux combats sportifs. Là-bas, ils attendaient sans eau ni nourriture, dans des conditions d’hygiène épouvantable. Des femmes avaient du accoucher à même le sol. Près de 15000 personnes avaient été arrêtées au cours de ces deux jours et ceux qui avaient pu échapper aux rafles erraient maintenant dans le quartier, certaines en pyjama, sans oser rentrer chez eux.
p 118, « il faut se plier aux lois de Vichy si on ne veut pas recevoir la visite de la police, être interrogé ou emprisonné.. »
Le monde d’Hannah ? C’est un monde qui change, mouvant, de clair il s’obscurcit, il faut supporter la séparation d’avec ses grands-parents, amenés à Drancy…L’ennemi s’installe, terrorise.. Des manifestations antisémites s’organisent où l’on entend « les juifs, au crématoire ». Le monde d’Hannah se rétrécit, se calfeutre quand la France s’enfonce dans la haine la plus expiatoire. La guerre organise les ruptures. On parle de plus en plus de rafles, d’ « humiliations, de déportations, l’apathie d’une population civile occupée à se chauffer, à chercher à manger… ». A tout moment, les expulsions et les interdictions menacent. Hannah découvre les alertes, le marché noir, l’exclusion, les expropriations, les menaces et en fait les frais. Le quotidien est une lutte constante pour sa survie. Les écoles sont désertées. « Les épreuves à traverser, semblent interminables », murmure t-elle.
Après l’engagement volontaire de son père contre les Allemands, Hannah est bientôt contrainte de fuir dans une pension catholique en Normandie, puis, après la succession des rafles à Paris, de rejoindre Istanbul en train, avec sa mère… grâce à la nationalité turque de son père. Il est vrai que le consulat a mis au point un réseau pour évacuer ses ressortissants. Mais Haim.. : « un jour de printemps, revint du consulat général de Turquie, livide….Son ami du consulat avait confirmé les rumeurs alarmantes qui bruissaient dans la communauté judéo-turque. Le consulat, poussé à bout, par les nazis, était incapable d’assurer la sécurité de ses ressortissants juifs…Mais maintenant, les Allemands exigeaient immédiatement leur part de chair humaine. Les nouvelles venues de l’Est avaient un goût de sang. On parlait de ghettos vidés, d’enfants assassinés, de fosses, de balles dans la nuque. Tout le monde pouvait être arrêté, déporté, séparé des siens. Il fallait fuir, les bourreaux gagnaient du terrain ».
Hannah et Suzon grandissent, puisent de la force l’une dans l’autre, restent inséparables, tout en suivant des trajectoires différentes. À leur retour à Paris, en 1945, c’est un nouveau déchirement. Le père d’Hannah et ses grands-parents ont bel et bien disparu… Tout le quartier est décimé. Hannah veut croire que son père a échappé à la déportation. Eclairée, érudite, Hannah choisit de faire des études de journalisme et engagée à France Soir, elle devient l’une des premières femmes grands reporters et sillonne le monde. Elle vit l’âge d’or de la presse, la naissance des grands journaux, France Soir, Elle, Paris Match. et rencontre Robert, « un géant aux yeux bleus ». Hannah, au contraire de Suzon qui ne songe qu’à la distraire, -celle-ci y parvient avec une certaine légèreté -, se réfugie dans Mauriac, Colette, Gide, Sartre et lit avec passion les Réflexions sur la question juive**, où il convient de s’arrêter quelques instants. Nous sommes au cœur du livre d’Ariane Bois Rappelons qu’au lendemain de la guerre, J.-P. Sartre est à l’apogée de sa gloire. Il est la conscience morale de la gauche. En écrivant ce livre contre l’antisémitisme, il entend relever ce qui lui semble être le défi moral de son temps. Qu’est-ce qui fait le Juif ?, s’interroge-t-il. Après avoir réfuté les définitions du Juif par la race, mais aussi par la religion, avec laquelle il n’a plus » qu’un rapport de cérémonie et de politesse « , il en arrive à la conclusion que le Juif n’est juif qu’à travers le regard de l’autre : » Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour juif. » Le Juif ne serait donc que le produit de l’imagination de l’antisémite. Brillamment menée, la démonstration a séduit plusieurs générations d’étudiants et d’intellectuels. Mais, avec le temps, hélas, même, s’il a perdu de sa force, Réflexions sur la question juive restera dès l’automne 1946, le livre que l’on cite le plus souvent pour en souligner les limites. Le chapitre introductif a déjà été publié dans le n° 3 (décembre 1945) des Temps modernes sous le titre « Portrait de l’antisémite ». Cet essai n’est cependant pas une réflexion sur le génocide en tant que tel. Son intérêt est bien plutôt dans le portrait qu’il donne de l’antisémite, celui qui fait le choix de la haine et de la médiocrité plutôt que de la raison, et dans la thèse, controversée, selon laquelle le Juif est une création de l’antisémite : « Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif ; voilà la vérité simple d’où il faut partir : c’est l’antisémite qui fait le Juif ». Enfin, Sartre souligne (à la page 86, « Réflexion sur la question juive ») le silence dont est entouré le retour des déportés juifs rescapés des camps : « … les journaux consacrent des colonnes entières aux prisonniers de guerre, aux déportés. Va-t-on parler des Juifs ? Va-t-on saluer le retour des rescapés, va-t-on donner une pensée à ceux qui sont morts dans les chambres à gaz de Lublin ? Pas un mot. Pas une ligne dans les quotidiens […]. Pendant quatre ans, la société française a vécu sans eux, il convient de ne pas trop signaler leur réapparition. » Cela aussi, Ariane Bois l’écrit noir sur blanc à la fin de son livre.
Et puis Hannah est hantée par les fantômes du passé, s’interroge, elle va mal. « Le poids du passé, telle une gigantesque gifle…»« Et l’avènement de ce monde libre dont on se gargarisait la laissait froide. Elle n’oubliait pas que cette France si civilisée avait laissé partir 73000 vies en fumée, dont trois qu’elle chérissait. Et rien, ni tombe, ni dépouille, ce mot qui lui évoquait toujours des loups écorchés….Et pour elle, ce mythe gaulliste, cette farce macabre, ressemblait à une tache originelle qu’elle cherchait à à exorciser par des voyages sans fin, du travail à foison. »
A son retour, à Paris, elle parvient à faire résilience : « Peu à peu, elle descendit vers la Seine, Depuis Istanbul et le Bosphore, la coulée de l’eau satinée l’attirait. Ses pas la conduisaient vers une venelle, la rue Geoffroy- l’Asnier. Un écriteau discret signalait le Mémorial du martyr juif inconnu et le Centre de documentation juive contemporaine. Elle ignorait qu’un tel endroit, qui abritait les cendres du ghetto de Varsovie et des camps d’extermination pouvait exister en plein cœur de sa ville. Personne ne lui en avait jamais parlé, même dans le quartier Popincourt. Pourtant, comme elle pouvait le lire, sur un prospectus à l’entrée, le centre avait été créé en 1943, à Grenoble, pour rassembler des preuves, témoigner de ce qui s’était passé, et déjà demander justice.
D’une sensibilité et d’une sobriété poignantes, ce roman d’une grande beauté, d’une grande pureté, représente un immense témoignage historique. Il nous renseigne sur la force inouïe que les « survivants » durent trouver en eux pour se reconstruire et surmonter l’absence des disparus. Il nous assène que la bête immonde existe, que les trahisons existent, que la peur existe, qu’il faut avoir beaucoup de force et de foi pour surmonter « des silences qui paraissent des hurlements ».. Astral, il nous parle aussi et immensément d’humanité et d’universalisme. De la puissance miraculeuse des amitiés qui traversent le temps, en dépit de ces retors, de ses miasmes, et qui résonnent comme une gloire naissante. Ici, sans doute en raison de l’environnement particulier et de l’atmosphère du livre, l’amitié entre ces deux enfants apparaît sous la forme d’une relation très complexe et curieuse, qui ne repose sur aucun contrat mais seulement sur des sentiments partagés. Ce sont des amitiés féminines, plus émotionnelles, plus explosives et moins linéaires que chez les hommes. Durant la Seconde Guerre mondiale, cette amitié intense de deux enfants, résiste donc, finalement, à ce secret impensable qui finira un temps, par les séparer. Pourquoi ? Parce que les femmes décrivent leurs sentiments dans le détail. C’est une dialectique ouverte, libre, non hiérarchisée, qui engendre de nouvelles idées et une compréhension réciproque non dénuée d’éléments créateurs. Grâce à cette force irrésistible, en dépit des trajectoires différentes qu’elles auront empruntées, le destin permettra à Suzon et Hannah de se retrouver en mai 1968.
Enfin, il me semble que cet opus nous renseigne parfaitement sur le rôle de la Turquie dans le sauvetage des Juifs pendant la Shoah. L’auteur met en lumière les succès obtenus par la diplomatie turque en France (ce fut le cas aussi en Grèce), succès qui ont permis de sauver la vie de milliers de Juifs. Principalement en France, il y avait beaucoup de juifs d’origine turque qui ont perdu leur citoyenneté dans les premières années de la République avec les nouvelles lois sur la citoyenneté. Outre ces juifs, d’autres reçurent des passeports et des certificats de nationalité par les diplomates turcs, qui, ce faisant, mirent parfois en danger leur propre vie. L’intervention diplomatique turque afin d’empêcher l’application des lois antijuives comme la mise sous scellés d’appartements ou de la mise sous séquestre des entreprises, a été réussie dans la plupart des cas.***
* Vladimir Jankélévitch – « l’Imprescriptible » ** Jean-Paul Sartre – Réflexions sur la question juive ***, Stanford Jay Shaw, Turkey and the Holocaust. Turkey’s Role in Rescuing Turkish and european Jewry from Nazi Persecution, 1933-1945, Londres/New York, MacMillan Press/New York University Press, 1993..
Se procurer l’ouvrage d’Ariane Bois en cliquant ici